© Getty

Pourquoi les sanctions envers la Russie sont si frileuses (analyse)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Sanctionner sans entraîner une guerre, tel est le dilemme des Occidentaux après le coup de force de la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des républiques séparatistes de l’est de l’Ukraine. Et surtout, comment réagira le pouvoir à Kiev ?

LE CONTEXTE

Le président russe Vladimir Poutine a décidé, le 21 février, de reconnaître l’indépendance des « républiques populaires de Donetsk et de Louhansk » en dissidence avec le pouvoir ukrainien depuis la révolution proeuropéenne de Maïdan et l’intervention militaire russe de 2014. De la sorte, la Russie viole l’accord de Minsk II qu’elle a signé en 2015 et qui prévoit un cessez-le-feu entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses et la restauration des frontières de l’Ukraine. Et après ? Le coup de Poutine prélude-t-il à une guerre au coeur de l’Ukraine ou à l’enracinement d’un conflit gelé limité ?

Une nouvelle fois, Vladimir Poutine a fait un pied de nez à ses « partenaires » occidentaux. La mise sous tutelle des républiques séparatistes ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk, décidée le 21 février, est une provocation à l’adresse de la partie ukrainienne mais n’est pas une déclaration de guerre. Elle ne trace pas nécessairement la voie vers un conflit. Mais elle n’en éteint pas la possibilité. Les Occidentaux mesurent les sanctions prises, soucieux d’éviter l’escalade fatale. Le président russe reste le maître du jeu. Etat des lieux en trois questions-réponses.

1. Reconnaître les indépendances, quelle signification ?

Depuis 2014 et la première invasion de l’Ukraine par la Russie qui a conduit notamment à l’annexion de la Crimée ukrainienne, les régions de Donetsk et de Louhansk (7 % du territoire) étaient sous le contrôle des séparatistes prorusses, et de la Russie, leur seul soutien, hors l’assistance d’autres régions de l’ex-empire soviétique favorables à Moscou et en rupture avec leur entité nationale, la Transnistrie (par rapport à la Moldavie), l’Ossétie du sud et l’ Abkhazie (dissidentes de la Géorgie). En soi, sur le terrain, la décision de Vladimir Poutine met simplement un vernis officiel à une situation existante. En droit international, cependant, elle viole l’engagement de la Russie, inscrit dans les accords de Minsk de 2014 et 2015, qui prévoyaient le maintien des deux républiques sous le pouvoir ukrainien.

C’est en arguant l’absence supposée de volonté du gouvernement de Kiev d’envisager les changements constitutionnels et législatifs accordant une autonomie à ces régions que le président russe a jugé qu’une autre solution au règlement du dossier s’imposait sans attendre. Ces questions étaient pourtant au coeur des négociations sous le format Normandie (Russie, Ukraine, séparatistes de Donetsk et de Louhansk, France et Allemagne, les acteurs et parrains des accords de Minsk) que Paris et Berlin avaient réussi à relancer, avec une vision apparemment plus ouverte des progrès à réaliser de la part du président ukrainien Volodymyr Zelensky.

2. Quelles conséquences, sur le terrain ?

L’ officialisation des indépendances des républiques de Donetsk et de Louhansk et les accords d’entraide durant dix ans signés dans la foulée par leurs dirigeants à Moscou autorisent, dans l’entendement de la Russie, l’envoi de troupes pour y mener une opération de « maintien de la paix » puisque dans la réécriture de l’histoire à laquelle a procédé Vladimir Poutine lors de son allocution du 21 février, « l’Ukraine se préparait à une guerre contre la Russie » et « la situation dans le Donbass est aujourd’hui à un point critique ». Les soldats russes consolideront-ils uniquement la position des séparatistes ?

C’est toute l’habileté du président russe d’avancer ses pions en gagnant à chaque fois une bataille ponctuelle. Très ponctuelle.

Se garderont-ils de repousser les limites géographiques des deux républiques ? Dans l’autre camp, le pouvoir ukrainien pourra-t-il réagir à un nouveau dépeçage de son territoire sans recourir à une action militaire ? Les forces gouvernementales respecteront-elles le statu quo territorial ? Un incident, réel ou fabriqué, ne sera-t-il pas utilisé pour justifier une offensive de plus grande ampleur ? Les Russes ne chercheront-ils pas à assurer une continuité géographique entre les zones de Donetsk et de Louhansk et la péninsule de Crimée annexée ? Il ne faut pas être grand stratège pour comprendre que la situation ainsi créée, principalement par Vladimir Poutine, transforme l’est de l’Ukraine en une poudrière prête à exploser à tout moment.

Le mardi 22 février déjà, Denis Pouchiline, le « président » de la république autoproclamée de Donetsk, a expliqué que la délimitation des zones non contrôlées des régions de Donetsk et de Louhansk serait « réglée ultérieurement ». Vladimir Poutine lui-même a indiqué le même jour que sa conception des frontières des deux « Etats » intégrait l’ensemble du territoire du Donbass alors qu’aujourd’hui les séparatistes n’en contrôlent qu’un tiers.

null
null© Getty

3. Jusqu’où sanctionner ?

Malgré les réactions verbales matamoresques de ces derniers jours, les premières sanctions décidées ou envisagées par les Occidentaux, le 22 février, contre la Russie étaient empreintes d’une prudence ostensible et relevaient pour la plupart de la rétorsion ciblée. Les Etats-Unis ont interdit aux citoyens américains tout investissement, commerce ou financement dans les régions de Donetsk et de Louhansk. Le Royaume-Uni a pris des mesures contre trois oligarques russes proches du Kremlin et contre cinq banques. L’Union européenne a interdit l’accès aux marché et services financiers de banques soutenant les opérations militaires russes dans l’est de l’Ukraine et sanctionné vingtsept individus et entités jouant un rôle dans la violation de l’intégrité de l’Ukraine… Etonnamment, c’est l’ Allemagne, pourtant jadis très soucieuse de la vitalité de ses relations économiques avec Moscou, qui a amorcé la sanction la plus forte en annonçant la suspension de l’autorisation d’exploitation du gazoduc Nord Stream 2 entre les deux pays.

Cette frilosité générale est révélatrice de la complexité de la tâche. Certes, Vladimir Poutine a tiré un trait sur les accords de Minsk mais il n’a pas envahi l’Ukraine. Un déploiement de troupes dans le Donbass violerait certes la souveraineté originelle de l’Ukraine indépendante mais pourrait difficilement être assimilé à une invasion puisqu’il s’opérerait avec l’assentiment des dirigeants des républiques à l’indépendance reconnue par Moscou. Bref, les Occidentaux sont sur le fil du rasoir parce que la confrontation est susceptible de basculer à tout moment dans une guerre dévastatrice. C’est toute l’habileté du président russe d’avancer ses pions en ne provoquant pas la « réaction nucléaire » des Occidentaux en retour, mais en gagnant à chaque fois une bataille ponctuelle. Très ponctuelle.

LES PRÉCÉDENTS

Crimée – 2014. A l’issue d’un référendum controversé organisé le 16 mars, une majorité d’habitants de la péninsule ukrainienne de Crimée choisit le rattachement à la Russie. Vladimir Poutine niera puis reconnaîtra la présence de soldats russes aux côtés des séparatistes criméens. Une réponse à la révolution proeuropéenne qui a renversé le président prorusse Viktor Ianoukovytch à Kiev. Dans la foulée de la consultation populaire, la présidence russe décrète l’annexion de la Crimée.

Ossétie du sud, Abkhazie – 2008. A la dislocation de l’Union soviétique en 1991, les régions de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie refusent de se délier de la Russie et de faire partie de la Géorgie indépendante. En 2008, le président Mikheil Saakachvili, nouvellement élu, lance une offensive militaire contre l’Ossétie du Sud pour reprendre le contrôle de la région. L’ armée russe intervient pour repousser les Géorgiens et protéger l’autre république dissidente, l’ Abkhazie. Le conflit qui se clôt par un accord de cessez-le-feu sans modification des frontières sous l’égide du président français et président en exercice de l’Union européenne, Nicolas Sarkozy, donne l’occasion à la Russie de reconnaître l’indépendance des deux républiques.

Transnistrie – 1991. Même scénario dans l’ancienne république soviétique de Moldavie à la chute de l’URSS : la région de Transnistrie choisit la fidélité à la Russie plutôt que l’association avec la Moldavie indépendante. La situation n’a quasiment pas évolué depuis trente ans (lire Le Vif du 6 janvier). Cependant, la Russie n’a jamais reconnu l’indépendance de la République moldave du Dniestr, autre appellation de la Transnistrie.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire