Varsovie, 1942 © DR

Oubliez tout ce que vous avez appris sur l’holocauste

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Des historiens sont arrivés à la conclusion que l’holocauste ne s’était pas exactement passé comme ils le pensaient jusqu’alors. Par exemple, Hitler n’a pas planifié de longue date l’extermination des juifs et la plupart des victimes de l’holocauste ont été tuées en dehors des camps de concentration. Cela le rend encore plus effrayant.

Peu de périodes de l’histoire n’auront autant été disséquée que celle de l’holocauste. The Library of Congress à Washington conserve pas moins de 17 000 livres sur le sujet. On pensait que tout ou presque avait été dit et il est donc particulièrement surprenant que paraissent encore des livres écrits par des sommités et qui avancent une toute nouvelle vision de l’extermination des juifs en Europe.

Le premier a été Final Solution de l’historien juif et britannique David Cesarani. Paru fin 2015, il ne fera guère de vagues. L’auteur étant mort avant que son livre n’atteigne les étalages, il ne pourra pas en faire la promo, ni faire d’interview. Une chose qui est souvent fatale lorsqu’on souhaite atteindre la reconnaissance publique. Mais le projet de Laurence Rees, célèbre producteur de la BBC, va peut-être changer la donne. Dans son dernier opus, The Holocaust, a New History, il suit les traces de son ami Cesarani qui sort des sentiers battus en ce qui concerne l’holocauste.

En Europe et aux États-Unis, tout le monde connaît l’holocauste, ou du moins pense le connaître. Les images des camps de concentration et la persécution des juifs font partie intégrante de la mémoire collective. Il est dans les programmes scolaires et tous ceux qui essayent de le nier ou de le minimiser sont poursuivis pénalement. Notre image de l’holocauste est basée sur le point de vue qui veut que l’éradication industrialisée des juifs ne fût qu’un sinistre et prémédité master plan d’Hitler. L’holocauste distingue donc le nazisme des autres dictatures totalitaires et racistes. Un crime qui ne trouve pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité. L’holocauste aurait été le projet historique ultime des nazis. Cette vision de l’histoire « est devenue un article de foi ». Sauf qu’elle est fausse dit Cesarani qui propose un nouveau discours. « Mon livre réfute le fait que l’élimination des Juifs s’est effectuée de façon systématique, qu’elle s’est déroulée selon un planning logique et même qu’elle a été préméditée. »

Bien sûr, Cesarani n’est pas le premier historien qui fustige une compréhension généralisée et trop schématique de l’holocauste. Raul Hilberg dénonçait déjà en 1961 l’idée que l’holocauste était le fruit d’une machine bien huilée. Ses ouvrages ont d’ailleurs fait école puisqu’aujourd’hui la plupart des historiens admettent que l’antisémitisme est l’un des principaux éléments de l’histoire idéologique et projet politique des nazis. Mais en même temps que la mise en oeuvre pratique de l’holocauste fut erratique, il n’est pas le fruit d’une évolution linéaire.

Nazi SS Special Commanders line up Kiev Jews to execute them with guns and push them in to a ditch, already containing bodies of victims, The Babi Yar Massacre, World War II, Poland, 1941.
Nazi SS Special Commanders line up Kiev Jews to execute them with guns and push them in to a ditch, already containing bodies of victims, The Babi Yar Massacre, World War II, Poland, 1941.© Getty Images

Cesarani va pourtant encore plus loin. Il est vrai que les mesures antijuives sont devenues de plus en plus sévères depuis le début du régime nazi, comme si l’on avait mis en place un piège se refermant sur les juifs. Mais ce développement ne veut pas dire que chaque étape a suivi un ordre déterminé ou une logique préétablie. Selon lui, l’histoire classique ne comprend pas bien « l’essence » de l’holocauste parce que beaucoup sont obnubilés par l’antisémitisme d’Hitler. Ces observateurs oublient ce qui motivait Hitler plus que tout : sa soif de guerre. Les vraies ambitions d’Hitler n’étaient pas d’exterminer tous les juifs, mais de se lancer dans une nouvelle guerre avec la France et l’Angleterre et surtout de la gagner. Le projet central d’Hitler et de l’élite nazi n’était donc pas l’holocauste, mais la Seconde Guerre mondiale.

Avec force de détails sinistres, Cesarani décrit de quelle façon les juifs ont payé le prix de ces ambitions belliqueuses. Chaque étape vers une plus grande persécution des juifs a été déterminée par le cours des campagnes militaires. Dans le milieu des années 30 et 40, Hitler va développer l’appareil militaire. Cela lui coûtait une fortune. Spolier les biens et richesses des juifs arrangeait donc bien les nazis. Et non, la nuit de cristal de 1938 n’a pas été orchestrée par Joseph Goebbels, le ministre de la propagande d’alors, en réaction au meurtre du diplomate allemand à Paris par un juif nommé Herschel Grynszpan. Tout cela n’était qu’un rideau de fumée des nazis. Le vrai motif était d’obtenir le soutien de la population allemande pour l’annexion des Sudètes. En boutant le feu aux synagogues et autres bâtiments de la communauté juive, les nazis espéraient enflammer le nationalisme.

Une autre chose intrigante est l’obligation de porter une étoile jaune. Celle-ci n’a été implémentée qu’après l’invasion de la Pologne et encore elle ne le fut, à l’époque, que pour les juifs polonais. En Allemagne et dans l’Europe de l’Ouest, celle-ci n’a été obligatoire qu’à partir de septembre 1941, soit à partir du moment où l’invasion de la Russie, au départ victorieuse, périclite. Les nazis étaient au pouvoir en Allemagne depuis 1933, mais les juifs allemands ne devront pas porter d’étoile durant les trois quarts du règne nazi.

C’est en janvier 1942, lors de la fameuse conférence de Wannsee, que furent pris des engagements autour de la solution finale, la ‘Endlösung der Judenfrage’. Si cela avait été le réel point de départ de l’holocauste, comme certains le pensent encore, alors celle-ci vient un peu tard. Soit dix ans après que Hitler ait été nommé chancelier. Le fait est que tant que l’Allemagne engrangeait les succès, le point d’une solution finale centralisée et organisée n’était pas à l’ordre du jour. Il ne le fut qu’à partir du début de l’année 1942. Lorsqu’il est apparu que l’Allemagne ne triompherait ni rapidement ni facilement de la Russie.

« Les juifs n’étaient-ils pas les véritables instigateurs du complot judéo bolchévique ? En décembre 1941, Hitler n’avait-il pas déclaré la guerre à l’Amérique et dit du président Franklin D. Roosevelt qu’il était la marionnette des conseillers juifs ? »

July 1945: Elderly citizens of Berlin rest on a bench marked 'Not for Jews', an ugly reminder of Nazi days.
July 1945: Elderly citizens of Berlin rest on a bench marked ‘Not for Jews’, an ugly reminder of Nazi days. © Getty Images

Les juifs allemands et des pays occupés étaient désormais considérés comme la cinquième colonne des ennemis réunis et blâmés de tous les malheurs de l’Allemagne. Ça, c’est pour la rhétorique politique. On peut aussi ajouter que les Allemands ne savaient plus quoi faire des millions de juifs qui se trouvaient dans les territoires occupés de l’Europe de l’Est.

Il existait déjà des camps de concentration et même quelques chambres à gaz, mais ce n’est qu’à partir de 1942 que l’on vit des véritables camps d’extermination.

Le train juif

Dans l’opinion publique, Auschwitz reste le symbole de l’holocauste. L’image est si puissante qu’il y a partout dans le monde des monuments avec des rails de train, en hommage aux convois vers Auschwitz. Même pour les camps qui n’étaient accessibles qu’en camion ou à pied comme ce fut le cas pour Gurs dans le sud de la France.

Il n’est pas juste de faire d’Auschwitz le grand symbole. Au moment où l’on décide de transformer ce camp en usine de la mort, l’extermination des juifs tourne déjà à plein régime. La plus grande partie de l’Holocauste n’a pas eu lieu dans, mais hors des funestes camps d’extermination. C’est écrit de façon explicite dans des livres comme celui de Black Earth (2015) de Timothy Snyder, ou het nieuwe Why? Explaining the Holocaust (2017) de Peter Hayes.

Snyder s’est fait un nom avec son livre Bloodlands (2010), dans lequel il raconte les terribles évènements qui ont eu lieu en Europe de l’Est. Un territoire qui fut terrorisé dans un premier temps par Staline, puis par Hitler. À la grosse louche, on parle des Pays Baltes, de la Pologne, de l’Ukraine et la Russie Blanche et Occidentale. 14 millions de civils y ont été tués. C’est plus que le double des juifs tués par l’holocauste. Pour ce dernier, les chiffres varient entre 5 et 6 millions de personnes. Si on ajoute les victimes non-juives, on arrive à 11 millions de victimes de l’holocauste.

Snyder argumente que l’holocauste a pu se produire, car il a pris place dans des pays où il n’y avait plus de structures étatiques et que les habitants ne bénéficiaient plus de la moindre protection civile.

Snyder: « En 1939, les Allemands visaient surtout la destruction de Pologne comme entité politique, et pas l’extermination de sa population juive. Mais la destruction de l’état polonais eut des conséquences désastreuses pour les habitants juifs. Ce sont souvent les minorités qui trinquent le plus dans un pays qui a explosé sous l’anarchie et la guerre. Le fait que les nazis ont d’abord tué l’intelligentsia polonaise et les cadres de l’armée et de la police a rendu les juifs très vulnérables à ceux qui voulaient leur régler leurs comptes. »

Photograph of the execution of Kiev Jews by a German army mobile killing unit, 1942.
Photograph of the execution of Kiev Jews by a German army mobile killing unit, 1942. © UIG via Getty Images

Cela vaut aussi pour les États baltes. Quand l’armée allemande les envahit en 1941, les institutions politiques n’étaient déjà plus que l’ombre d’elle-même depuis l’invasion russe. Résultat : cette même année, tous « leurs » juifs avaient été exterminés dans une série de pogroms. Ils n’ont pas eu besoin des Allemands. Il y avait aussi un côté matérialiste à cela. Lors de l’occupation russe, les magasins et entreprises avaient été nationalisés. Dans 80% des cas, ceux-ci avaient des propriétaires juifs. Quand les Russes ont été expulsés, il était financièrement plus intéressant pour les Pays Baltes de garder la main sur ces affaires d’origine juives.

C’est là aussi une différence essentielle entre les juifs d’Europe de l’Ouest et du Sud, mais aussi de pays comme le Danemark ou la Norvège ou même l’Allemagne et ceux issus des pays à feu et à sang situé entre Berlin et Moscou. Dans les pays appartenant à la première catégorie, il existait, même sous le joug nazi, une société civile structurée à même de protéger les citoyens contre les plus bas instincts.

En Ukraine et dans ce qu’on appelle la Russie Blanche, le massacre fut également sans pitié. On y a massacré en nombre, à mains nues, avec des haches et des marteaux, par pendaison ou par le feu. Mais aussi à l’aide de grenade et de fusils. Le pire pogrom pris place le 19 septembre 1941, près de Babi Yar, une vallée non loin de Kiev. En deux jours, on va y massacrer pas moins de 33.000 juifs. À titre d’exemple, à Auschwitz-Birkenau, lors des journées les plus « productives », on tuait 9000 personnes par jour.

Les chambres à gaz étaient le troisième choix

Que l’on ait choisi une autre option que l’exécution debout avait ses raisons. La première, c’est que les Allemands craignaient que des exécutions publiques, avec notamment des femmes et des enfants, ne provoquent des révoltes populaires. La seconde est que les commandements de l’armée et des SS avaient demandé un traitement plus humain. Pas spécialement pour les juifs, mais parce que leur personnel souffrait d’une véritable épidémie de dépressions et craquait nerveusement. Même les bourreaux avaient du mal avec tant de bestialité.

Enfin, cette solution était beaucoup plus économique. Le gaz Zyklon B coûtait bien moins cher que des armes et des balles. Une victime ne coûtait que quelques cents.

Le sentiment général est que l’holocauste s’est déroulé dans les chambres à gaz. Il n’y a eu « que » 6 camps d’extermination avec des chambres à gaz qui ont véritablement fonctionné. C’était le troisième choix parmi les méthodes d’extermination.

Bien plus de Juifs ont été tués par balle avec leurs corps qui tombaient directement dans des fosses communes. On a aussi utilisé des gaz d’échappement de véhicule et les corps étaient incinérés dans des fours. Cette technique fut surtout utilisée dans le centre et à l’ouest de la Pologne. Ce n’est qu’après qu’ont été développées les chambres à gaz. La plupart des autres juifs d’Europe ont été déportés vers des endroits comme Auschwitz.

Les nazis avaient compris qu’ils ne pouvaient se permettre de construire des fabriques de la mort dans des pays comme la France, la Belgique ou les Pays-Bas. Soit là où il existait encore une société encore relativement intacte. Les juifs de l’Ouest ont donc été déportés vers le coin de l’est de l’Europe. Les nazis y ont d’ailleurs amené les trois quarts de leurs victimes.

Le gros des meurtres eut lieu en à peine 20 mois, soit entre juin 1941 et février 1943. La plupart vont mourir lors des 11 derniers mois, lorsque les chambres à gaz furent opérationnelles.

Rien que dans les six camps d’extermination près de trois millions de gens vont mourir. Soit une moyenne de 225.0000 personnes par mois, avec des pics à 325.000. Malgré l’impact des chambres à gaz, ils ne représentent qu’une partie d’un plus grand massacre. Des millions de juifs vont atterrir dans d’autres camps. Anne Frank par exemple est morte du typhus dans le camp de Bergen-Belsen, en Allemagne.

Comme Snyder le constate de façon amère : « alors qu’on commémore Auschwitz, on oublie à nouveau la plus grande partie de l’histoire de l’holocauste »

Le nouveau Hitler

Peu après l’arrivée au pouvoir de Trump, Snyder a été fort critiqué parce qu’il avait osé faire des parallèles entre Trump et Hitler. La comparaison peut paraître choquante, voire grotesque. Même un historien comme Cesarani montrait de la prudence devant ce genre de comparaison.

Oubliez tout ce que vous avez appris sur l'holocauste
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Pourtant l’avertissement de Snyders est moins fou qu’il n’y paraît lorsqu’on regarde les nouveaux regards sur l’holocauste et donc sur Hitler. Il y a en effet beaucoup de choses à dire autour du fait qu’il n’y avait pas de plan préétabli. Hitler était un type mal embouché avec un discours aigri et raciste : il allait « leur » apprendre. Lorsqu’il est au pouvoir, il lance directement des mesures de rétorsion de moindres importances, mais spectaculaires : des mesures xénophobes et dirigées contre les étrangers, mais aussi contre ses adversaires politiques au niveau national. Avant qu’une chose en entraîne une autre.

Du coup cette comparaison avec Donald Trump ou d’autres dirigeants est-elle encore si farfelue ? C’est aussi pour cela que le livre de Snyder a un sous-titre: The Holocaust as History and Warning.

Si l’on se base sur les vieux clichés sur Hitler et les nazis, vous obtenez une perspective différente qui veut qu’Hitler et ses sbires avaient depuis le début un plan secret pour l’Holocauste. Un plan qui aurait commencé avec les premiers harcèlements administratifs dès 1933 pour se finir avec les camps où le meurtre était industrialisé comme après 1942.

Si on se base sur cela, l’humanité doit se méfier d’un forcené déterminé qui dirige un parti et un état qui bien que fonctionnant parfaitement serait tout aussi fou. Si tel est le critère, alors il n’y aura jamais vraiment un nouvel Hitler.

Mais si l’holocauste est le résultat d’un enchaînement de circonstances, alors l’histoire est tout autre. Bien sûr, le cadre des années 30 et 40 ne se représentera plus. Bien qu’il y ait eu des périodes similaires au contexte qui a vu naître l’holocauste. Ne connaissons-nous pas d’autres régions où des interventions de forces étrangères ont mené à la destruction de l’état en place et au détricotage de la société civile ? Il suffit de penser à la Syrie, l’Irak, et l’Afghanistan. Aux guerres qui y font rage et aux régimes totalitaires qui y prennent racine. Aux milliers de victimes civiles qui tombent et à la population qui n’a souvent d’autres choix que d’y participer sous peine de mourir à son tour.

Situer le début précis de l’holocauste est impossible. Tous les historiens s’accordent sur ce point. Peter Hayes ose lui dire quel est le dernier moment où on aurait pu l’éviter. C’est le jour où les nazis sont rentrés dans l’usine Krupp en proposant à Gustav Krupp un choix: soit il licenciait tous les juifs et ceux qui n’étaient pas affiliés au parti, soit ils disloquaient son empire. Il était à l’époque l’industriel le plus puissant d’Allemagne. Il se plia pourtant aux exigences des nazis.

Huit jours plus tard, il reçut une lettre furieuse d’un autre important industriel, Georg von Müller-Oerlinghausen: « si les employeurs allemands ne veulent plus se battre pour les droits légaux de leurs employés, pour qui oseront-ils encore se battre ? »

Von Müller-Oerlinghausen avait vu juste comme le montre l’histoire des nazis: même la plus grande des injustices commence par un petit pas de trop. Ou comme le conclut Peter Hayes à l’attention de la société d’aujourd’hui: ‘Beware the beginnings’. Il faut se méfier des débuts.

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