Mohammed ben Salmane © AFP

« Nous vivons la seconde vague de la révolution arabe »

Cela gronde au Soudan, en Algérie, en Égypte et même en Arabie saoudite. « Nous vivons exactement la même chose qu’en 2011 », déclare Koert Debeuf, expert du Moyen-Orient. « Si l’Algérie s’enlisait dans le chaos, ce serait catastrophique pour l’Europe. »

Les troubles se multiplient dans le monde arabe et au Moyen-Orient. Au Soudan, on réprime durement les protestations depuis des mois. En Algérie, les gens n’hésitent plus à sortir dans les rues pour clamer haut et fort qu’ils en ont assez des vingt ans de dictature du président Abdelaziz Bouteflika. Et même en Arabie Saoudite, on tente de lancer des manifestations. Le mouvement hashtag #22 March y circule ainsi depuis quelques jours, accompagné d’une vidéo dans laquelle « les pauvres et les opprimés » sont appelés à se rassembler dans les mosquées le vendredi 22 mars et à descendre dans la rue après la prière. « C’est inhabituel dans ce pays géré par un régime théocratique particulièrement fermé », déclare Koert Debeuf, le directeur de l’Institut Tahrir spécialisé dans la politique au Moyen-Orient. « On ne sait pas encore dans quelles mosquées se tiendront ces rassemblements. Les organisateurs ne le révéleront surement qu’au dernier moment puisque les services de sécurité saoudiens sont très actifs, y compris sur les médias sociaux. »

Cette manifestation sera donc principalement mise sur pied par le bouche-à-oreille. « Comme en Égypte en 2011 », se souvient Debeuf qui a vécu au Caire pendant cinq ans. « Twitter et Facebook n’étaient pas les principaux canaux de communication des organisateurs de la manifestation de Tahrir. L’un des moyens les plus ingénieux a été la communication via les taxis. Les activistes ont prévenu via la centrale quand et où quelque chose se passerait. Les chauffeurs de taxi ont alors transmis, sans vraiment savoir de quoi il s’agissait, l’info à leurs prochains clients. Ce sera probablement aussi le cas aujourd’hui en Arabie saoudite. »

Koert Debeuf
Koert Debeuf© Virginie Nguyen

Quelles sont les chances de succès d’une telle manifestation en Arabie Saoudite ?

Koert Debeuf : On estime que depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à l’ambassade saoudienne d’Istanbul, la famille royale saoudienne est suffisamment affaiblie pour tenter quelque chose. S’ajoutent à ça les tensions autour de la réincarcération des militantes des droits des femmes et ces Saoudiennes qui demandent l’asile dans les aéroports d’autres pays parce qu’elles ne veulent plus retourner dans leur pays.

Des troubles agitent aussi en interne la maison royale. Le prince héritier Mohammed ben Salmane a fait enfermer de nombreux membres de sa famille dans des hôtels peu après son entrée en fonction. Je ne sais pas si la manifestation du 22 mars sera de grande ampleur, mais il est certain que quelque chose va se passer. Et rien que ça, c’est déjà révélateur en soi.

Quel serait l’impact sur la région si une manifestation éclatait en Arabie saoudite ?

Ce n’est pas n’importe quel pays arabe. L’Arabie saoudite a un impact économique, politique et religieux qui va bien au-delà de la région. La particularité de la situation actuelle, c’est que la grogne s’étend aussi dans des pays comme l’Algérie et le Soudan. Et lorsque des exemples de stabilité comme l’Arabie saoudite et l’Algérie tremblent, cela va certainement faire tache d’huile dans d’autres pays. Maintenant que Bouteflika a promis de se retirer et de changer le système politique, il y a de fortes chances que le roi du Maroc se trouve aussi en difficultés. Sans compter qu’un début de contestation en Arabie Saoudite va raviver la protestation bahreïnienne. Même en Égypte, où la répression est plus sévère que jamais, on voit ici et là refleurir des choses. Nous vivons, je pense, le début de la deuxième vague de la révolution arabe. Nous nous trouvons dans exactement la même situation qu’en 2011, pour exactement les mêmes raisons. Et encore une fois, nous en sous-estimons l’impact à l’Ouest. Cerise sur le gâteau: ce chaos est exactement ce que l’EI a besoin pour retrouver un second souffle. Il est donc très important que l’Europe apporte, cette fois-ci, son aide pour permettre une transition plus souple entre la dictature à la démocratie.

Dans deux des pays que vous mentionnez, l’Algérie et le Soudan, il y a encore le spectre de la guerre civile…

Au Soudan, je crains qu’on assiste à un scénario à la syrienne. Le président Omar el-Béchir est poursuivi par la Cour pénale internationale de La Haye pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. Il n’a peur de rien, tout comme Bachar al-Assad en Syrie. Si Al-Bashir le prend comme modèle, il reste en place. Grâce au soutien de l’Égypte et de l’Arabie saoudite, il peut l’envisager. Dans ce cas, le Soudan risque fort de retomber dans la guerre civile. Ce serait la quatrième dans l’histoire du pays.

Selon vous, quelles sont les chances que cela se passe ainsi ?

Je crains qu’il n’y ait pratiquement pas d’autre option que la violence. Lorsque les Soudanais sont descendus dans la rue en 2001 et 2014, ils ont été terrassés par l’armée. Aujourd’hui, c’est pareil. Il y a déjà eu 37 morts et de nombreuses personnes qui ont été arrêtées ont été torturées en prison. Mais toute cette répression ne semble pas calmer les manifestants. Au contraire, cela renforce leur colère.

Vous venez de parler du président égyptien Sisi et de sa répression sévère. Croyez-vous en une redite des protestations de Tahrir ?

Je vois que le hashtag #retouràTahrir revient sur les médias sociaux. Mais il faut faire attention avec ça. Ces appels viennent de comptes Twitter anonymes qui n’ont souvent que quelques followers. On pourrait dès lors se demander si ces messages ne viennent pas de Turquie plutôt que d’Égypte. Les relations entre la Turquie et l’Égypte se sont pour le moins rafraîchies depuis que Sisi a destitué le frère musulman Morsi.

Ce qui est certain, c’est que la situation ne s’est pas améliorée depuis que Sisi est au pouvoir. Au contraire: la répression n’a fait qu’empirer. Sisi essaie maintenant de faire passer une loi qui lui permettrait de rester au pouvoir jusqu’en 2034. Les parlementaires qui s’y sont opposés ont été arrêtés. Le pays est à un moment clé qui risque de le voir rebasculer vers une dictature absolue.

N’est-il pas étonnant que des centaines de milliers de personnes descendent également dans les rues d’Algérie ? Ce pays est considéré comme particulièrement stable depuis 2002.

C’est surprenant, oui. L’Algérie a à sa tête un enchevêtrement opaque composé de soldats, d’hommes d’affaires et de membres du Front de libération nationale (FLN), le parti de l’actuel président Abdelaziz Bouteflika. Personne ne sait vraiment qui tire les ficelles. Les Algériens l’appellent simplement « le pouvoir ». Tentaculaire, il est donc difficile de s’y opposer. Mais maintenant que les combattants de la première heure se détournent du FLN et renforcent le mouvement de protestation, les premières fissures apparaissent.

Abdelaziz Bouteflika
Abdelaziz Bouteflika© AFP

Bouteflika a dit qu’il ne se présenterait plus pour un cinquième mandat, qu’il organiserait une conférence nationale pour préparer une transition démocratique et qu’il ne tiendrait des élections présidentielles qu’après. C’est une grande victoire pour les manifestants. Mais ils en veulent plus. Ils seront de retour dans la rue vendredi pour demander un changement radical dans le système politique. Ils ne veulent rien de moins que « le pouvoir ». Sauf que l’armée a déjà dit clairement qu’elle ne veut rien savoir à ce sujet.

Avez-vous peur que de violences, comme lors de la guerre civile algérienne des années 1990 ?

Jusqu’à récemment, les traces de cette violence perduraient en Algérie. La peur d’une répétition était donc grande. Maintenant, et pour la première fois, il y aura dans les rues une génération qui n’aura pas consciemment vécu la guerre civile et qui ressent beaucoup moins cette peur.

Il y a deux éléments importants: de quelle façon va réagir l’armée et la police et jusqu’à quel point les manifestations seront pacifiques? L’armée dit qu’elle ne tolérera pas le chaos, ce qui neutralise le côté alarmiste du régime actuel, et au sein du mouvement de protestation on donne des ordres stricts pour empêcher que les choses ne dégénèrent. Cela donne de l’espoir.

L’Algérie est très proche de l’Europe. Qu’est-ce que cela signifie pour nous ?

Ce qui se passe là-bas est d’une importance capitale. Tout d’abord, l’Algérie est un tampon contre le terrorisme, parce qu’elle adopte une ligne dure contre l’islamisme. Deuxièmement, avez-vous déjà regardé la côte algérienne ? Elle est d’une longueur gigantesque, presque mille kilomètres, et elle est très proche de l’Europe. Surtout de l’Italie et de l’Espagne. Le pays a six pays voisins et donc de nombreuses frontières le long desquelles les migrants peuvent venir en Europe. Troisièmement, l’Algérie est le troisième exportateur de gaz vers l’Europe, après la Russie et la Norvège. Pas moins de 10% de notre gaz vient de là. Si ce pays s’enlisait dans le chaos, ce serait catastrophique pour l’Europe.

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