Affrontements entre jeunes Palestiniens et soldats israéliens: le quotidien de la Cisjordanie. © GETTY IMAGES

Israël-Palestine : «Les ingrédients de la situation actuelle sont très inquiétants» (interview)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Un gouvernement israélien particulièrement répressif, des ministres qui prennent des mesures toujours plus agressives, des jeunes Palestiniens de plus en plus socialisés dans la violence… Le contexte n’est pas favorable à une accalmie, estime l’historienne Stéphanie Latte Abdallah.

Historienne, politiste, chargée de recherche au CNRS, en France, Stéphanie Latte Abdallah est autrice de plusieurs livres sur la société palestinienne, parmi lesquels La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021).

Cette irruption de violences, est-ce la chronique d’une confrontation annoncée au vu du contexte des relations israélo-palestiniennes des derniers mois?

Cela a commencé en mars 2022 par des tensions répétées et qui n’ont fait que s’accroître avec une militarisation plus importante des Palestiniens et des formes d’actions plus violentes que ce qu’on avait vu précédemment. On est aussi dans un contexte où, depuis vingt ans, les gouvernements israéliens ne veulent pas régler le conflit mais plutôt le gérer. C’est-à-dire gérer dans une optique managériale un conflit de basse intensité avec différents dispositifs prévus à cet effet dont le redécoupage de l’espace en Cisjordanie et sa fragmentation extrême, le système de permis (plus de cent types de permis différents sont octroyés aux Palestiniens de Cisjordanie pour se déplacer), les arrestations et les emprisonnements massifs qui vont bien au-delà des seules personnes ayant commis des délits avérés. La solution politique a été complètement abandonnée au profit d’une gestion d’un territoire sur la base du paradigme d’une population globalement considérée comme «dangereuse», sans prendre en compte la question politique mais, au contraire, en développant sans cesse la colonisation ; et par un système qui ressemble de plus en plus à une situation d’apartheid au sens du droit international. Ce qui aboutit régulièrement à des moments de conflit violent. En plus, l’arrivée d’un gouvernement très radical et l’octroi à ses ministres les plus extrémistes de postes appelés à gérer la majeure partie de la colonisation et de l’occupation, finissent d’obscurcir un futur déjà sombre. On en revient alors à des actions armées et très violentes qui avaient malgré tout plus ou moins disparu ces dernières années.

La solution politique a été abandonnée au profit d’une gestion d’un territoire sur la base du paradigme d’une population globalement considérée comme “dangereuse”.

Y a-t-il une convergence d’intérêts ponctuelle entre le Djihad islamique, le Hamas, les Brigades des martyrs d’al-Aqsa?

C’est plus complexe que cela. Du côté des autorités gouvernementales, aucun accord ne lie le Hamas à Gaza et l’Autorité palestinienne du Fatah de Mahmoud Abbas en Cisjordanie. La division est extrêmement forte. Par contre, il y a depuis quelques années déjà une coalition d’intérêts en opposition à l’Autorité palestinienne entre le Hamas, le Djihad islamique et certains partis de gauche. Cependant, les groupes de jeunes actifs à Naplouse, à Jénine…, eux, se sont constitués sur des bases non partisanes. Y figurent certes des membres du Djihad islamique, du Hamas, de ses branches armées, les Brigades al-Qods et les Brigades Izz al-Din al-Qassam, des combattants des Brigades des martyrs d’al-Aqsa du Fatah et des personnes non affiliées. Mais il ne s’agit pas d’une entente au niveau du leadership partisan. Ce sont des groupes qui émergent d’une situation locale. Le leadership n’a pas le contrôle de leurs actions, même s’il y a des connexions. Le jeune de 21 ans qui a attaqué la synagogue à Neve Yaakov et le garçon de 13 ans qui a commis le fusillade à Silwan, c’est encore différent. A priori, ce sont des personnes non affiliées.

© REUTERS

Ce dernier profil témoigne-t-il d’une expansion de la lutte, notamment à des plus jeunes?

Un jeune de 13 ans qui commet une fusillade, il est vrai qu’on n’avait encore jamais vu cela. Cependant, il y a longtemps que des très jeunes s’engagent dans des actions violentes. Beaucoup ont été impliqués dans la «petite» intifada de 2014-2015. Mais ils étaient nettement moins armés. C’est le résultat d’une pénétration extrêmement forte d’armes, diverses et variées, grâce à des trafics en provenance du Liban, de la Jordanie, de l’Egypte mais aussi très largement d’Israël. Elle s’explique par l’existence de terres de non-droit qui ont prospéré notamment en Cisjordanie dans les zones C où l’Autorité palestinienne n’est pas habilitée à maintenir ce qui relève de l’administration civile et dans les zones B où elle peut intervenir mais où elle beaucoup de mal à le faire contre la délinquance ou les trafics d’armes, pour différentes raisons qui ont trait en grande partie à la gestion israélienne de ces zones.

Les violences actuelles annoncent-elles une nouvelle intifada?

Il est difficile de savoir comment cela évoluera. Mais il est vrai que le contexte est très défavorable. Les Palestiniens font face à un gouvernement très répressif, des ministres qui font des déclarations et prennent des mesures toujours plus agressives, en contradiction avec le droit international et les conventions de Genève, sur les révocations de nationalité et de résidence permanente des familles de personnes ayant commis des attentats par exemple, et travaillent ouvertement à l’annexion de la Cisjordanie de même qu’ils encouragent l’armement de la population israélienne… Que les auteurs de violences soient de plus en plus jeunes s’explique par une socialisation dès le plus jeune âge par une violence vécue, celle subie par leurs parents, frères, amis, etc. Il y a toujours un ou plusieurs membres de la famille qui ont passé de longues années en prison (l’incarcération en Israël touche en effet 40% des hommes palestiniens) ou qui ont été tués par l’armée israélienne, dans un certain nombre de cas pour rien… Depuis le début de l’année 2023, on a compté plus d’un mort par jour du côté des Palestiniens. Au niveau israélien, l’armée et le Shin Bet essayent même de calmer les ardeurs de répression violente des ministres extrémistes. Même si cette modération reste toute relative puisqu’ils ont lancé cette opération armée à Jénine le 26 janvier, qui a tué dix Palestiniens dont au moins trois personnes non armées, alors qu’une analyse récente du journaliste israélien Gideon Levy a affirmé qu’elle n’était sans doute pas nécessaire. Les ingrédients de la situation actuelle sont très inquiétants.

«On assiste depuis une vingtaine d’années à une augmentation toujours croissante de la colonisation par tous les gouvernements successifs», observe Stéphanie Latte Abdallah.
«On assiste depuis une vingtaine d’années à une augmentation toujours croissante de la colonisation par tous les gouvernements successifs», observe Stéphanie Latte Abdallah. © Reuters

Les outils de la répression israélienne ont-ils évolué ces derniers mois?

Y a-t-il eu un accroissement de la répression? Je crois qu’on a un effet cumulatif dans le temps. Ce qui est sûr, c’est que, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une augmentation toujours croissante de la colonisation, appuyée par tous les gouvernements israéliens successifs. Il y a aussi une violence des colons, moins visible à l’international mais très présente. Surtout dans le nord de la Cisjordanie, justement, où se trouvent beaucoup de colonies nationalistes religieuses et sionistes. Ce n’est pas le cas de toutes les colonies. Je vois cela comme un phénomène d’accumulation, avec des violences surgissant à des moments différents quand un événement cristallise les tensions. Cependant, des sondages d’opinion ont montré récemment un plus grand soutien de la population palestinienne à une intifada armée par rapport à celui observé il y a quelques mois. Un résultat qui reflète le sentiment d’échec ressenti par la population par rapport à d’autres formes de mobilisation non violentes qui se sont beaucoup développées ces dernières années – et continuent d’ailleurs. Les pics de violence ne doivent pas masquer les autres formes de mobilisation, comme la résistance populaire dans les villages touchés par le Mur ou la prédation de terres par les colons ; le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions qui gagne du terrain en Palestine et à l’international ; les différentes formes de protection de lieux par des sit-in, etc. comme à Sheikh Jarrah au printemps 2021 ; ou encore la résistance par l’économie dans un contexte où les dépossessions et le processus colonial se font aussi par les mécanismes, réseaux et pratiques de l’économie néolibérale.

Les Etats-Unis ont-ils la possibilité d’exercer des pressions pour relancer un dialogue?

Je ne crois pas. Les pressions sur le gouvernement israélien viseront simplement à contenir les violences, à tempérer les mesures annoncées, à tenter de modérer les ministres israéliens les plus véhéments, et à influer sur les attaques contre la démocratie à l’intérieur même d’Israël – avec la réforme du système judiciaire notamment – qui inquiètent pas mal les Américains. Mais ramener le gouvernement israélien à la table de négociation, je n’y crois pas du tout. Ils n’ont exercé aucune pression valable en ce sens depuis la période de John Kerry (NDLR: secrétaire d’Etat américain de 2013 à 2017). Ils feront peut-être aussi pression sur l’ Autorité palestinienne pour qu’elle n’arrête pas la coopération sécuritaire. Elle a annoncé son arrêt. Mais on ne sait pas si elle va la stopper complètement. Et si elle le fait, cela ne durera pas longtemps, comme on l’a déjà vu par le passé. La maintenir ou la stopper est difficilement tenable politiquement pour les dirigeants palestiniens. Extrêmement décriés, ils ont été obligés de réagir après l’opération israélienne à Jénine. Mais la coopération sécuritaire est liée à la coopération civile qui agit sur toute une série de domaines: l’ensemble des circulations des Palestiniens, et ainsi la santé, l’économie, etc. qui rendent assez rapidement extrêmement dommageable un blocage. Et les autorités israéliennes détiennent de forts leviers de pression pour empêcher elles-mêmes la remise en cause durable de la coopération sécuritaire puisqu’elles régissent l’essentiel des échanges de l’Autorité palestinienne avec l’extérieur et qu’elles contrôlent les frontières – et décident ainsi notamment de la rétrocession ou non des droits de douane – , les flux financiers, énergétiques, les réseaux téléphoniques et Internet de Cisjordanie, et gèrent même l’état civil des Palestiniens de l’ensemble des territoires occupés. Dans tous les domaines de l’existence, les systèmes et les populations sont interconnectés. Une rupture des relations serait très difficile à tenir.

«On assiste depuis une vingtaine d’années à une augmentation toujours croissante de la colonisation.» Stéphanie Latte Abdallah, historienne, chercheuse au CNRS.
«On assiste depuis une vingtaine d’années à une augmentation toujours croissante de la colonisation.» Stéphanie Latte Abdallah, historienne, chercheuse au CNRS. © dr
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