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Spoutnik, le vaccin russe, marque le retour de la recherche russe dans l’élite scientifique mondiale

Muriel Lefevre

Alors qu’il y a encore peu de temps le vaccin russe Spoutnik ne provoquait que des ricanements, l’Europe semble aujourd’hui s’y intéresser sérieusement. Voici l’histoire du vaccin russe et de ce que cela dit sur nos relations avec la Russie.

Spoutnik, le vaccin russe, n’est plus le vilain petit canard de la lutte contre la pandémie. Il vient de rejoindre la cour des grands par la magie d’une parution scientifique. Au point que de plus en plus d’états ravalent leur condescendance et envisagent sérieusement de l’utiliser pour leur campagne de vaccination. Initialement accueilli avec beaucoup scepticisme par la communauté scientifique internationale, le Spoutnik V serait en effet efficace à 91,6% contre les formes symptomatiques du Covid-19, selon les résultats du Lancet validés par des experts indépendants. C’est bien plus que le vaccin d’AstraZeneca (60% selon l’EMA), alors que tous deux sont basés sur la même technologie. Mais le vaccin russe se distingue de l’AstraZeneca par sa deuxième injection qui utilise un adénovirus différent de celui de la première. Selon les chercheurs russes, « cela pourrait aider à créer une réponse immunitaire plus puissante, tout en diminuant le risque que le système immunitaire développe (entre les deux injections) une résistance envers le vecteur initial », écrit encore The Lancet. Un autre avantage du vaccin russe est qu’il peut être conservé lyophilisé au réfrigérateur (bien qu’un stockage à -20°C soit préférable) alors que les vaccins américains doivent être conservés à l’état congelé (-20°C pour Moderna, -70°C pour Pfizer).

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Autant dire qu’en ces temps ou certains laboratoires occidentaux ne tiennent pas leurs promesses, de nombreux états regardent d’un oeil gourmand vers ce vaccin qui avait jusqu’à présent suscité plus de doutes que d’enthousiasme. Ou comme l’écrivent Ian Jones (de l’Université de Reading) et Polly Roy (de la London School of Hygiene & Tropical Medicine) : « cette étude est un coup de pouce pour le monde et une leçon pour l’Occident trop heureux de discréditer le travail russe. »

Rappelons que l’étude publiée par The Lancet est une analyse intermédiaire de la vaccination expérimentale de 22 000 volontaires russes et qu’elle répond aux mêmes exigences de qualité que, par exemple, l’étude qui a démontré l’efficacité du vaccin britanno-suédois AstraZeneca dans la même revue médicale. Les trois quarts d’entre eux ont reçu deux doses du vaccin expérimental, le quart restant deux doses d’un faux vaccin (placebo). Dans le groupe de vaccin, 16 sujets ont contracté le covid-19, dans le groupe placebo 62. L’étude ne donne aucune indication d’effets secondaires graves. Dans le groupe vacciné, 45 personnes ont été admises à l’hôpital pour des problèmes physiques, contre 23 dans le groupe placebo, mais aucune de leurs plaintes n’était attribuable à la vaccination, selon les chercheurs. Quatre sujets sont morts, trois dans le groupe de vaccination et un dans le groupe placebo (trois fois plus petit). Selon les chercheurs, ces décès n’étaient pas non plus le résultat de la vaccination. L’étude a été menée avant l’apparition des variants britannique et sud-africain et on ne peut donc pas tirer de conclusions sur son degré de protection contre ceux-ci.

Il n’en fallait pas plus pour que le vaccin russe ne semble plus si fou. D’autant plus que la Russie affirme qu’elle sera en mesure de fournir à l’Union européenne 50 millions de vaccins avant l’été. Mais d’ici à une vaccination effective avec le Spoutnik, le chemin est encore long.

Pas encore validé par l’Agence européenne des médicaments (EMA)

La Commission européenne a conclu six contrats avec des fabricants de vaccins anti-Covid et négocie avec deux autres, mais pas avec le producteur du vaccin russe, faute d’avoir eu accès à des données cliniques sur son efficacité. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est montrée ouverte mardi à un accès des vaccins chinois et russe au marché européen, à condition qu’ils démontrent une transparence totale et se soumettent à l’évaluation de l’EMA. Même son de cloche chez Merkel qui en a parlé avec Poutine. En Belgique aussi on n’est pas contre. Ainsi, pour Steven Van Gucht, de Sciensano, « nous devrions faire preuve d’ouverture d’esprit à propos du vaccin russe. L’Agence européenne des médicaments devrait examiner le vaccin d’un oeil critique, mais avec un esprit ouvert. Si elle répond à toutes les normes, pourquoi ne pas l’utiliser » ?

Il se trouve que le fonds souverain russe qui développe le Spountik V a déposé une demande d’enregistrement auprès de l’Agence européenne des médicaments (EMA) le 19 janvier, disant s’attendre à un premier examen de son dossier « en février ». L’avis de l’EMA est indispensable avant une autorisation de mise sur le marché, délivrée par la Commission européenne et couvrant les Vingt-Sept. Le régulateur européen a précisé que les développeurs russes n’ont pour l’heure soumis qu' »une demande d’avis scientifique » et que le Spountik V ne fait pas l’objet d’une procédure d’examen en continu des données, étape facilitant une demande d’autorisation.

Une réunion a été organisée le 19 janvier avec le fabricant russe, selon l’EMA. L’ensemble de la procédure peut prendre de plusieurs semaines à plusieurs mois: le vaccin d’AstraZeneca avait été le premier en octobre à bénéficier d’un examen en continu, avant une demande formelle d’autorisation début janvier et un feu vert fin janvier. Les vaccins Pfizer/BioNTech et Moderna avaient été approuvés plus rapidement, l’agence ayant moins de questions sur les données. Berlin a proposé l’aide de l’institut fédéral allemand Paul-Ehrlich, chargé des réglementations pharmaceutiques, pour assister la Russie dans sa demande à l’EMA.

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L’Allemagne émerge d’ailleurs comme principal avocat pour faire venir en Europe le vaccin russe anti-Covid, jusqu’à évoquer une production. Son ministère allemand de la Santé a en effet annoncé mercredi que la Russie avait d’ores et déjà contacté un laboratoire allemand, IDT Biologika, pour évoquer la production de Spoutnik V. Le laboratoire IDT, spécialisé dans la production sur contrat de vaccins, avait mis début janvier en pause le développement d’un vaccin propre après des données moins bonnes qu’espérées sur la réponse immunitaire après une première étude.

Un nouveau volet dans la relation complexe entre l’UE et la Russie

La publication de bons résultats dans cette revue scientifique réputée ouvre du même coup un nouveau volet dans la relation complexe entre l’UE et la Russie: la coopération autour de Spoutnik V, au moment même où des sanctions européennes sont en parallèle à l’étude dans l’affaire Navalny.

L’Allemagne se retrouve en conséquence à faire le grand écart politique dans ses relations avec Moscou: besoin du vaccin russe, soutien au projet controversé de gazoduc Nord Stream II en dépit des pressions américaines et de l’opposition française, et de l’autre tension après l’emprisonnement de l’opposant Alexeï Navalny. Sur ce dernier dossier, Berlin a indiqué que de nouvelles sanctions ne sont « pas exclues ». Plusieurs responsables politiques allemands affirment dans le même temps qu’elles ne serviraient à rien.

Angela Merkel
Angela Merkel

« Au-delà de toutes les différences politiques qui sont actuellement importantes, nous pouvons néanmoins travailler ensemble dans le cadre d’une pandémie, dans un domaine humanitaire », résumait la chancelière Angela Merkel fin janvier, elle qui s’escrime depuis des années à maintenir envers et contre tout le fil du dialogue avec Vladimir Poutine, malgré l’annexion de la Crimée et même l’espionnage du Parlement allemand dont est accusé Moscou.

Mais la sensibilité diplomatique n’est pas le seul bémol.

Problème de livraison et de production

Les Russes semblent avoir du mal à assurer leur production et leur livraison. Moscou pourrait désormais être dépassée par la demande. Car si Moscou dit avoir, avant même le coup de projecteur donné par The Lancet, reçu des pré-commandes pour plus d’un milliard de doses, elle n’est pas en mesure de satisfaire une telle demande. Sans données officielles sur la quantité produite jusqu’ici, les autorités ont seulement évoqué 1,5 million d’injections à travers le monde à la mi-janvier.

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Un autre exemple est le fonds d’investissement d’État russe derrière Spoutnik. Celui-ci avait annoncé qu’il aurait environ 200 millions de vaccins prêts au 1er janvier 2021. Cela s’est avéré être cent fois moins : moins de 2 millions. Ce qui veut dire que les doses effectivement disponibles pourraient ne pas suffire pour la population russe. Plusieurs régions ont indiqué avoir eu des difficultés d’approvisionnement, à l’instar de la région de Saint-Pétersbourg (nord-ouest). Le gouverneur local a déclaré mardi à l’agence Interfax que sa région avait déjà épuisée les premières 10.000 doses reçues et attendait d’être réapprovisionné. Les régions les plus reculées ne pouvant même pas s’inscrire sur une liste d’attente.

Et si pour l’instant le vaccin reste largement disponible dans les grandes villes, notamment à Moscou, cela est dû également à une réticence d’une grande partie la population. Dans ses statistiques officielles, la Russie frôle les quatre millions de cas positifs. Les autorités ont décidé de ne pas imposer de nouveau confinement afin de préserver l’économie déjà fragilisée.

D’autres vaccins russes

Au moins trois autres vaccins contre le Covid-19 sont attendus dans les semaines à venir en Russie. Le Spoutnik V, un vaccin à vecteur viral en deux injections, doit être décliné dans une version « light », avec une seule piqûre nécessaire. Courant février, la production en masse du vaccin EpiVacCorona doit être entamée. Il a été conçu par le laboratoire d’Etat Vektor. Un troisième vaccin doit en outre être homologué, selon le gouvernement russe, le CoviVac de l’institut Tchoumakov, là aussi une structure étatique. Enfin, le laboratoire anglo-suédois AstraZeneca et les inventeurs du Spoutnik V ont dit travailler à combiner leurs vaccins respectifs.

Plutôt qu’exporter, Moscou veut donc développer des partenariats de production. La Russie a contacté le laboratoire allemand IDT pour produire son vaccin en Europe, a notamment indiqué mercredi à l’AFP une porte-parole du ministère allemand de la Santé. Pour le moment, le Kazakhstan, l’Inde, la Corée du Sud et le Brésil produisent le Spoutnik V. « Dans un avenir très proche, nous entendons démarrer la production dans des pays étrangers pour répondre à la demande croissante dans toujours plus de pays », a précisé Dmitri Peskov.

En dehors de la Russie, le Spoutnik V a été homologué et est disponible en quantité limitée dans d’ex-républiques soviétiques, mais aussi en Corée du Sud, en Argentine, en Algérie, en Tunisie ou au Mexique. Au sein de l’UE, la Hongrie est le seul pays à avoir déjà autorisé le Spoutnik V, via une procédure d’urgence distincte, sans attendre la décision de l’EMA. Le pays a reçu mardi 40.000 doses du vaccin russe. Budapest a le droit de faire cavalier seul, car le Spountik V n’est pas couvert par les contrats de précommandes de l’UE. Mais « tout ce qui est conclu en dehors se fait aux risques et périls » de l’Etat

Arme diplomatique et parfum de revanche

Si la livraison en interne connaît quelques couacs, cela n’empêche pas la Russie d’ouvertement faire du vaccin une arme diplomatique. Le choix du nom est en effet hautement symbolique. Hommage au premier satellite à avoir été mis en orbite, en 1957 par l’URSS, il rappelle une prouesse scientifique et un revers historique pour le rival américain. Il n’y a aucun doute que le vaccin se veut aussi un instrument politique destiné à démontrer la supériorité russe. Pour le Kremlin, le Spoutnik V démontre l’excellence d’une Russie vilipendée et sanctionnée par l’Occident. La Russie a rapidement affiché sa volonté de distribuer le vaccin dans le monde, signifiant qu’elle sait faire autre chose qu’exporter armes et hydrocarbures.

Spoutnik, le vaccin russe, marque le retour de la recherche russe dans l'élite scientifique mondiale
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Pour Poutine c’est le « meilleur vaccin du monde ».

Dès les premières semaines de la pandémie, le président Vladimir Poutine ordonne à l’appareil scientifique, politique et militaire de se mettre en ordre de bataille pour que la Russie dispose la première d’un vaccin. Quitte à prendre des raccourcis. Au printemps 2020, le chef de l’institut de recherche Gamaleïa, Alexandre Guintsbourg, se vante d’avoir conçu le produit. Il s’est personnellement administré une version expérimentale de ce qui deviendra le Spoutnik V. Puis, le 11 août, M. Poutine annonce l’homologation du tout premier vaccin contre le Covid-19 au monde, une proclamation accueillie avec scepticisme à l’étranger, ce produit n’ayant été testé que sur quelques dizaines de militaires. En réalité, avant même les essais de la Phase 3 sur des dizaines de milliers de volontaires, l’élite russe bénéficiait du vaccin, à l’instar d’une des filles du président russe. La vaccination de la population russe a quant à elle commencé en décembre 2020, au moment même où l’Europe et les États-Unis commençaient à recourir aux premiers vaccins créés par leurs firmes pharmaceutiques.

Spoutnik, le vaccin russe, marque le retour de la recherche russe dans l'élite scientifique mondiale

Depuis l’annonce des résultats scientifiques, la Russie savoure sans s’en cacher la reconnaissance à l’étranger de l’efficacité de son vaccin contre le coronavirus. « C’est une publication très importante qui est très convaincante au sujet de la fiabilité et de l’efficacité du vaccin russe », a claironné le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Selon le journal Kommersant, en plus de renforcer l’immunité, le vaccin Spoutnik V « stimule l’augmentation de l’autorité » de la Russie. La veille, Kirill Dmitriev, patron du fonds souverain russe et une des voix principales du vaccin, n’a pas mâché ses mots pour dénoncer « la campagne pour discréditer le vaccin » pendant des mois, affirmant que « la Russie avait raison depuis le début » et que cette publication faisait « échec et mat » à toutes les critiques. Ce succès marque aussi le retour dans l’élite scientifique mondiale de la recherche russe, un secteur décimé par les crises et la corruption depuis la chute de l’Union soviétique.

La grande méfiance à l’automne de la communauté scientifique internationale faute de résultats publiés a d’ailleurs fort chagriné les scientifiques russes. Ainsi Vladimir Gushin, un des scientifiques à l’origine du vaccin et travaillants au centre Gamaleja de Moscou, vieux de 130 ans, s’est dit très touché par les soupçons étrangers. « C’est triste à voir. Comme si nous étions tous une bande de scientifiques russes fous qui ont versé quelque chose dans des flacons et ont ensuite dit : « Et maintenant, injecte-le-toi ! »

Spoutnik V fonctionne comme une fusée à deux étages. La première injection est faite avec un vaccin qui est basé sur un virus de rhume inoffensif (adénovirus), dans lequel un morceau du code génétique du virus qui cause le covid-19 est assemblé. Le code contient les éléments constitutifs de la protéine du covid, que le coronavirus utilise pour se fixer à nos cellules. La deuxième vaccination, trois semaines plus tard, contient un vaccin qui est fabriqué selon le même principe, mais dont le code est assemblé dans un type différent de virus du rhume. Les deux virus du rhume sont affaiblis, ils ne peuvent donc pas se multiplier dans notre corps et provoquer des maladies. Le raisonnement qui sous-tend la technique en deux étapes est qu’après la première injection, notre système immunitaire produit des anticorps non seulement contre la protéine du covid, mais aussi contre le virus du rhume dans lequel ce code est conditionné. Après la deuxième injection, ces anticorps peuvent attaquer le vaccin et l’empêcher de faire son travail correctement. En utilisant un virus du rhume différent pour la deuxième injection, les Russes pensent contourner ce problème

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