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Mort du grand résistant Raymond Aubrac

Raymond Aubrac est mort. A 97 ans, il était le dernier survivant des chefs de la Résistance réunis et arrêtés en juin 1943 à Caluire, avec Jean Moulin. LeVif.be l’avait rencontré l’année dernière.

De Gaulle et Jean Moulin lui ont fait confiance. Engagé dès 1940 dans la Résistance, Raymond Aubrac, né Raymond Samuel, était le dernier survivant de la rencontre de Caluire, qui vit l’arrestation de Jean Moulin. Cet homme qui s’est éteint mardi à l’âge de 97 ans avait gardé la curiosité intacte. Marxiste affiché et admirateur des Etats-Unis, il avait connu l’Amérique de la ségrégation raciale et l’Allemagne de la grande crise; ingénieur des Ponts et Chaussées, il avait participé activement à la reconstruction de la France; il avait joué les intermédiaires entre Hô Chi Minh et Nixon pendant la guerre du Vietnam.

En mars 2011, au moment où sortaient deux livres qui retraçaient sa vie, l’ancien représentant personnel du secrétaire général de l’ONU avait reçu LeVif pendant plus de trois heures, pipe à la main, calé dans son fauteuil, entre les souvenirs de sa femme, Lucie, et un tableau vietnamien de Vierge à l’Enfant que lui offrit son ami Hô Chi Minh pour ses 32 ans…

Pendant trente ans, avec votre femme, Lucie, et seul depuis quatre ans, vous avez évoqué la Résistance devant des dizaines de milliers d’élèves, dans les collèges et les lycées en France. Ce n’est pas lassant d’être interrogé sur son passé?

Parler avec les jeunes est toujours passionnant. Lucie le faisait mieux que moi: une bonne pédago se débrouille forcément mieux qu’un vieil ingénieur! Leurs questions ont évolué avec le temps: au début, on nous interrogeait sur les coups, les embuscades, le côté Far West. Aujourd’hui, ils me font parler de mes motivations. Ce que je n’aime pas, ce sont les présentations que les professeurs doivent faire: à chaque fois, je crois entendre mon éloge funèbre! Quand vous êtes trop vieux, on n’ose pas vous critiquer. On ne vous engueule plus. Vous circulez comme dans un scaphandre!

Vos motivations, justement: est-ce par amour ou par haine que vous vous êtes engagé ?

Par continuité! Nous avions été des étudiants politisés et, au début, nous faisions simplement des graffitis sur les portes ou les fenêtres. Puis, avec des amis, on a rédigé des tracts, puis des journaux clandestins. Mais publier un journal demande une organisation: il faut trouver du papier, des imprimeurs, des gens pour le distribuer. C’est ainsi que sont vraiment nés les mouvements de résistance: parce qu’il fallait une organisation pour que les gens puissent lire Libération, Combat, et les autres…

Contre quoi faut-il se battre, résister, aujourd’hui?

Il existe beaucoup de sujets d’indignation, que pointe mon ami Stéphane Hessel dans son petit livre!
Vous êtes un compagnon de route des communistes, et Lucie a été une militante du PCF.

Pourquoi n’avez-vous jamais pris votre carte du Parti?

La liberté et la curiosité sont les deux bornes de mon chemin. Ce n’est pas compatible avec un embrigadement.

Il y a eu, à l’époque du procès Barbie, une certaine remise en question de votre action, des historiens y ont vu des « zones d’ombre »… Cela vous a blessé?

Cela nous a fait mal, profondément. Je me suis retrouvé au Val-de-Grâce, avec un infarctus. Quant à Lucie, cela l’a vieillie de cinq ans. Le plus horrible fut ce débat au journal Libération… Les historiens sont tous venus, par la suite, nous dire qu’ils étaient désolés.

Vous estimez avoir réussi votre vie?

Question gênante! Nous en discutions souvent avec Lucie… mais je crois que la réponse est oui. Nous avons eu une belle vie, et surtout une grande chance, celle de nous être rencontrés. Notre association a duré soixante-sept ans! Nous prenions toutes les décisions ensemble. Nous étions d’accord sur tout, ou presque.

Sur quoi ne l’étiez-vous pas ?

Je ne sais pas si je dois le dire… Elle avait beaucoup d’intuition, alors elle jugeait très vite les gens, en deux ou trois minutes parfois. Moi, il me fallait plus de temps. Sur ce point-là, nous n’avions pas toujours le même avis.

Etre passé aussi près de la mort, cela laisse des traces?

Cela donne une philosophie de la vie: rien de tel pour mettre en perspective les petits désagréments quotidiens! Quand je perds ma carte de crédit, et que j’en suis affecté, cela me ramène à cette nuit dans la prison de Montluc, entre l’interrogatoire de la veille et celui que j’attendais pour le lendemain… J’y pense au moins une fois par semaine. Tout ce que j’ai vécu depuis 1943, c’est du plus. Mais je sais que la mort fait partie de la vie. Je n’ai jamais eu peur de ma propre mort. Jusqu’à maintenant…

Vous avez connu de Gaulle, Jean Moulin, Hô Chi Minh, Kissinger, Jo Golan et bien d’autres… Qui vous a le plus impressionné ?

Lucie! C’était une femme très intelligente, très cultivée, extraordinairement courageuse. Elle n’avait peur de rien. Ayant grandi dans une famille pauvre, elle était convaincue qu’elle réussirait tout ce qu’elle entreprendrait.

Elle n’est pas devenue une héroïne par hasard?

Elle est devenue une héroïne médiatique par conjonction d’événements: elle a réussi mon évasion, un des plus beaux coups de la Résistance. Elle a pondu un bébé en arrivant à Londres. Et elle a été d’emblée une « bonne cliente » pour les médias. Elle supportait ce battage beaucoup mieux que moi.

Mais Hô Chi Minh, tout de même, il vous a fasciné?

C’était un homme extraordinaire. Il n’affectait pas d’être simple: il l’était. Chez nous, il vivait en sandales. Dans la discussion, il pratiquait la maïeutique – comme Jean Moulin, d’ailleurs. A la maison, sa meilleure amie était ma belle-mère, une paysanne de Bourgogne.

Les révolutions dans les pays arabes sont-elles plus importantes pour vous que la chute du mur de Berlin?

Ce sont évidemment des événements très importants, et très contagieux. Mais on ne sait pas encore si ce sont des révolutions type 1848 ou le prélude à de nouvelles prises de pouvoir dictatoriales. L’aspect intégriste semble écarté par les commentateurs. S’il s’agit d’une vraie aspiration vers des sociétés libres et démocratiques, il faudrait pouvoir les aider. Je crains pourtant qu’on ne puisse ni empêcher ni accélérer les choses. Juste comprendre, ce qui serait déjà beaucoup. Comprendre est l’un des problèmes les plus ardus de notre époque. C’est parce qu’on ne comprend pas le monde que l’on ne développe plus de politique à long terme, avec les dégâts que cela provoque: l’absence d’espoir des jeunes générations.

Pourquoi le monde est-il plus difficile à comprendre?

Un phénomène nouveau est apparu: il existe une énorme masse de liquidités disponibles. Des milliers de milliards de dollars venus des surplus chinois, des fonds de pension anglo-saxons, et du solde de votre compte en banque, cherchent à s’investir. Une partie va à la spéculation, et provoque des bulles et des crises comme celle des subprimes; une autre doit être placée à long terme avec des rendements sûrs. Selon moi, le meilleur placement, ce sont les services publics d’un Etat: la santé, les transports, la distribution d’électricité. Les marchés poussent donc les Etats à s’endetter et à s’appauvrir afin d’être obligés de privatiser, de vendre tous ces joyaux de la Couronne. Cette économie mondialisée est la conséquence de l’informatisation.

L’informatisation serait responsable de tous nos maux?

Aux Etats-Unis, en 1937, j’ai eu, à Harvard, un professeur d’économie nommé Joseph Schumpeter. Il développait l’idée que les grandes évolutions techniques ont des répercussions sur les moyens de production, l’économie et la civilisation. Il prenait comme exemple la machine à vapeur ou l’électricité, qui ont démoli beaucoup d’emplois, mais ont aussi fait progresser nos civilisations. Je pense que nous sommes dans un épisode à la Schumpeter avec l’informatisation et les réseaux mondiaux. Nous n’en avons pas fini avec l’évolution postinformatique.

Vous êtes pessimiste pour l’avenir du monde?

Pas du tout. Si les révolutions arabes provoquent un afflux de migrants, je pense que l’on pourra les absorber: on construira des logements, des écoles… Il y aura peut-être des réactions de xénophobie, mais il ne faut pas en avoir peur. Quand je vois la rapidité et la capacité d’évolution des Etats-Unis! J’ai connu les toilettes séparées pour Noirs et pour Blancs en 1947… et un demi-siècle après ils élisent un président noir! Avoir vécu longtemps aide à prendre la mesure des choses: je me souviens d’être allé en vacances de Pâques chez un oncle, à Mayence, en 1930: les Allemands allaient acheter leur pain avec des boîtes à chaussures remplies de billets… Lorsqu’on a vu cela, on comprend mieux l’attitude intransigeante de Mme Merkel face au laxisme des autres pays européens et au risque d’inflation.

Voici une vidéo où Raymond et Lucie Aubrac racontent l’organisation de la résistance avec Jean Moulin, alias « Max ». Des rendez-vous secrets dans le parc de la tête d’Or, aux identités secrètes… Le couple de résistants raconte comment ils se sont organisés pour lutter contre les Allemand:


Un enjeu capitaldoor jeanmoulin-caluire

LeVif.be avec Christine Kerdellant, L’Express

BIO – Raymond Aubrac

1914 Naît le 31 juillet à Vesoul, dans une famille de commerçants juifs aisés.
1937 Diplômé de l’Ecole nationale des ponts et chaussées.
1939 Epouse Lucie Bernard.
1940 S’engage dans la Résistance.
1943 Arrêté à Caluire avec Jean Moulin.
1944 Rejoint de Gaulle à Londres en février. Est nommé commissaire de la République en août.
1945-1958 Responsable du déminage pour la France.

Après 1949 S’investit dans les pays en voie de développement, via son bureau d’études, dans le cadre de la FAO, dont il est l’un des directeurs, puis en prenant des positions, en écrivant des livres, etc.

1968-1972 Etablit des contacts entre le Nord- Vietnam et les Etats-Unis.
2007 Lucie meurt le 14 mars.
2012 Raymond Aubrac meurt le 10 avril

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