Mandat d’arrêt contre Netanyahou: «Que fait la justice internationale pour les otages?» (entretien)
La délivrance des mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant par la CPI n’est pas comprise par les Israéliens. «La guerre, c’est la guerre. C’est nous contre eux.»
Pour la première fois dans l’histoire de la Cour pénale internationale (CPI), des dirigeants du «camp démocratique», le Premier ministre israélien et son ministre de la Défense, se sont vu délivrer, le 21 novembre, des mandats d’arrêt que les Etats parties sont censés exécuter. En cause, des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans le cadre de l’offensive lancée par Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza à la suite du massacre par le groupe islamiste palestinien de près de 1.200 Israéliens le 7 octobre 2023. Saluée par les défenseurs de la justice internationale, la décision de la CPI a été massivement rejetée par les Israéliens, tous bords politiques confondus. Professeur de sciences politiques à l’Open University of Israël et auteur du livre Israël, l’impossible Etat normal, Denis Charbit décrypte les ressorts de ce rejet.
Pourquoi l’émission de mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant par la CPI a-t-elle été accueillie par une incompréhension totale de la part des Israéliens?
L’incompréhension est totale d’abord parce que c’est un acteur nouveau qui s’invite dans le conflit. Israël était confronté à des résolutions de l’ONU, en général cassées par le Conseil de sécurité, par rapport auxquelles il arrivait à manœuvrer. Là, Israël a affaire à la Cour internationale de justice (CIJ) et à la Cour pénale internationale (CPI)… En une année, il y a eu la plainte de l’Afrique du Sud devant la CIJ en décembre 2023, l’avis consultatif de cette même cour sur le caractère permanent de l’occupation israélienne en juillet 2024 et maintenant l’émission des mandats d’arrêt par la CPI. Ce qui choque les Israéliens à propos de ce dernier acte est de mettre sur un pied d’égalité les agresseurs et les agressés, le chef de la branche militaire du Hamas, Mohammed Deif, porté disparu mais dont la cour n’a pas obtenu la preuve de la mort, dont le mandat d’arrêt est maintenu, le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense, Yoav Gallant. Comme cette guerre est perçue foncièrement comme défensive, le fossé ne fait que s’accroître avec les instances internationales, qui, en l’occurrence, ne sont pas politiques mais judiciaires. Il en va de même pour la classe politique parce qu’à travers les deux hommes, c’est Israël tout entier qui est accusé. Les acteurs, hors partis arabes, hésitent à exprimer ne serait-ce qu’une réserve. Pour les Israéliens, les pertes humaines provoquées par l’offensive à Gaza sont perçues au mieux comme de la légitime défense, au pire comme le résultat d’une punition qu’il fallait infliger au Hamas. La guerre étant urbaine, il y a énormément de victimes civiles sans qu’il y ait intention génocidaire. C’est donc en effet une incompréhension générale. Israël est la première démocratie dont des dirigeants sont poursuivis par la Cour pénale internationale. Et l’abîme est total, d’où les accusations parfois excessives du type «c’est de l’antisémitisme»… Bien sûr, ce n’est pas de l’antisémitisme. Le sentiment est qu’Israël n’est pas compris.
Considérer que l’armée israélienne puisse avoir commis des crimes de guerre même si l’offensive à Gaza était justifiée par le massacre du 7 octobre n’est-il pas audible par les Israéliens?
C’est difficilement audible. Il faut comprendre. Israël est dans une culture de guerre depuis un an. Il est très difficile d’attendre des Israéliens du recul. Surtout qu’ils restent encore sous l’effet du 7-Octobre, le massacre de masse, et de la détention des otages. La position de beaucoup d’Israéliens, qui ne sont pas au fait des arcanes de la justice internationale, est de dire: «Mais que font-ils pour les otages?» Ils entendent «cour pénale», et ils se disent qu’elle devrait agir contre le Hamas. Et puis, la guerre, c’est la guerre… Ce n’est que plus tard, hors climat guerrier, qu’une part des Israéliens commencera à mieux percevoir les enjeux. En attendant, dans le contexte du conflit qui dure depuis plus d’un an, de la détention des otages, des annonces régulières de décès de soldats israéliens, réservistes ou du contingent, l’esprit n’est pas ouvert à la réflexion sur la possibilité que l’armée ait commis des crimes de guerre, même s’ils comprennent qu’elle n’a pas fait dans la dentelle. Les Israéliens ne font pas la distinction entre civils et terroristes. Non pas parce qu’ils pensent que les habitants de Gaza sont tous des membres du Hamas, mais parce qu’une guerre est une situation où il y a affrontement entre deux blocs: «C’est nous contre eux.» Face au Hamas depuis 2006, c’est toujours Israël qui a été agressé. Et c’est le Hamas qui a décidé d’attaquer le 7 octobre 2023. Pour les Israéliens, l’identité de l’agresseur explique qu’ils ne prendront pas en considération le deuxième critère avec lequel on examine un conflit: la conduite de la guerre. Pour les Israéliens, les règles de la guerre peuvent être respectées lorsqu’il y a conflit avec l’Egypte. Car la guerre se déroule alors dans le Sinaï. Elles ne peuvent plus l’être dans la bande de Gaza où combattants et civils sont entremêlés, les premiers plutôt dans les tunnels, les autres à l’extérieur. La guerre au Liban aurait typiquement pu apparaître comme proportionnée. Les victimes civiles y sont en nombre relativement restreint, en chiffres absolus et en faisant la part avec les combattants, et pour autant, on condamne Israël de la même manière. Les Israéliens ont le sentiment qu’en fait, Israël réveille aujourd’hui un réflexe négatif automatique.
«Bien sûr, ce n’est pas de l’antisémitisme. Le sentiment est qu’Israël n’est pas compris.»
Israël distinguera-t-il ses amis et ses ennemis en fonction de l’attitude des Etats face aux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale?
Les alliés du premier cercle vont déclarer qu’ils invitent Benjamin Netanyahou à leur rendre visite pour montrer qu’ils ne se laissent pas intimider par la CPI. Les grandes démocraties sont plus gênées aux entournures. Un pays comme la France n’a pas envie d’arrêter Benjamin Netanyahou, et en même temps, elle n’a pas envie de se trouver en porte-à-faux avec la Cour pénale internationale qui délègue à tous les Etats parties le soin de l’arrêter. Cela se résoudra par des «rencontres par Zoom». Il n’y aura pas de visite officielle. Et Benjamin Netanyahou ne prendra pas le risque de «coincer» des pays alliés s’ils ne suivent pas Israël sur ce dossier.
Estime-t-on en Israël que le pays doit avoir un traitement particulier en raison du souvenir et des conséquences de la Shoah?
Je crois que pour tous les Israéliens, le serment d’Auschwitz relève du passé. Cela ne joue plus. Il faut arrêter de véhiculer cette idée que la mémoire de la Shoah conduit les dirigeants étrangers à atténuer leurs critiques. Ils soutiennent Israël sur le fond, pas à cause de la mémoire de la Shoah, mais parce qu’il est inconcevable pour l’Europe d’être, sur un plan stratégique, du côté du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran. Le discours à l’égard d’Israël est en France, à plus forte raison en Belgique, très sévère, ce qui montre bien que cette mémoire de la Shoah n’entre plus en considération comme auparavant. Il y a une exception à la règle, c’est l’Allemagne. Elle est tenue à une obligation de réserve à cause de son passé nazi. Le passé collaborationniste de la Belgique ou de la France n’a pas le même poids que celui de l’Allemagne. Je suis en complet désaccord avec Didier Fassin à ce sujet lorsqu’il a émis l’hypothèse sans l’avoir étayée de preuves dans son livre (NDLR : Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, La Découverte, 2024).
Pourquoi Israël ne peut-il pas être un «Etat normal»?
Ce n’est pas seulement à cause de 76 ans de conflit. Il est vrai qu’un conflit qui dure depuis aussi longtemps peut difficilement rendre un Etat normal. Israël est un des rares pays au monde à être contesté. Mais la thèse de mon livre est que nous y sommes aussi pour beaucoup de choses. Par rapport au fonctionnement d’une démocratie normale, on prend pas mal de libertés, qui ne sont pas toutes dues à des problèmes de sécurité. L’absence de Constitution, la distinction entre citoyens, le pouvoir attribué aux religieux ne sont pas dus au conflit israélo-palestinien… Demain, il peut y avoir la paix, et ces écarts par rapport à la norme démocratique continueront, je le crains, de perdurer.
«Les politiques israéliens ne sont pas convaincus que la création d’un Etat palestinien mettra définitivement fin au conflit.»
Au bout du compte, Israël ne se retrouvera-t-il pas beaucoup plus isolé qu’avant ces guerres?
L’isolement est relatif. Il touche les opinions. Il ne touche pas encore les chancelleries. Des relations diplomatiques n’ont pas encore été rompues. Mais c’est un processus d’érosion qui effectivement place Israël devant une situation très compliquée. S’il veut rejoindre le «concert des nations», il faudra lâcher du lest sur le dossier palestinien et ne pas s’arc-bouter sur la détention de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Le problème est que les responsables politiques israéliens ne sont pas convaincus –même au sein de la gauche et du centre, ce qui explique leur affaiblissement– que la création d’un Etat palestinien mettra définitivement fin au conflit. Non pas parce qu’il n’y a pas une majorité de Palestiniens qui y sera favorable, je n’en doute pas, mais parce qu’il restera toujours 10% à 15% d’entre eux qui y seront réfractaires, sans savoir si l’Etat palestinien en question réprimera leur tentation irrédentiste. Israël est un petit pays de 20.000 km2. Cela crée une menace perpétuelle, surtout quand le combat initial de l’adversaire a toujours porté sur la Palestine entière. Dans ces conditions, la difficulté de trouver une solution est grande. Sans compter tous ceux qui en Israël, et notamment au sein du gouvernement, nourrissent des velléités annexionnistes. L’addition de ces facteurs fait que le réflexe de survie d’Israël primera et qu’il s’appuiera toujours sur une grande puissance, même s’il n’est pas soutenu par le reste du monde. Sans m’ériger en prophète, si demain une Amérique démocrate lâche Israël, c’est la Russie ou la Chine qui viendra au secours d’Israël.
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