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Qui étaient vraiment les Étrusques ?

Le Vif

Leurs femmes étaient belles et libres, ils étaient des peintres virtuoses et de grands musiciens. Le souvenir de la grandeur étrusque ne nous est parvenu que par le témoignage des sépulcres…

D’où viennent-ils donc ? La question agite les spécialistes de l’étruscologie depuis plus de deux mille ans. Aucun autre peuple (hormis, peut-être, les habitants de l’île de Pâques) n’a autant excité les investigations. La polémique remonte à l’an 8 av. J.-C., lorsque Denys, rhéteur et historien grec, né à Halicarnasse (l’actuelle Bodrum) mais désormais installé à Rome, publie ses Antiquités romaines. Il y soutient une thèse révolutionnaire : les Tyrrhéniens (les Étrusques) ne sont pas un peuple venu d’Orient mais une nation autochtone, qui habite depuis des temps immémoriaux le territoire de la Toscane et du Latium.

Denys d’Halicarnasse annonce la prochaine publication d’un volume entier sur les Étrusques. Nul doute qu’il aurait aidé à clarifer le débat. Mais il n’en reste aucune trace : seule la moitié des vingt livres des Antiquités romaines est parvenue jusqu’à nous… Ce faisant, l’historien attaquait de front la version « offcielle » de son lointain prédécesseur Hérodote pour qui les Étrusques étaient venus avec armes et bagages de la Lydie, à l’ouest de l’actuelle Turquie, pour échapper à une interminable famine, à l’époque de la guerre de Troie. Pendant vingt siècles, le débat s’est poursuivi, chaque version recueillant ses champions. Une nouvelle théorie a même vu le jour au XVIIIe siècle, reliant les Étrusques à une population alpine, les Rhètes, qui serait descendue des montagnes pour se rapprocher de la Méditerranée… Ces infnies arguties ont tellement empoisonné la recherche, y engloutissant l’essentiel des énergies, que Massimo Pallottino, le père de l’étruscologie moderne, a proposé dans les années 1940 un « moratoire » en soutenant que, davantage que la provenance du peuple étrusque, ce sont les étapes de sa formation qui importent. Cette approche de bon sens, partagée par la communauté scientifque, a calmé les esprits.

Une mosaïque de cités-Etats

Qui étaient vraiment les Étrusques ?
© Stéphane Humbert-Basset

Ce que l’on sait, c’est que les Étrusques étaient maîtres de la Toscane, du Latium et de la partie ouest de l’Ombrie vers 750 av. J.-C. Plus tard, au vie siècle, ils envahissent la plaine du Pô, dont ils ne seront chassés qu’au début du IVe siècle par des vagues successives de Gaulois, qui, euxmêmes, subiront la loi de Rome. Un État étrusque ? Non, plutôt une mosaïque de cités-États, dont douze principales (formant la fameuse dodécapole) qui vivent, à l’instar des cités grecques, indépendantes les unes des autres, ne concevant l’idée de nation que dans les domaines religieux, culturel et sportif.

Au VIe siècle, les Étrusques s’étendent jusqu’en Campanie. Mais pour parvenir à consolider leurs positions à Capoue, il leur faut traverser le Tibre à Rome, petite ville du Latium où cohabitent des Samnites et des Latins. En 616, Tarquin, habitant d’une cité étrusque voisine, est élu roi à Rome. Après lui, des rois étrusques s’y succéderont pendant un siècle, faisant d’une bourgade une cité puissante. Rien ne semblait alors s’opposer à ce que la nation étrusque prenne le contrôle de l’Italie en lieu et place des Romains. Grâce à leur flotte puissante, les Étrusques avaient échappé aux tentatives d’installation de colonies grecques sur la côte tyrrhénienne et s’étaient contentés avec intelligence de commercer avec eux et de leur emprunter leur alphabet.

Comment les Étrusques vivaient-ils ? Le passage des millénaires, les destructions des guerres, l’urbanisme moderne ont modifé la topographie au point de rendre toute reconstitution d’une ville sujette à caution. On sait que le tracé orthogonal de la voirie suivait un cardo (nordsud) et un decumanus (est-ouest), dont s’inspireront les Romains. Les temples aux divinités (Tinia ou Jupiter en tête) arboraient sur leurs toits de tuiles de belles antéfxes en céramique peinte, parfois de véritables statues en terre cuite. Souvent bâties sur des hauteurs, ces cités imposaient à leurs habitants d’épuisants dénivelés.

Les Étrusques furent de grands mélomanes, chassant le sanglier en musique et effectuant leurs manoeuvres tactiques au son du hautbois. Lyres, sistres et tambourins leur étaient communs mais ils furent surtout des fanatiques de la flûte sous toutes ses formes : longue, courte, traversière, de Pan, et même fûte double, la plus typique. Ils furent avec les Chaldéens les plus grands devins de l’Antiquité : ils étaient capables d’interpréter les éclairs et la foudre (brontomancie) ou le foie des moutons immolés (hépatomancie). Artistes remarquables, épicuriens, gourmands, un brin luxurieux, ils avaient aussi une vision avant-gardiste de l’égalité des sexes. Le statut de la femme fut, chez eux, plus avancé qu’il ne l’est aujourd’hui, sur la quasi totalité de la planète. Comment le sait-on ? Tout ou presque nous vient du sous-sol…

Un art de vivre unique

En 1958, le jingle de la RAI, la radio-télévision italienne, résonne martialement. Scotchés à leur écran, les téléspectateurs découvrent, médusés, l’intérieur d’une tombe étrusque inviolée. Sur ses parois, on voit des figures peintes, des athlètes, des pugilistes… Deux ans avant les Jeux olympiques de Rome, la découverte à Tarquinia de cette tombe, immédiatement baptisée « des Olympiades », semble de bon augure. Ce n’est certes pas la première tombe mise au jour mais, après des décennies de silence, l’archéologie étrusque revient sur le devant de la scène grâce à l’invention d’un ingénieur véronais, Carlo Maurilio Lerici. Par un tunnel de six centimètres de diamètre, Lerici fait pénétrer une sorte de périscope au coeur de la tombe, qui permet de sonder les hypogées sans les ouvrir. À l’extrémité du tube télescopique, un appareil photo, qui pivote à 360 degrés, en immortalise le contenu.

Né en 1890, professeur au Politecnico de Milan, Lerici a d’abord appliqué ses méthodes de prospection électrique et magnétique à la recherche de pétrole. Le jour où on lui a demandé de dessiner la tombe familiale, il s’est intéressé aux civilisations enfouies, en particulier à celle des Étrusques. Emporté par sa passion, il a ensuite appliqué ses inventions à l’exploration archéologique. Avec un modus operandi invariable : après une série de photographies aériennes à l’infrarouge pour individualiser des zones potentiellement riches en structures non explorées (traces de tumulus, par exemple), il fche ses électrodes dans le sol. Lorsque ses tableaux de bord révèlent une anomalie dans le champ électrique ou magnétique, il devine presque infailliblement la présence de constructions humaines. Très vite, le butin de Lerici est spectaculaire.

Les squelettes étrusques présentent davantage d’affnités génétiques avec les Turcs qu’avec les actuels habitants de la Toscane

En 1964, il fait état de 950 tombes mises au jour à Cerveteri et 5 250 à Tarquinia. La tombe des Olympiades est à marquer d’une pierre blanche : c’est la première sépulture peinte découverte à Tarquinia depuis 1892. Pourquoi accorder tant d’importance aux tombes ? C’est que, chez les Étrusques, elles constituent notre source presque unique de connaissance du passé. En l’absence d’une littérature, en la quasi-absence de quartiers d’habitation (enfouis sous les villes postérieures), les tombes ont révélé la virtuosité des orfèvres et des bronziers, le talent des peintres et des céramistes, mais aussi le rôle de la femme, l’organisation spatiale de la maison, l’agenda des loisirs. La tombe, souvent creusée dans le tuf, parfois surmontée d’un tumulus, tend à reproduire la maison des vivants. Elle possède plusieurs pièces avec des banquettes en pierre, dont la centrale se veut un atrium (que copieront les Romains).

Aux murs, les fresques détaillent la vie quotidienne : la chasse au sanglier, la pêche, les matches de pugilat, les courses de chars, les danseurs, les scènes de divination. Ou encore ce fameux banquet funèbre, en musique, où l’on voit l’épouse légitime – et non la courtisane – mollement étendue aux côtés de son mari. Un scandale pour les Grecs qui cloîtraient leurs femmes au gynécée pendant qu’ils s’offraient du bon temps ! Dans la tombe des Reliefs, à Cerveteri, les sculptures sur les piliers constituent une véritable encyclopédie fgurée de la cuisine : on reconnaît louches, chaudrons, broches et couteaux. Dans celle des Lys, à Tarquinia, sont dessinées les monnaies utilisées au IVe siècle av. J.-C.

À côté de cette masse d’informations et d’objets, la vocation première de la tombe (accueillir le mort) devient presque marginale pour l’archéologue. Cependant, le sarcophage luimême est souvent intéressant. Les plus beaux sont surmontés d’une sculpture en ronde-bosse du défunt, détaillant ses signes de richesse de l’anneau d’or à l’embonpoint. Les plus belles tombes ont été mises au jour dans les années 1820-1850. À l’époque, le consul de France à Civitavecchia, l’un des principaux ports de l’Étrurie, était un certain Stendhal, très attentif à ces découvertes. En 1827, sont révélées à Tarquinia les tombes des Biges et des Inscriptions, en 1830 celle du Triclinium. En 1836, la tombe Regolini- Galassi à Cerveteri livre un somptueux trésor d’orfèvrerie avec des fibules, des bracelets, des bijoux d’inspiration orientale. Au cours des siècles, d’innombrables tombes ont été visitées et saccagées par les pilleurs, et leur contenu a été irrémédiablement dispersé sur le marché clandestin. Pourtant, on en exhume encore : la tombe des Démons bleus en 1985 à Tarquinia, la tombe du Quadrige infernal en 2003, à Sarteano, avec son cocher aux yeux exorbités et, encore plus près de nous, en 2006, à Véies, la tombe des Lions rugissants.

L’implacable haine romaine

Qui étaient vraiment les Étrusques ?
© Fabrice Moireau

Puissance principale en Italie au VIIIe siècle av. J.-C., les Étrusques étendent alors leur domination des contreforts des Alpes jusqu’à la douce moiteur de cette Campanie qui sera fatale aux Carthaginois. L’engrenage de leur puissance s’enraye avec l’expulsion des rois étrusques de Rome et les débuts de la République, en 509 av. J.-C. Puis, en 474, la fotte syracusaine leur infige une cinglante défaite à Cumes, en Campanie, sonnant le glas de l’Étrurie du Sud. Rome se profle désormais comme la rivale mortelle, qui engage d’abord une lutte sans merci avec la ville de Véies – elle durera cent ans ! Sa destruction, en 396, marquera le début de la longue agonie des forissantes cités-États de Toscane et d’Ombrie, balayées par l’État latin. Le recul se lit comme une litanie : chute de Roselle, Pérouse et Cortone en 294, de Vulci en 280, de Volsinies (Orvieto) en 264, dernière cité libre à résister, qui sera impitoyablement punie par une destruction totale. Cette défaite constitue l’ultime manifestation du syndrome qui a entraîné la disparition des Étrusques : incapacité des cités-États à unir leurs forces face à un adversaire déterminé, révoltes internes permanentes agitant le corps social des cités. Et une classe dirigeante, débordée par la plèbe, ne trouvant souvent d’autre solution que d’appeler à l’aide l’ennemi héréditaire pour conserver ses privilèges. Pour survivre, une seule solution : accepter le statut de collabos… sans beaucoup de résultat.

En 82 av. J.-C., c’est à un véritable massacre des Étrusques que procède le dictateur romain Sylla. Leur souvenir aurait pu quasiment disparaître de la mémoire occidentale si certains esprits ouverts n’avaientnpris leur parti : en 44 av. J.-C., Cicéron rédige De la divination, qui fait l’éloge des haruspices étrusques puis, une décennie plus tard, Auguste collecte et fait recopier les archives des familles étrusques. En 48, pour réclamer la citoyenneté plénière pour les Gaulois, l’empereur Claude (un temps marié à une Étrusque) vante l’apport à la culture romaine du grand peuple, auquel il aurait consacré la bagatelle de… vingt-cinq livres, hélas perdus. Après un long intermède, la flamme se rallume à partir de la Renaissance, en même temps que le sous-sol toscan livre de nouveaux trésors. En 1471, le pape Sixte IV crée les musées du Capitole, où il recueille certains bronzes « étrusques », dont la Louve capitoline – fondue en réalité au Moyen Âge. Puis, en 1553, c’est la construction de la villa Giulia par Jules II, qui marque un regain d’intérêt pour les « antiquités » et « curiosités » étrusques. On trouve parmi ces commentateurs aussi bien des personnages hauts en couleur comme cet aventurier écossais, le baron Thomas Dempster, qui finit professeur à Bologne, ou des artistes à l’image de Piranèse, qui soutint que l’art étrusque était, davantage que l’art grec, à la source du génie romain. Mais l’on compte aussi une cohorte d’écrivains célèbres comme Mérimée, qui produit en 1830 son Vase étrusque, qui voit une femme amoureuse fracasser un vase figurant le combat des Lapithes et des Centaures.

En 1828, acteur inattendu, Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon, met au jour la première des tombes de la nécropole de Vulci sur son domaine de Canino. Quelques années plus tard, Louis II de Bavière ordonne le relevé de fresques de Tarquinia pour être reproduites à la Pinacothèque de Munich. Depuis, l’intérêt a un peu décru. Pourtant, comme le rappelle l’historien Jean-Paul Thuillier, « bien que les médias ne s’en fassent pas l’écho, des découvertes archéologiques d’importance sont faites régulièrement dans le sol de l’Étrurie antique ». Dans les deux dernières décennies, on a pu avancer sur plusieurs fronts. Sur celui de l’écriture, la Table de Cortone, plaque de bronze apparue dans des conditions mystérieuses en 1992, a pris place sur le podium des textes les plus longs – probablement un contrat de vente de terrains dont le contenu est encore discuté. Si la Table de Cortone provient de fouilles clandestines, le Grand Ribaud F, une épave de cargo qui a livré en 1999 un millier d’amphores étrusques, a été mis au jour alors que l’on cherchait… les restes de l’avion de Saint-Exupéry.

Les tombes peintes restent les trouvailles les plus médiatiques, mais la science avance aussi du côté de l’architecture urbaine. À Marzabotto, près de Bologne, seul véritable ensemble d’habitations parfaitement fouillé car non recouvert, comme sur d’autres sites, par les strates successives de l’histoire, un temple dédié à Tin, le Zeus étrusque, vient de fournir une information essentielle. Le nom de la ville a été décrypté sur une inscription : Kainua (« la Nouvelle »). Plus important encore, selon Thuillier, « c’est peut-être le sanctuaire fédéral de la ligue étrusque qui est en passe d’être reconnu au pied d’Orvieto, sur le lieu-dit « Campo della Fiera » ».

Etudes révolutionnaires

Qui étaient vraiment les Étrusques ?
© MP/Leemage

Les derniers rebondissements, qui doivent beaucoup aux avancées de la biologie, remettent sur le métier l’éternelle question des origines. Au début du xxie siècle, une équipe internationale, menée par le professeur Guido Barbujani, de l’université de Ferrare, a étudié des échantillons d’ADN prélevés sur quatre-vingts squelettes en possession de musées et de collections publiques. Toutes les précautions ont été prises pour assurer la validité de l’étude. Les squelettes, correspondant à un large arc de temps (du viie siècle av. J.-C. au iie siècle de notre ère), proviennent de dix nécropoles différentes, considérées par les archéologues comme représentatives de la culture matérielle étrusque et où les seules inscriptions mises au jour sont en langue étrusque. Chaque squelette a fait l’objet de deux prélèvements sur des os différents (brossés, soumis au rayonnement ultraviolet puis réduits en poudre pour l’extraction). Cette analyse a été effectuée parallèlement et indépendamment dans deux laboratoires, qui n’avaient jamais manipulé d’ADN contemporain pour éviter toute « contamination ». Les résultats de l’étude, publiés en 2004 dans l’American Journal of Human Genetics, ont jeté un pavé dans la mare : ils montrent que les squelettes étrusques présentent moins

d’affinités génétiques avec les actuels habitants de la Toscane qu’avec leurs homologues turcs. En 2007, une seconde étude, publiée dans la même revue, enfonçait le clou, avec une autre méthodologie. Cette fois-ci, 322 habitants de trois anciens bassins étrusques (Volterra, la vallée du Casentino et Murlo) se sont prêtés à des prélèvements. Les résultats ont confrmé que leur patrimoine génétique était plus proche de celui des Turcs, des Palestiniens et des Crétois d’aujourd’hui que des Sardes et des Piémontais. En juin 2007, au congrès de la Société européenne de génétique humaine, l’un des auteurs, le professeur Alberto Piazza, de l’université de Turin, pouvait clamer sans ambages : « Nous estimons que notre recherche fournit une démonstration convaincante du fait qu’Hérodote avait raison – les Étrusques viennent bien de Lydie. » Le suspense étrusque n’est pas près de retomber…

Par Rafael Pic.

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