Christian Kabasele et Frédéric Gounongbe © iStock

Racisme dans le foot: « Les joueurs ont prouvé qu’ils sont plus forts que des campagnes de com hypocrites » (entretien)

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Christian Kabasele et Frédéric Gounongbe nous font part de leurs impressions après l’incident raciste lors du match de Ligue des champions entre le PSG et Istanbul Basaksehir. Ils pointent les lacunes que l’UEFA doit rapidement combler. Selon eux, l’épisode peut devenir un tournant majeur dans la lutte contre la discrimination raciale dans les stades. A condition d’agir en profondeur. Entretien croisé.

Christian Kabasele (Diable Rouge à plusieurs reprises, joueur à Watford) et Frédéric Gounongbe (ex-joueur du championnat belge et de Cardiff, actuel consultant sur RTL et LN24) ont accepté de nous faire part de leur ressenti après ce nouvel incident raciste, qui dépasse largement les frontières du football. Entre colère et dépit, les deux joueurs pointent des dysfonctionnements structurels, et tentent, malgré tout, d’apercevoir du positif. Entretien.

Quelle a été votre réaction en assistant à l’incident raciste durant PSG-Istanbul Basaksehir?

Christian Kabasele : « J’ai été choqué. Dans le monde du foot, on est davantage habitué que ce genre d’incident vienne des supporters. Qu’un quatrième arbitre soit en cause, c’est juste déplorable. »

Frédéric Gounongbe : « Le premier mot qui m’est venu, c’est « Enfin ! ». Enfin un match arrêté pour racisme. Car depuis plusieurs années, c’est à chaque fois le même scénario. C’est arrivé avec Demba Ba, d’ailleurs, il y a deux ans. C’est arrivé en Belgique l’année dernière avec Marco Ilaimaharitra (joueur de Charleroi, NDLR.) à Malines. Ce genre d’incidents arrive chaque année. Avec les mêmes conséquences minimes derrière. On s’est toujours dit qu’il faudrait marquer le coup et arrêter un match de football lorsque ça arrive.

Enfin! Enfin un match arrêté pour racisme.

A PSG-Istanbul, c’est une première. Devant les images, j’étais estomaqué, un peu comme tout le monde. J’étais en train de me dire : ‘J’espère que ce match ne va pas reprendre comme tous les autres’. Je n’avais vraiment pas envie que les joueurs reviennent sur le terrain. Il fallait arrêter et marquer le coup. L’incident a marqué les gens, on en parle beaucoup. Donc c’est quelque part une bonne chose. »

Il a fallu attendre qu’un arbitre soit impliqué pour voir une vraie solidarité entre les joueurs…

Christian Kabasele : « C’est le côté positif de la chose, si on peut dire. Les deux équipes ont été d’accord sur la marche à suivre. En février dernier, Moussa Marega, joueur de Porto, a été victime de cris racistes. Il était seul à vouloir quitter le terrain et personne ne l’a suivi. Au PSG, les deux équipes ont dit ‘Stop, on arrête’. Comme la Ligue des champions est la plus grande compétition européenne, l’incident a vraiment un impact et une portée mondiale. »

Frédéric Gounongbe : « Le fait que les Parisiens et les Turcs étaient en accord avec ce qu’il venait de se passer, c’est vrai que c’était « beau » à voir. Mais il faut aussi se demander quelle est la cause de cette solidarité. Là, le problème vient d’un arbitre. Qui ne fait donc pas partie d’un camp ou d’un autre. C’est peut-être aussi pour ça qu’on a cette réaction qui vient des deux équipes. On a vu directement Neymar, Mbappé ou Marquinhos impliqués dans la discussion. Et Demba Ba qui a fait la différence en montant au créneau. Quand des supporters sont auteurs d’actes racistes, on l’a vu à Malines l’année dernière, il ne se passe strictement rien par la suite. Ou des petites sanctions de quelques mois. »

L’incident a démontré que la solution doit venir des joueurs, en premier lieu. Vous êtes d’accord?

Christian Kabasele : « Les joueurs ont prouvé qu’ils étaient plus forts que les slogans de l’UEFA. Le changement passe par eux. A PSG-Istanbul, des top-joueurs tels que Mbappé et Neymar ont montré la marche à suivre. Fatalement, quand des joueurs d’un si haut standing prennent position et décident de franchir le pas, ça a beaucoup plus d’impact. Au final, le football appartient aux supporters, aux joueurs, pas aux dirigeants. Sans joueurs, il n’y a pas de football et l’UEFA n’a pas toutes ses rentrées financières. On est les acteurs principaux. Et si on doit faire ce genre de gestes pour être écoutés, on le refera encore. »

La solution viendra des joueurs. Sans eux, rien ne se passe.

Frédéric Gounongbe : « C’est dommage d’en arriver là. Mais la solution viendra des joueurs, oui. Ce sont les acteurs, et sans eux, rien ne se passe. C’est pour cela que je ne voulais vraiment pas que PSG-Istanbul reprenne. Ça montre que si les joueurs protestent, rien ne continue. S’il n’y a pas d’actions concrètes, en plus des actions de communication, ça ne changera jamais. Il s’agit d’un problème d’éducation. Il faut éveiller les gens à ce sujet. Il ne s’agit pas de juste faire une campagne publicitaire, et basta. Il faut aller plus loin. »

Y aura-t-il un avant et un après PSG-Istanbul ? Vous croyez au tournant historique?

Christian Kabasele : « Peut-être, si l’UEFA décide enfin de prendre ce problème au sérieux et de réagir d’une manière assez forte. Si des joueurs sont à nouveau confrontés à des actes racistes dans le futur, ils doivent être soutenus comme l’a été Pierre Webó. J’espère que cet épisode sera un tournant dans ce combat qu’on mène depuis des années. Il faut que les gens se rendent compte qu’on peut agir et tous être sur la même longueur d’onde. »

Frédéric Gounongbe : « J’ai cette naïveté de le croire. Devant ma télé, j’avais l’impression d’assister à un évènement historique. J’étais scotché. Proposer de mettre l’arbitre au VAR (assistance vidéo à l’arbitrage, NDLR.), c’était vraiment ridicule. Il fallait arrêter le match, arrêter le football. Le football et la Champions League ne représentent rien face à ce qu’on était en train de vivre. »

Christian Kabasele, avec Watford. Genou à terre et poing levé.
Christian Kabasele, avec Watford. Genou à terre et poing levé.© iStock

Comment doit réagir l’UEFA, sur le court, et le long terme ?

Christian Kabasele : « Si l’enquête confirme les faits, l’UEFA doit prendre une sanction très forte. Il n’y a pas d’autres moyens, ça ne passera que par là. Pour l’UEFA, faire de la pub pour une marque de slip est plus répréhensible que des cris de singe dans le stade. (En 2012, notamment, Nicklas Bendtner avait écopé d’une amende de 100.000 euros pour avoir montré son caleçon où figurait le nom d’un sponsor, NDLR.). Maintenant, c’est à l’UEFA de jouer, la balle est dans leur camp. Ils doivent prouver que le racisme est quelque chose qu’ils veulent combattre. On voit que les petites sanctions ne résolvent pas le problème. Si les sanctions deviennent très fortes, les personnes réfléchiront à deux fois avant de faire certains actes. »

Je vois beaucoup d’hypocrisie dans la communication de l’UEFA et ses effets d’annonce. Il faut un travail de fond.

Frédéric Gounongbe : « J’ai ressenti beaucoup de colère envers l’UEFA, qui engage ces arbitres-là. L’arbitre central de mardi soir avait des antécédents. L’UEFA doit enquêter auparavant sur les hommes qu’elle engage. Je vois donc beaucoup d’hypocrisie dans leur communication et leurs effets d’annonce. Faire des grosses campagnes de pub du style « Say no to racism », pour derrière aucune action de fond qui suit, c’est hypocrite. Pour combattre le racisme ou l’homophobie, la société a vraiment besoin d’un travail de fond, et pas uniquement de campagnes de com’.

Que doit-elle mettre en place ?

Frédéric Gounongbe : « Des programmes d’éducation, pour les personnes qu’elle emploie dans un premier temps. Elle doit sensibiliser, et dire pourquoi on ne peut pas utiliser certains termes. Quand on voit la réaction du quatrième arbitre roumain, on s’aperçoit qu’il est dépassé par les évènements. Il ne semble même pas avoir conscience qu’il avait fait quelque chose de mal et que désigner une personne par la couleur de sa peau, ça ne se fait pas Il y avait plein de moyens de nommer cette personne-là autrement que par la couleur de sa peau. Le problème est donc là. Je n’ai même pas envie d’en vouloir à l’arbitre. C’est plutôt le système qui est défaillant. En éveillant les différents acteurs du jeu, on arrivera à toucher plus de monde. Il faut incriminer les personnes qui sont au-dessus, il faut aller taper plus haut. »

Qu’est-ce que cet épisode nous apprend sur le règlement ? Y’a-t-il, pour vous, des choses évidentes à changer ?

Christian Kabasele : « Il faudrait commencer par arrêter de punir les joueurs ou les personnes qui se plaignent de racisme. Peu importe leur manière de se plaindre. Mardi soir, Pierre Webó a écopé d’une carte rouge. Mario Balotelli et Kalidou Koulibaly ont également reçu des cartes dans le passé parce qu’ils se plaignaient de racisme.

Pour moi, il faudrait que toute personne -supporter, entraîneur, joueur, dirigeant- reconnue coupable de racisme, soit bannie à vie du monde du football. Le football est un sport qui véhicule des valeurs de partage et de communion entre différentes nationalités, différentes cultures. A partir du moment où vous n’avez pas cette vision du monde, vous n’avez rien à faire dans le football. »

Il faudrait commencer par arrêter de punir les joueurs ou les personnes qui se plaignent de racisme. Peu importe leur manière de se plaindre.

Frédéric Gounongbe : « Une personne qui est auteur d’actes racistes devrait ne plus pouvoir assister à un match de football dans un stade de toute sa vie. Pas de pardon, pas de pitié. Il faut des suites pénales et des sanctions exemplaires. C’est pour cela que lorsque ce type de faits arrivent dans les tribunes, il faut des systèmes précis d’identification individuelle. Il y a assez d’argent dans le football pour mettre ça en place dans toutes les divisions pro. »

Le racisme est-il plus présent ou visible dans le football -et dans le sport en général- que dans la société, selon vous?

Christian Kabasele : « Le racisme n’est pas spécialement plus visible dans le football. Le sport est une représentation de la société. Dans un vestiaire, vous avez différentes cultures, et donc différentes opinions politiques. Comme dans la société. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les gens ont plus facile à s’exprimer et à véhiculer leurs opinions. Ou à reproduire des messages haineux. Tout passe donc par l’éducation. Il faut continuer à dire aux jeunes d’aujourd’hui que le racisme n’est pas quelque chose de normal. C’est un travail qui doit passer par les écoles et par les équipes de jeunes dans les clubs. C’est le devoir de tout le monde pour combattre ce fléau. »

Frédéric Gounongbe : « Je n’ai pas l’impression qu’il y ait plus de racisme sur un terrain de foot que dans la société. C’est un peu bateau de dire que ce qu’il se passe dans le football est le reflet de la société, mais c’est la triste vérité. La différence, c’est que la Ligue des champions, c’est beaucoup plus médiatisé qu’un Frédéric Gounongbe qui envoie un CV pour se faire embaucher et qui ne reçoit pas de réponse. Ça, c’est le racisme latent de la société. Une personne qui a un nom à consonance africaine a moins de chance de recevoir un boulot qu’une autre. C’est un fait. Dans le football, il faut utiliser cette médiatisation comme une caisse de résonance. »

Dans vos carrières respectives, vous avez été victimes de racisme sur ou en dehors d’un terrain de foot?

Christian Kabasele : « J’ai toujours été victime de racisme. Parfois subtilement, parfois moins. On peut poser la question à dix personnes de couleur, pas une ne vous dira qu’elle n’a jamais été victime de racisme. Quand je suis arrivé en Angleterre en 2016 (à Watford, dans la banlieue de Londres, NDLR.), j’avais l’impression qu’il y avait beaucoup moins de racisme qu’en Belgique. Mais depuis l’année dernière, je trouve que les cas augmentent aussi en Angleterre. Certains trouvent ça normal ou « cool » d’être raciste. »

Quand on joue au football en Belgique, être victime de racisme, c’est une chose qui arrive souvent.

Frédéric Gounongbe : « J’ai déjà été victime de racisme plusieurs fois sur un terrain. Quand on joue au football en Belgique, être victime de racisme, c’est de choses qui arrivent souvent. La réaction la plus courante chez les gens, c’est ignorer et continuer de jouer. On vit avec. C’est malheureusement ce qu’on se dit. Mais à un moment donné, il fallait marquer le coup, comme ça été fait à PSG-Istanbul. »

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