Quatre jours après le Razoni, plusieurs navires ont quitté Tchornomorsk avec, à leur bord, un total d’environ 250 000 tonnes de marchandises. © getty images

Plus de 20 millions de tonnes de produits alimentaires bloqués en Ukraine

Fin juillet, l’accord d’Istanbul a permis la création d’un corridor céréalier censé relancer l’économie ukrainienne et soigner la crise alimentaire mondiale. Ce texte pèse également son poids économique et diplomatique pour la Russie et la Turquie.

Une fois n’est pas coutume, il y aura deux clichés. Un avec Sergueï Choïgou, ministre russe de la Défense. L’autre avec Oleksandr Kubrakov, ministre ukrainien des Infrastructures. Chacun serrant tour à tour la main du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, et du président turc, Recep Tayyip Erdoğan.

«L’Ukraine ne signe aucun document avec la Russie, avait prévenu Kiev. Nous signons un accord avec la Turquie et l’ONU et prenons des engagements envers eux. La Russie signe un accord miroir avec la Turquie et l’ONU.» Le 22 juillet, à Istanbul, le texte sur l’exportation des produits agricoles ukrainiens a enfin été ratifié et rendu valable pour quatre mois renouvelables. Il donne vie au «corridor céréalier» en mer Noire que pourront emprunter les navires au départ des ports d’Odessa, Tchornomorsk et Pivdennyi.

Pour certains observateurs, l’ accord mettra fin à une période de crise alimentaire internationale. Après les bombardements des campagnes et des moyens de transport et le blocus maritime imposé par la Russie, l’Ukraine – qui concentre 9% de la production mondiale de blé, 15% du maïs et 42% de l’huile de tournesol (selon des chiffres avancés par la BBC) – a dû mettre ses exportations entre parenthèses. Vingt millions de tonnes de cargaison sont donc restés au pays, entraînant la hausse des prix des denrées ailleurs dans le monde.

Le maintien du blocage aurait eu pour effet d’augmenter la pauvreté et les inégalités, causes principales de troubles sociaux. Il a pourtant fallu attendre une dizaine de jours pour que l’accord soit exécuté, la Russie ayant effectué un tir de missiles aux environs d’Odessa le lendemain de la signature. Le 1er août, un premier navire, le Razoni, quittait ce même port chargé de 26 000 tonnes de blé. Conformément à la procédure, il a été inspecté à Istanbul par le Centre de coordination conjointe (CCC), l’organisme constitué des représentants des deux pays belligérants, de la Turquie et des Nations unies. L’ objectif: s’assurer que le cargo transporte uniquement des produits agricoles. Le 5 août, le Rojen et le Polarnet ont quitté Tchornomorsk, direction le Royaume-Uni et l’Irlande, suivis quelques heures plus tard du Navistar, Mustafa Necati, Star Helena, Glory et Riva Wind, pour un total d’environ 250 000 tonnes de marchandises.

L’accord d’Istanbul est moins important pour le volume des exportations qu’il libère que pour l’ouverture qu’il symbolise.

Le grenier endommagé

Près de six mois après le début du conflit, la Pologne et la Roumanie restent très frileuses sur la question du transit des marchandises ukrainiennes par leurs terres. Quand on sait que les ports du Danube n’ont pas la capacité pour accueillir les grands navires, on comprend toute l’importance de l’accord d’Istanbul pour l’économie de Kiev, dont 90% du transport de produits agricoles a lieu par voie maritime. Selon le cabinet présidentiel ukrainien, il y aurait actuellement dix-sept navires dans les ports, remplis de près de 600 000 tonnes de marchandises. Vingt autres millions de tonnes sont encore stockés dans le pays. «A l’ échelle mondiale, ça ne représente pas grand-chose, tempère Olivier De Schutter, professeur de droit international à l’UCLouvain. Chaque année, 2,8 milliards de tonnes de produits agricoles sont fabriqués dans le monde. L’ accord d’Istanbul fait office de déverrouillage pour certains pays comme le Liban ou l’Egypte, mais il est moins important pour le volume des exportations qu’il libère que pour l’ouverture qu’il symbolise.»

De nombreux agriculteurs ukrainiens manquent de liquidités, indispensables pour acheter du fuel et ensemencer. Les prochaines récoltes de maïs s’annoncent donc assez mauvaises.
De nombreux agriculteurs ukrainiens manquent de liquidités, indispensables pour acheter du fuel et ensemencer. Les prochaines récoltes de maïs s’annoncent donc assez mauvaises. © getty images

La possibilité de relancer l’activité de ports fonctionnels est évidemment une très bonne chose, mais l’exportation par cargos céréaliers n’est qu’un maillon d’une très longue chaîne, dont plusieurs aspects demeurent problématiques. «Il faudra à peu près huit cents bateaux pour vider les entrepôts et les silos à céréales, c’est énorme (NDLR: Kiev prévoit d’atteindre le rythme de trois à cinq navires par jour), pense Olivier De Schutter. Les entrepôts sont encore pleins et beaucoup de producteurs ukrainiens n’ont pas récolté le blé en juillet parce qu’ils n’avaient rien pour ranger leur stock. Il aurait fallu que l’accord intervienne un mois plus tôt.»

Deuxième problème de taille: l’état défectueux des infrastructures, routes et entrepôts, qui complique très sérieusement la logistique et pourrait faire baisser l’exportation ukrainienne jusqu’à 40%, selon l’ancien rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. «Depuis l’invasion, de nombreux agriculteurs et agricultrices ukrainiens n’ ont pas pu vendre dans des conditions normales, pointe-t-il comme troisième élément. Ils n’ont donc pas de cash, pourtant indispensable pour acheter du fuel et ensemencer, ce qui rend les conditions de récolte du maïs pour le mois d’août assez mauvaises.» Et peu encourageantes pour le futur.

Diplomatie amicale russo-turque

Actrice centrale de l’accord signé sur ses terres, la Turquie n’a pas endossé le costume d’intermédiaire par hasard. «Un mois à peine après le début de la guerre, elle était [déjà] parvenue à réunir les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien au Forum diplomatique d’Antalya, stipulait Didier Billion, docteur en sciences politiques, au début de l’été sur France 24. C’était une avancée diplomatique [majeure] puisque l’objectif de la Turquie est de se placer au centre du jeu et de montrer qu’ elle est absolument incontournable.»

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Dans une atmosphère semblable à celle de la guerre froide, Ankara fait partie de ces gouvernements qui voient tout l’intérêt de jouer l’équilibre entre les blocs pour renforcer leur pouvoir d’influence géopolitique. D’un côté, elle fait partie de l’ Otan et fournit des drones de combat à l’Ukraine. De l’autre, elle achète des armes à la Russie «dont elle est également dépendante pour sa sécurité énergétique et alimentaire», glisse Olivier De Schutter. En même temps qu’il redore son blason au sein du monde occidental, le président turc Recep Tayyip Erdoğan se rapproche ainsi de son homologue russe Vladimir Poutine, rencontré d’ailleurs à Sotchi dans la foulée de l’accord. L’occasion, certainement, de lui glisser un mot sur la Syrie, où il envisage d’intervenir contre des groupes kurdes qu’il qualifie de « terroristes ». Une opération qui ne peut se faire sans l’aval de Moscou, actuellement maître de l’espace aérien. L’occasion, aussi, d’évoquer la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu, dans le sud de la Turquie, entamée en 2015 par le géant nucléaire étatique russe Rosatom et actuellement retardée suite à des litiges. Le rapprochement avec Poutine a donc aussi pour but de sortir de cette impasse nucléaire avec le moins de dégâts possible.

Les Occidentaux ne sont pas seuls au monde et ne peuvent pas imposer leurs desiderata au reste de la planète.

Tout cela mène à la Russie, probablement la véritable gagnante du rendez-vous d’Istanbul. En plus du texte qui établit le corridor céréalier, Moscou s’est assuré la signature d’un document avec l’ONU pour faciliter ses exportations de produits agroalimentaires et d’engrais. Le moyen idéal pour contourner les sanctions économiques occidentales. «Désormais, si on regroupe sa production propre et ce qui est sous son contrôle, la Russie détient cent millions de tonnes de blé sur les 774 produits chaque année dans le monde, souligne Olivier De Schutter. Même si l’on parle beaucoup plus de l’exportation ukrainienne, ces cent millions librement commercialisés par Moscou pèsent beaucoup plus dans la balance économique que les vingt de Kiev. C’est un aspect déterminant de l’accord.»

Alors qu’il redore son blason au sein du monde occidental, le président turc Recep Tayyip Erdoğan se rapproche de son homologue russe Vladimir Poutine. Ils sont sans doute les deux vrais gagnants du rendez-vous d’Istanbul...
Alors qu’il redore son blason au sein du monde occidental, le président turc Recep Tayyip Erdoğan se rapproche de son homologue russe Vladimir Poutine. Ils sont sans doute les deux vrais gagnants du rendez-vous d’Istanbul… © getty images

Au-delà du strict intérêt russe, le professeur en droit international estime que la reprise de l’exportation des engrais fertilisants agit dans l’intérêt de tous, «pour éviter de payer le coût très élevé des engrais fabriqués à base de gaz naturel, une situation qui forcerait les agriculteurs occidentaux à limiter leur production et inquiéterait les marchés». Sur le plan diplomatique, il semble que la Russie veuille profiter de la création du corridor céréalier pour parachever son opération séduction au Moyen-Orient et en Afrique, où le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est d’ailleurs rendu fin juillet lors d’une tournée qui l’a mené en Ethiopie, en Ouganda, en RDC et en Egypte. Son but? Confondre l’idée selon laquelle la crise alimentaire serait due à l’invasion russe en Ukraine. «Beaucoup de pays africains et du Moyen-Orient ont besoin du blé russe, la dépendance atteint même 80% pour la RDC et 100% pour l’Erythrée, éclaire Olivier De Schutter. Forcément, cela peut expliquer de nombreuses abstentions lors des assemblées générales des Nations unies et une relative neutralité dans le conflit.»

Sur France 24, Didier Billion estimait ces éléments déterminants pour la suite du conflit. «Aujourd’hui, une grande partie des pays de la planète, et notamment ceux que l’on appelle les « pays émergents », ont condamné l’agression russe mais se refusent à appliquer les sanctions à son encontre. […] On peut le regretter, mais c’est un fait. Il faudra que les dirigeants de l’Union européenne prennent conscience de cet aspect des choses: les Occidentaux ne sont pas seuls au monde et ne peuvent pas imposer leurs desiderata au reste de la planète.»

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