Heinz-Christian Strache © Belgaimage

Mieux comprendre l’Ibizagate et ses conséquences sur l’extrême droite européenne

Muriel Lefevre

Hier a vu le clap de fin de la coalition droite-extrême droite en Autriche. Tous les ministres FPÖ ont été emportés par une sulfureuse vidéo où le leader nationaliste Heinz-Christian Strache était disposé à se compromettre avec la Russie. Récit de ce qui va rentrer dans l’histoire sous le nom d’Ibizagate et qui risque d’ébranler tous les partis d’extrême droite d’Europe.

Le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) a annoncé lundi en fin de journée retirer avec effet immédiat tous ses ministres du gouvernement formé avec les conservateurs du chancelier Sebastian Kurz, sans attendre les législatives anticipées qui devraient avoir lieu en septembre. Ce départ fait suite à la décision du chef du gouvernement de limoger le ministre de l’Intérieur d’extrême droite Herbert Kickl. Ce responsable politique controversé, stratège du FPÖ, sera le dernier clou du cercueil d’une coalition déjà à l’agonie.

Herbert Kickl
Herbert Kickl© REUTERS

Une vidéo qui a fait l’effet d’une bombe

Tout commence le vendredi 17 mai, en fin d’après-midi. Alors que tout le monde s’apprête à partir en week-end, apparait sur les réseaux sociaux une vidéo tournée en caméra cachée. Celle-ci va avoir l’effet d’une bombe auprès des 8.8 millions d’Autrichiens. On y voit le vice-chancelier proposer à une prétendue nièce d’un oligarque russe de transformer le plus grand quotidien autrichien, la Kronen Zeitung, en un organe de propagande pro-FPÖ, contre l’obtention de contrats publics.

Les médias allemands Süddeutsche Zeitung (SZ) et Der Spiegel, qui ont révélé cette vidéo, ont précisé qu’elle durait plus de six heures et qu’elle avait été tournée en juillet 2017 dans une villa d’Ibiza, aux Baléares, à trois mois des législatives où Strache se présentait comme tête de liste de son parti FPÖ. Seuls des extraits du document ont été diffusés. Der Spiegel et le SZ n’ont pas voulu en révéler l’origine et ont précisé qu’ils refuseraient de la remettre aux enquêteurs. Elle a été confiée aux journalistes d’investigation dans des circonstances rocambolesques. Selon ces derniers, ils ont été invités à se rendre dans une « station-service » puis « un hôtel désert » ou étaient cachées des clés USB.

Si l’origine de cette vidéo n’a pas été établie, l’authenticité n’est par contre pas remise en cause. L’absence de trucage a été confirmée par des experts mandatés par les deux médias allemands avant diffusion. Le dispositif technique déployé suggère même une organisation bien rodée. Au point que le Kremlin s’est senti obligé d’assurer n’avoir « rien à voir » avec cette vidéo.

Strache
Strache© Reuters

On notera tout de même que l’existence de celle-ci était connue d’un certain nombre de rédactions. Le rédacteur en chef de l’hebdomadaire autrichien Falter a ainsi indiqué avoir été approché à son sujet « il y a un an », sans qu’il y ait eu de suite. Un humoriste allemand, Jan Böhmermann, a par ailleurs cité le mois dernier des extraits de cette vidéo avant qu’elle ne soit rendue publique.

Que voit-on exactement dans la vidéo ?

On y voit Strache de profil, assis dans un canapé et visiblement sous l’emprise de l’alcool, s’adresser à une interlocutrice hors-champ, qui s’est présentée comme étant « Aliona Makarova », « nièce » de l’oligarque russe Igor Makarov. L’ambiance est celle d’une soirée arrosée. Il y a de nombreuses bouteilles sur la table basse. Présent à l’écran, Johann Gudenus, un lieutenant de Strache, contribue à l’interprétation.

Strache va cracher sur plusieurs de ses adversaires, demande à la jeune femme d’enquêter sur leur vie privée, car « certains prennent des drogues » où sont « des homosexuels ». Mais pas seulement. Il va aussi détailler de quelle manière il est possible de contribuer au financement de son parti sans que la Cour des comptes autrichienne se doute de quelque chose. On entend aussi Strache dire « Dis-lui que si elle rachète le Kronen Zeitung (le journal le plus puissant d’Autriche, ndlr) trois semaines avant les élections et nous propulse à la première place, nous sommes ouverts à toutes les discussions. (…) Elle aura tous les contrats publics remportés aujourd’hui par Strabag », un groupe autrichien de construction, acteur majeur du secteur. La jeune femme mentionne pourtant à plusieurs reprises qu’une partie des fonds à investir sont d’origine frauduleuse.

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Heinz-Christian Strache dit aussi rêver de mettre au pas les médias de son pays. Il confie son admiration pour l’investisseur autrichien Heinrich Pecina « qui a racheté tous les médias hongrois ces quinze dernières années pour Orban », le Premier ministre hongrois avant de préciser que « les journalistes sont les plus grandes prostituées de la planète. » Il balance également sur le financement de son parti : « Il y a des gens très fortunés qui versent entre 500.000 et de 1,5 million et 2 millions » d’euros au FPÖ via une « fondation d’intérêt général ». « De cette façon, tu n’as pas besoin de le déclarer à la Cour des comptes », ajoute M. Strache en citant plusieurs grands groupes, qui ont tous démenti.

On ne sait pas exactement qui est « Aliona Makarova ». La jeune femme était en contact avec Gudenus depuis plusieurs mois et lui avait proposé de racheter cinq fois sa valeur un domaine de chasse lui appartenant, expliquant vouloir investir en Autriche. S’en est suivi un rapport de confiance qui a abouti à la rencontre à Ibiza avec Strache. Ce dernier, qui serait un incorrigible fêtard, s’y rendait régulièrement. Au cours de la soirée, Strache semble cependant pris d’un doute en réalisant que les orteils de son interlocutrice manquent de soin, un détail peu compatible avec son statut. « C’est un piège, un piège grossier », glisse alors Strache à Gudenus. Lequel le rassure : « ce n’est pas un piège ». Sur ce point il va lourdement se tromper, car Igor Makarov a indiqué au magazine Forbes qu’il n’avait pas de nièce et la dame va s’évaporer.

Strache a depuis présenté ses excuses pour des propos « catastrophiques » et un comportement « adolescent » et « macho », sous l’empire de l’alcool. Il a dénoncé un procédé « perfide » et souligné qu’il porterait plainte. M. Strache a également assuré que cette rencontre était restée sans lendemain. Le SZ a toutefois contredit cette allégation, affirmant posséder des enregistrements postérieurs.

Fin de la lune de miel avec Sebastian Kurz

Trois mois après cette rencontre, soit en octobre 2017, le FPÖ, le parti de Strache, arrive troisième aux élections et il fait alliance avec Sebastian Kurz. Il obtient, pour les siens, des ministères régaliens. Les mois défilent et rien ne sort. Nul ne sait pourquoi ceux qui lui ont tendu un piège ont décidé de le faire tomber maintenant. Mais une chose est sûre: la chute sera brutale. Violente même puisque l’homme va démissionner les larmes aux yeux et dans la foulée entraîner avec lui le gouvernement autrichien dans son ensemble. Car pour que Sebastian Kurz puisse maintenir la coalition avec le FPÖ à flot il aurait fallu que Herbert Kickl, le très controversé ministre de l’Intérieur laisse son poste à quelqu’un issu des rangs des conservateurs. Kurz estimait le profil de ce ministre et stratège du FPÖ, incompatible avec le déroulement de l’enquête sur la vidéo .

Mieux comprendre l'Ibizagate et ses conséquences sur l'extrême droite européenne
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« Il est clair que Kickl ne peut pas enquêter sur lui-même », a martelé le chancelier. Un avis qui n’était pas partagé par l’extrême droite qui aurait refusé de céder. Kurz n’aura dès lors d’autre choix que de tirer la prise de cette coalition à l’agonie en limogeant Herbert Kickl ce qui entrainera le départ de tous les ministres FPÖ du gouvernement soit celui des Affaires étrangères, de la Défense, des Transports et du Travail. Le chancelier Kurz a solennellement appelé tous les partis d’opposition, dont l’extrême droite, à « garantir la stabilité » du pays ébranlé par l’éclatement de la coalition. Cette crise a conduit à la convocation d’élections anticipées.

L’onde de choc de ce scandale dépasse, largement, les frontières de l’Autriche

Le scandale tombe au pire moment pour l’extrême droite européenne qui s’est regroupée sous la bannière de l’Europe des Nations et des Libertés (ENL, où siègent la Ligue, le RN, le FPÖ autrichien ou encore le Vlaams Belang flamand). Extrême droite europhobe, conservateurs eurosceptiques et populistes ambitionnent en effet une percée après les élections des 23 et 26 mai dans les 28 pays de l’UE, le plus grand scrutin démocratique au monde après l’Inde. Des projections, réalisées avant le scandale, annonçaient 173 élus sous les couleurs de ces formations, contre 154 dans le parlement européen actuel, issu du scrutin de 2014, sur un total de 751 sièges.

L’implosion de Heinz-Christian Strache pourrait mettre en péril l’objectif affiché de faire du groupe Europe des nations et des libertés (ENL) la troisième force du Parlement européen. Le FPÖ était en effet un maillon important dans la stratégie de formation d’un groupe eurosceptique au Parlement européen. Une autre conséquence est l’échec de la stratégie d’alliance droite-extrême droite dont rêvaient Salvini et Orban pour le Parlement européen. La droite conservatrice de Kurz et la droite nationaliste à tendance eurosceptique incarnée par le FPÖ, alliées depuis 2017, s’étaient rejointes sur une ligne dure contre l’immigration. Les dirigeants des deux formations s’affichaient volontiers comme un modèle de coalition duplicable à l’échelle de l’Union européenne où les formations nationalistes ont multiplié les succès électoraux ces dernières années.

L’Allemand Manfred Weber, chef du PPE (Parti populaire européen, qui regroupe les partis de la droite modérée au Parlement de l’UE) a clairement étouffé tout espoir en ce sens dimanche en déclarant que : « la leçon à tirer du comportement répugnant des populistes de droite du FPÖ est qu’on ne doit pas laisser ces radicaux influer sur notre Europe. » L’eurodéputé belge Guy Verhofstadt, chef de file du groupe ALDE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe) qui espère pouvoir s’allier aux partisans d’Emmanuel Macron qui feront leur entrée au Parlement et devenir ainsi la troisième force politique de l’hémicycle, en a profité pour tancer Matteo Salvini. « Vous et vos amis Strache, Le Pen, Orban et Farage complotez avec et êtes payés par Poutine pour détruire », a-t-il accusé sur Twitter. Il a ensuite « défié » le dirigeant italien en lui proposant un « débat à un contre un ». « Dites-moi où, je serai là! », a-t-il lancé.

Potentiellement explosif pour un certain nombre de responsables politiques dans toute l’Europe

Par ailleurs, à ce stade, on ne sait si la justice autrichienne va pouvoir disposer des sept heures d’enregistrements « qui sont potentiellement explosives pour un certain nombre d’hommes d’affaires et de responsables politiques dans toute l’Europe », dit Le Monde. Car cette « crise pourrait aussi ébranler les alliés continentaux de Strache : Marine Le Pen en France et Matteo Salvini en Italie, pour ne citer qu’eux. Pour la première fois en Europe, il est prouvé que l’extrême droite a tenté d’obtenir des financements occultes en Russie », dit encore le quotidien français.

Mieux comprendre l'Ibizagate et ses conséquences sur l'extrême droite européenne
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Face aux possibles répercussions de cette affaire sur le scrutin européen, la cheffe de l’extrême droite française Marine Le Pen a pris rapidement ses distances avec l’ex-dirigeant autrichien, auquel elle a reproché une « faute lourde ». Elle fait preuve de prudence, car elle est, elle-même, accusée par ses adversaires français d’être le « cheval de Troie » des plans de Donald Trump et Vladimir Poutine pour affaiblir l’Europe et a dû démentir les affirmations selon lesquelles Steve Bannon, ex-stratège de président américain, jouait un quelconque rôle dans sa campagne.

Pour Matthias Jung, chef de l’institut de sondage allemand Forschungsgruppe Wahlen, « ce scandale pourrait freiner l’avancée des populistes en Europe ». L’expert, interrogé par le quotidien allemand Tagesspiegel, estime que les électeurs pro-européens pourraient être incités à aller voter dans l’optique de faire barrage à l’extrême droite. Et les sympathisants des partis populistes « vont désormais réfléchir à deux fois s’ils veulent donner leur voix à ces gens », remarque de son côté le politologue allemand Werner Patzelt, également dans le Tagesspiegel, qui prédit des conséquences néfastes pour le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD). « Est-ce que le scandale autrichien est susceptible de fragiliser l’électorat populiste ? (…) A priori ce n’est pas une bonne nouvelle pour eux, mais les conséquences sont incertaines », estime de son côté Christine Verger, de l’Institut Jacques Delors. « Cela prouve en tout cas qu’il y a des relations de type corruption à l’intérieur de ces partis », a-t-elle dit, interrogée par l’AFP.

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Enfin, une autre victime indirecte pourrait être Viktor Orban. « Dans la vidéo, il est cité plusieurs fois comme un modèle par Strache, qui explique par le menu comment – et surtout avec qui – le chef de l’exécutif hongrois a réussi à détruire les médias de son pays. Il lâche plusieurs fois le nom de Heinrich Pecina. Cet investisseur viennois mutique a racheté des médias hongrois en difficulté, avant de les revendre à des obligés de Viktor Orban. Dans la vidéo, Strache propose même à son interlocutrice russe de faire alliance avec lui pour devenir majoritaire dans l’actionnariat du Kronen Zeitung. » On sait aussi que Strache a rencontré Orban à l’ambassade de Hongrie à Vienne en janvier 2018, quelques semaines après l’entrée du FPÖ au gouvernement. Orban voyait en lui une pièce maîtresse pour faire basculer l’Europe dans son projet d’alliance illibérale. Viktor Orban se refuse, pour l’instant, à tout commentaire.

Avec l’AFP et Le Monde

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