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Qatar: un Mondial sur un cimetière?

François Janne d'Othée

Le nombre de 6 500 morts est souvent évoqué à propos des chantiers de la Coupe du monde de football. Qu’en est-il réellement? Quid des droits sociaux? Des progrès sont indéniables, mais le chemin est encore long.

Le 23 février 2021, The Guardian lançait un fameux pavé: selon le quotidien britannique, 6 500 travailleurs venus d’Inde, du Bangladesh, du Népal, du Pakistan et du Sri Lanka seraient morts au Qatar depuis 2010, année d’attribution du Mondial 2022 à l’émirat, et cela sur la base des registres de décès tenus par ces cinq pays. Beaucoup n’auraient pas survécu à la chaleur intense. Le nombre serait même supérieur, car des immigrés proviennent aussi des Philippines et du Kenya, pour lesquels les données sont plus aléatoires. Ils étaient en majorité affectés à la construction de stades ou d’infrastructures, comme des routes, le métro ou la ville nouvelle de Lusail, où a émergé un stade géant de 80 000 places.

Si vous travaillez dans le bâtiment pendant six ans au Népal, puis au Qatar pendant deux ans, et que vous mourez dans votre sommeil, est-ce la faute de l’employeur?

«Ce chiffre de 6 500 morts est absurde, c’est presque un génocide», avait balayé d’un revers de la main un responsable du Comité suprême du Qatar, qui organise le Mondial avec la Fifa (Fédération internationale de football). Le Comité n’évoque que… trois morts. Au siège local de l’Organisation internationale du travail (OIT), dans le quartier central de West Bay, on remet le chiffre en contexte: «L’article du Guardian ne fait pas de distinction entre le décès d’un migrant, d’un travailleur migrant hors de son travail ou durant celui-ci, commente le chef du bureau, l’Anglo-Panaméen Max Tuñón. D’autre part, les Sud-Asiatiques, qui représentent 50% de la population du Qatar, travaillent dans tous les secteurs de l’économie, pas seulement pour la Coupe du monde.»

Face aux critiques, le Qatar tente de sauver son image. Ci-dessous, Max Tuñón, représentant de l'OIT à Doha.
Face aux critiques, le Qatar tente de sauver son image. Ci-dessus, Max Tuñón, représentant de l’OIT à Doha. © PG

Si le chiffre de 6 500 tourne en boucle, «c’est parce que le gouvernement du Qatar n’a pas été en mesure de dire quel était le nombre réel», enchaîne le chef du bureau. Et encore moins la cause exacte de décès, qui se limite à «mort naturelle» ou «arrêt cardiaque», les autopsies étant inexistantes. Entre-temps, les horaires de travail ont été adaptés en cas de fortes chaleurs: avant 9 heures, et après 17 heures.

Pour l’OIT, cinquante décès en 2020

Finalement, l’OIT a pris les devants en publiant une étude en 2021, en collaboration avec le Hamad Trauma Center et d’autres services d’urgence. Qu’y lit-on? Qu’en 2020 – année Covid, mais les chantiers ne se sont jamais arrêtés –, seuls cinquante décès étaient liés au travail, pour cause de chutes, d’objets tombés, d’accidents de la route, auxquels il faut ajouter 506 blessures graves. En outre, 8% des migrants décédés au Qatar avaient moins de 18 ans. Plus de 30% avaient plus de 60 ans.

L’étude recommande de mener davantage d’enquêtes, y compris lorsqu’un travailleur meurt dans son sommeil. «Si vous travaillez dans le bâtiment pendant six ans au Népal, puis au Qatar pendant deux ans, et que vous mourez dans votre sommeil, est-ce la faute de l’employeur? Ou si vous travaillez sur trois sites différents, à qui attribuer la responsabilité?», interroge Max Tuñón. Les travailleurs subissent un dépistage avant de venir au Qatar, «mais les tests portent sur les maladies transmissibles, non sur les fonctions cardiaques et hépatiques. Un grand nombre de travailleurs à bas salaire ont du diabète, de l’hypertension, sans qu’on sache comment ils se sont développés.»

Indemniser les victimes?

Pour dédommager les familles des victimes, Amnesty International et d’autres organisations ont demandé au Qatar et à la Fifa de réserver 420 millions d’euros, «un montant symbolique qui correspond aux primes offertes aux équipes pour leur participation à la Coupe du monde», précise François Graas, d’Amnesty Belgique francophone, qui rappelle le trésor sur lequel sont assis la Fifa et le Qatar, avec son fonds souverain de plus de 430 milliards d’euros.

Pour Amnesty, un tel dédommagement «peut représenter un tournant dans l’engagement de la Fifa pour les droits humains». Mais le Qatar a déjà opposé une fin de non-recevoir, dénonçant le manque de critères et un coup de com sur le dos du monde arabe: «Où sont les victimes? Avez-vous les noms?», a répliqué le ministre qatari du Travail, Ali Bin Samikh al-Marri, qui rappelle qu’il existe déjà un fonds d’indemnisation depuis 2018, destiné, lui, aux travailleurs ne percevant pas leur salaire ; 320 millions d’euros auraient été versés depuis le début de l’année.

Réformes en cours

Sous la pression internationale, les autorités ont été forcées d’entamer des réformes, dont la plus emblématique est la fin (version Doha) ou le démantèlement progressif (version OIT) de la kefala, ce système qui soumet l’employé au bon vouloir de son patron, jusqu’à lui confisquer son passeport et l’empêcher de changer de boulot. Victoire fragile: «Les travailleurs risquent toujours d’être arrêtés ou expulsés si leur employeur annule leur visa, ne renouvelle pas leur permis de séjour ou les signale comme ayant “fugué” de leur travail», tempère Amnesty. En février 2021, la précédente Choura (parlement local) a voulu rétablir la kefala.

D’autres changements ont vu le jour, comme la création de comités de travailleurs et d’entreprises, ainsi que les sanctions, jusqu’à la prison, pour les employeurs peu scrupuleux. Une «labour city» avec des logements standardisés héberge aujourd’hui 70 000 travailleurs, dans de meilleures conditions, sous l’étroite surveillance de caméras omniprésentes. Mais trop de migrants vivent encore dans des conditions déplorables, comme l’ont révélé des images prises à la sauvette. Et les syndicats ne sont toujours pas autorisés.

Pour les salaires minimaux, une nouvelle législation est entrée en vigueur: «280 000 travailleurs ont vu leur salaire augmenter jusqu’au minimum de base et une commission sur le salaire minimal veille au grain», commente Max Tuñón. Le seuil est désormais de 1 800 ryals si on ne procure pas la nourriture ni le logement, sinon c’est 1 000 ryals (270 euros), soit la norme dans le secteur de la construction.

«Cela reste très bas. De plus, ils prestent au-delà de leurs heures et envoient plus de 80% de leurs revenus dans leurs pays», commente l’envoyé de l’OIT. Des tribunaux du travail ont vu le jour, avec un accès à la justice amélioré. En 2020, 11 703 plaintes ont été introduites, 24 650 en 2021. Cette augmentation est partiellement due au rush pour finir les travaux à temps.

Les domestiques sous le radar

Les travailleurs qui arrivent au Qatar ont déjà la garantie d’un contrat, qu’ils ont signé – et souvent dû payer – dans leur pays d’origine. S’il est un secteur qui échappe aux radars, c’est celui des travailleurs domestiques, «qui travaillent généralement entre 14 et 18 heures par jour, sans un seul jour de repos hebdomadaire, isolés dans des résidences privées», note Amnesty. «Il est clair qu’ils sont plus vulnérables et peuvent avoir une connaissance limitée de leurs droits, déclare Max Tuñón. C’est pourquoi il est crucial de leur accorder un jour de congé par semaine: ils peuvent ainsi avoir la liberté de déposer plainte auprès du gouvernement ou de leur ambassade, de parler avec des amis…»

Construction du stade Lusail. Grâce aux pressions, les travailleurs étrangers ont obtenu davantage de droits.
Construction du stade Lusail. Grâce aux pressions, les travailleurs étrangers ont obtenu davantage de droits. © belga image

Le secteur de l’hospitalité (gardes de sécurité, chauffeurs de taxi, personnel Horeca…) est également scruté, car il sera fortement sollicité pendant les quatre semaines de la compétition, avec de nombreuses heures supplémentaires à la clé: seront-elles volontaires et rémunérées? Les fédérations de football veillent au grain. «Il y a déjà plusieurs mois, l’Union belge a demandé à tous nos partenaires au Qatar, y compris l’hôtel où seront logés les Diables Rouges, de signer une due diligence (NDLR: processus de vérification), assure Stefan Van Loock, de la Fédération belge de football (RBFA). Certains membres de la fédération se sont rendus au Qatar pour évaluer la situation sur place et procéderont aux ajustements si nécessaire.»

«L’organisation de cette Coupe du monde a généré des souffrances qui demandent réparation, mais d’autre part, des progrès ont été enregistrés, et qu’on ne peut nier, dans le droit comme dans la pratique, même s’ils sont insuffisants ou appliqués de façon incomplète», conclut François Graas, d’Amnesty Belgique. «La Coupe du monde a été un accélérateur de changement», confirme Max Tuñón. L’émirat mène-t-il désormais la danse des réformes au Moyen-Orient? «Difficile à dire, répond celui-ci. L’OIT ne travaille qu’avec le Qatar, et aucun autre pays de la région n’ a entamé de tels dialogues délicats avec les syndicats inter- nationaux et des ONG pour les droits humains. Nous sommes ici jusqu’en décembre 2023, après, on verra.» Car le plus important sera de vérifier si les avancées perdureront quand les projecteurs seront éteints.

Chiffres clés

2,9 millions d’habitants, dont 2,3 millions d’étrangers.

50% de la population sont originaires d’Asie du Sud.

2,1 millions travaillent, dont la moitié sont des bas salaires.

35 000 travailleurs directement affectés aux chantiers de la Coupe du monde (à son apogée), soit moins de 2% de la main-d’œuvre totale du pays.

Plus de 90% des travailleurs du secteur privé sont des étrangers.

90% des Qataris travaillent dans le secteur public.

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