Philippe Jottard

Syrie : « Il est trop commode de dénoncer uniquement la ‘monstruosité’ de Bachar el-Assad ou la barbarie de l’EI »

Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

La crise des réfugiés et la guerre en Syrie sont étroitement liées. L’actuel afflux des réfugiés par les Balkans est en bonne partie la conséquence du conflit en Syrie. Ainsi, les Syriens constitueraient près de 40% d’entre ceux qui empruntent cette route.

Selon le Haut-Commissariat des Nations-Unies (HCR), les Syriens constituent la population de réfugiés au monde la plus importante. Si leur sort préoccupe les Européens, la possibilité d’une dégradation de la situation sur place, notamment celle des déplacés internes, attire beaucoup moins l’attention. Même si la chute du régime syrien est improbable à court et moyen terme, une progression spectaculaire des jihadistes menaçant les zones gouvernementales où se sont réinstallés les déplacés, pourrait pousser une partie de ceux-ci sur les routes de l’exil, compliquant encore davantage l’accueil des réfugiés en Europe. En effet, outre les victimes et les destructions, une autre conséquence de la guerre en Syrie est la montée des groupes radicaux et du terrorisme qui frappe tant la région que l’Europe. Aujourd’hui, les salafistes-jihadistes, pas seulement l’Etat islamique (EI), mais aussi, ce que l’on ne souligne pas assez, une coalition d’islamistes radicaux dont la branche syrienne d’Al-Qaïda est le fer de lance, dominent l’opposition armée en Syrie, rendant plus chimérique que jamais l’apparition d’une alternative sous la forme de groupes rebelles modérés. Les tentatives des Occidentaux dans ce sens se sont soldées par des échecs répétés. Les milices salafistes sont apparues au début du conflit.

On compte quatre à cinq millions de réfugiés installés dans les pays limitrophes de la Syrie. Ceux d’entre eux qui prennent la route de l’Europe proviennent pour une part, mais pas seulement de Turquie après qu’ils aient été chassés de chez eux par les combats. L’opposition en rend responsable les bombardements aériens menés par l’armée sur les zones rebelles alors que selon Bachar el-Assad les Occidentaux sont seuls responsables de la crise des migrants en raison de leur soutien au « terrorisme ». Quant aux déplacés internes qui constituent la moitié de la population restée au pays (soit huit millions et demi de déplacés), ils se sont réfugiés dans les zones gouvernementales devant l’avance des groupes rebelles. Ceci n’en fait pas nécessairement des partisans de Bachar-El-Assad, mais à choisir ils préfèrent la sécurité fournie par l’armée régulière. Environ 60% de la population totale se trouvent encore dans les territoires sous contrôle du régime. Les revers récents subis par les forces loyalistes affaiblies par plus de quatre ans de guerre en dépit de l’aide fournie par leurs alliés russe, iranien, chiites irakiens et libanais font craindre non pas leur effondrement, mais que des avancées majeures des rebelles terrifient la population et lancent une partie de celle-ci sur les routes de l’exil. Les populations les plus exposées sont bien sûr les minorités, mais pas uniquement. Outre les Kurdes – ils n’ont pas pris parti pour la rébellion -, sont particulièrement menacés les Alaouites qui mènent une lutte pour leur survie, les chrétiens, qui ne disposent ni d’un territoire, ni d’une milice propre, les Druzes et les autres Chiites, mais aussi les sunnites qui sont aux côtés du régime. Celui-ci tient encore une bonne partie de la « Syrie utile », soit un territoire qui va du Sud au Nord en passant par Damas, Homs, Lattaquié sur la côte. La ville d’Alep divisée entre zone gouvernementale et quartiers rebelles vit une situation infernale sous les bombardements et l’effet de pénuries de toutes sortes. La plus grande partie de sa population se trouve dans le secteur tenu par l’armée qui est encerclé à part un seul accès. La prise d’Alep par les rebelles aurait une grande valeur symbolique.

Dénoncer uniquement la « monstruosité » de Bachar el-Assad ou la barbarie de l’EI, quelle que soit leur responsabilité dans le drame, est un jugement réducteur trop sommaire et trop commode, car il permet d’occulter celle des autres acteurs intérieurs et extérieurs dans la tragédie syrienne et empêche de poser un diagnostic réaliste en vue de résoudre le conflit. Il importe aussi de dégager les leçons du drame en vue d’éviter la poursuite des massacres, la multiplication du nombre de réfugiés et la répétition de nos erreurs.

Les manifestations au début de la crise se sont muées rapidement en un soulèvement armé islamiste sous l’effet conjugué d’une répression croissante et de la militarisation de l’opposition grâce à l’aide fournie par les pays sunnites régionaux, Arabie, Qatar et Turquie. Plutôt que de rechercher à ce moment une solution politique en négociant avec la Russie, les Occidentaux ont attisé le conflit en appelant au renversement du régime. Leur espoir de voir celui-ci rapidement s’écrouler en faveur d’une révolution démocratique reposait sur une appréciation erronée des forces en présence, notamment leur refus de percevoir le danger représenté par la montée, puis la domination des islamistes radicaux dans l’opposition armée tandis que la militarisation du conflit et le fait que l’opposition en exil s’interdisait de dénoncer les attentats poussaient une partie importante de la population (et pas seulement les minorités) dans les bras du régime. Il faut rappeler que depuis Hafez el-Assad, celui-ci ne s’appuyait pas uniquement sur la seule répression, mais aussi sur la cooptation d’une large base sociale qui allait des minorités religieuses et des couches populaires à la bourgeoisie sunnite.

Comme en Irak et en Lybie, les partisans d’un changement de régime par la force n’ont pas voulu tenir compte de la fragilité et de la complexité de la société syrienne

Il faut reconnaître qu’en dépit des tares du régime – répression et corruption-, en Syrie, les différentes communautés ont coexisté plus ou moins pacifiquement sous la férule du parti Baas en dehors des années de plomb 1979-1982 marquées par l’insurrection des Frères musulmans et sa répression sanglante. Il y a lieu d’ajouter que sous Bachar el-Assad, la société a été déstabilisée: libéralisation économique qui a coupé le régime de sa base populaire rurale déjà affectée par une grave sécheresse, propagation de l’islam salafiste et absence d’une véritable ouverture politique, outre la répression des manifestations de 2011. Si l’Etat syrien est non-confessionnel, la société syrienne est marquée par le communautarisme religieux. Nos démocraties européennes sécularisées et apaisées ont oublié les affres des guerres de religion qui ont déchiré nos pays il y a quatre siècles. Il convient en effet de prendre du recul pour éviter à la manière des néo-conservateurs américains d’essayer d’imposer une démocratie « prêt-à-porter » par la force extérieure. Il n’est pas sûr cependant que les leçons de ces interventions occidentales désastreuses aient été pleinement apprises.

Les succès des jihadistes en Syrie comme en Irak, l’accord nucléaire avec l’Iran et la crise des réfugiés ont insufflé une nouvelle dynamique dans la recherche d’une solution politique. Toutefois les perspectives restent très sombres si un accord international entre les principaux protagonistes extérieurs n’est pas trouvé. Il a fallu l’émergence de l’EI et les attentats terroristes en Europe pour provoquer une prise de conscience tardive chez les Occidentaux de la menace jihadiste qui les amène désormais à donner la priorité à la lutte contre l’EI par rapport au renversement du régime de Damas. La crise migratoire qui pourrait encore s’amplifier rend aussi plus urgente que jamais la définition d’une stratégie efficace de sortie de crise. La confrontation avec le même ennemi pourrait enfin rassembler Occidentaux, Russes et Iraniens alors que les désaccords des premiers avec Téhéran et Moscou ont exacerbé la crise syrienne lorsque la spirale de violence a embrasé le pays. En revanche, la domination des salafistes-jihadistes dans la lutte armée créée un très sérieux obstacle sur la voie d’une pacification du pays. L’intransigeance de ces salafistes à l’égard de tout compromis avec le régime correspond à la position de l’Arabie, du Qatar et de la Turquie dont la priorité reste, grâce à leur appui à ces islamistes radicaux, le renversement de celui-ci. Il faut ajouter que ces derniers rejettent la coalition des opposants en exil qui ne dispose ni de relais solide sur le terrain militaire, ni d’une assise réelle dans la population. De ce fait, son éventuelle contribution à la pacification dans un gouvernement de transition est plus que douteuse.

Désormais les Occidentaux doivent faire preuve de réalisme pour s’extraire de l’impasse dans laquelle ils se sont placés. Ils admettent finalement qu’aucune transition n’est viable sans inclure non seulement l’administration syrienne, mais aussi des « éléments du régime », et même à titre transitoire Bachar el-Assad comme viennent de le reconnaître Londres et Washington. Après avoir pendant des années vilipendé le président syrien, ils reconnaissent qu’aujourd’hui la chute du régime serait catastrophique. Faut-il mettre ce revirement sur le compte de l’instrumentalisation du « terrorisme » par Bachar el-Assad et l’expliquer par le succès de son « chantage » comme l’expliquent ses adversaires ou par le refus occidental de percevoir le péril représenté par les milices salafistes et d’avoir misé sur une coalition d’exilés peu convaincante ? Outre l’EI, les autres groupes jihadistes aidés par les alliés régionaux des Etats-Unis représentent aussi une menace que seul un accord avec ces alliés permettra de circonscrire. Les Occidentaux devront aussi se prononcer sur l’inclusion de l’armée syrienne dans une large coalition internationale contre l’EI comme le proposent Russes et Iraniens. On sait à cet égard que la principale faiblesse de la coalition actuelle contre l’EI réside dans l’absence de troupes au sol et que les combattants kurdes si efficaces cantonnent leur action à leur zone de peuplement. Moscou et Téhéran qui ont pu se rendre incontournables dans tout règlement sur la Syrie, seront-ils disposés à sacrifier Bachar el-Assad comme le souhaitent les Occidentaux ou celui-ci fait-il partie de la solution ? Le président syrien qui reste un élément-clé du régime, est-il la clé de voûte indispensable à sa stabilité ou un obstacle au retour à la paix ? De toute manière, le dernier mot devra appartenir au peuple syrien quand il pourra se prononcer librement sur son avenir politique.

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