Achtung Baby, U2, 1991. © DR

Main basse sur l’art : les bandes à Bono

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Tout l’été, Le Vif/L’Express se penche sur les vols d’oeuvres d’art les plus emblématiques. Premier exemple avec les enregistrements berlinois du groupe U2 : des heures d’ébauches piratées et livrées au grand public !

Eté 2004. Alors qu’il prépare son intervention auprès des journalistes, Guy Sapata rumine : il avait probablement imaginé un tout autre scénario pour son 14 juillet. Le commissaire divisionnaire est sur les dents. La veille, ils sont arrivés dans les locaux niçois du SRPJ Marseille pour déposer plainte : Bono, The Edge, Larry Mullen, et Adam Clayton, alias U2. Il est question d’un vol. Le larcin se serait déroulé alors que le groupe était en train de prendre la pose pour un shooting photo, dans les mythiques studios de la Victorine – là où furent tournés en partie Les Enfants du paradis. C’est à la fin de la séance que les Irlandais se sont rendus compte que le CD avait disparu. Pas n’importe quel CD évidemment. Le guitariste The Edge y avait stocké une série de démos du prochain album des Irlandais, How To Dismantle An Atomic Bomb.

Plus d’une vingtaine de personnes – coiffeurs, photographes, maquilleuses… – seront interrogées, rapporte le Guardian trois jours plus tard. « Plusieurs hypothèses sont sur la table, déclare alors Guy Sapata, en charge de l’enquête. Le CD a pu être dérobé par un fan, ou quelqu’un qui cherche à l’exploiter en le mettant sur Internet. Mais il a pu aussi être simplement égaré… » Du côté de la maison de disques, c’est le branle-bas de combat : une réunion de crise est convoquée en urgence à Londres.

U2 revient en Belgique pour sa tournée, Innocence + Experience tour.
U2 revient en Belgique pour sa tournée, Innocence + Experience tour. © DR

Finalement, le 7e album de U2 sortira quatre mois plus tard. Quatrième vente de l’année, How To Dismantle An Atomic Bomb s’écoulera à quelque 10 millions d’exemplaires. Quant au CD volé, il ne sera jamais retrouvé, malgré les efforts de la police. A se demander finalement si la mystérieuse disparition ne cachait pas simplement un gros coup de pub… A moins que ce genre d’épisode ne fasse partie des aléas d’un groupe superstar ? U2 est assez coutumier de ce type de mésaventure. En 1996 déjà, des hackers informatiques avaient réussi à « pomper » des morceaux de l’album Pop, directement sur les circuits du studio, et cela plusieurs semaines avant la sortie officielle. Plus tard, c’est Bono lui-même qui enverra la démo d’un nouveau titre, Electrical Storm, comme cadeau de mariage à Sarah HB – une DJ de la BBC qui… s’empressera de passer le titre sur les ondes, obligeant le label à précipiter la sortie du morceau. En 2004 encore, Cindy Harris rendra à U2 une mallette, retrouvée dans son grenier : subtilisée vingt-trois ans plus tôt (!), lors d’un concert à Portland, elle contenait une série de notes et de paroles qui se retrouveront sur l’album October.

Berlin calling

Mais l’affaire qui secoua probablement le plus le groupe date du début des années 1990. U2 est alors en plein doute. Après le succès planétaire de The Joshua Tree, en 1987, il semble même complètement perdu. Il s’est bien dépêché de sortir le double album Rattle & Hum dans la foulée. Mais même si le disque se vend bien, le montage hétéroclite de live, reprises et nouveaux morceaux, passe mal auprès de la critique, dénonçant la prétention d’un groupe qui, il est vrai, n’a jamais eu peur de l’emphase. Créativement dans l’impasse, rongé par des problèmes personnels (le couple de The Edge explose), U2 se retrouve au bord du chaos. Après ses récentes escapades américaines, il choisit alors de se tourner à nouveau vers l’Europe.

On est en 1990. Le Mur vient de tomber. Après une série de sessions à Dublin, les Irlandais décident de partir à Berlin. Ils y débarquent la veille de la réunification, pour investir le studio Hansa, célèbre pour avoir abrité l’enregistrement d’une série de disques cultes – de Bowie à Iggy Pop en passant par Nick Cave ou Depeche Mode. Dans la capitale allemande, il fait gris et froid. A l’image de l’ambiance dans le groupe. Arrachés à leurs habitudes, les quatre musiciens espèrent cependant dégager de nouveaux horizons. Et ça marche. De manière inespérée, U2 réussit à trouver un second souffle. Quand il repart, il croit tenir le bon bout.

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Le pari reste cependant risqué, la démarche osée. Est-ce que les fans de la première heure vont goûter au ravalement de façade opéré par le groupe ? Au printemps 1991, la bande à Bono ne peut plus reculer : elle finalise ce qui deviendra l’album Achtung Baby ! C’est à ce moment-là que deux doubles vinyles apparaissent chez les disquaires allemands. The New U2 : Rehearsels (sic) & Full Versions est bourré de démos, instrumentaux, faux départs, pistes avortées et autres ébauches. En tout, ce sont plus de trois heures de musique qui font surface. « Je ne vois pas qui un tel foutoir pourrait intéresser », tentera de minimiser Bono. En haut lieu, cependant, c’est la panique…

Délit de fuites

Depuis sa naissance, ou presque, l’industrie du disque a dû apprendre à faire face au piratage. D’abord pour contrecarrer les pures contrefaçons : en gros, un disque officiel se retrouve copié et revendu à moindre prix. Mais aussi pour enrayer les sorties de musiques inédites. Qu’il s’agisse d’enregistrements live non autorisés ou non cautionnés par l’artiste. Ou encore des chutes de studio qui finissent par sortir dans le commerce.

L’un des premiers cas de « bootleg », et certainement le plus célèbre du genre, reste l’album Great White Wonder, de Dylan. En 1969, le barde folk vit reclus. Mais ses chansons, elles, sont partout. Une série de morceaux inédits, enregistrés dans une cave du côté de Woodstock, circulent même sous le manteau. De manière fort peu discrète, cela dit. Des journalistes, qui ont entendu ces fameuses « basement tapes », réclament leur sortie officielle. Des groupes en font même des reprises (le tube Mighty Quinn, par le groupe anglais Manfred Mann). Un secret de polichinelle donc. Mais préservé dans les arcanes de l’industrie. Du moins jusqu’à ce que deux jeunes hippies californiens, fans de Dylan, regroupent ces inédits sur un vinyle, distribué en loucedé dans quelques bacs de disquaires de Los Angeles : tiré au départ à quelque 2 000 exemplaires, Great White Wonder deviendra culte…

C’est à peu près le même principe pour les bandes berlinoises de U2. A ce détail près. Il ne s’agit pas cette fois de démos de chansons d’un album déjà publié. Ou, comme dans le cas de Great White Wonder, d’ébauches de morceaux jamais réellement destinés à être sortis dans le commerce. Non, dans le cas de U2, pour la première fois, le bootleg précède carrément le disque – avant que celui-ci n’ait même reçu une quelconque date officielle de sortie chez les disquaires. Autant dire qu’au sein de U2 et son entourage, l’album pirate qui a commencé à circuler ne fait pas rigoler grand-monde.

Comment les bandes ont-elles pu fuiter ? A nouveau, l’affaire reste une énigme. A l’époque, la police allemande est sur le coup. Les inspecteurs anglais et le FBI aussi. Certains parlent d’enregistrements jetés à la poubelle, dans une chambre d’hôtel berlinois, et récupérées par une femme de ménage opportuniste. Un tel scénario semble toutefois peu plausible : on imagine difficilement un groupe de l’importance de U2 se contenter de balancer du matériel, même incomplet (surtout incomplet !), dans une corbeille. En attendant, la maison de disques et le management du groupe s’affairent. Island achète une page dans le magazine Music Week pour menacer les disquaires qui se permettraient de mettre en rayons les fameux enregistrements pirates.

Le risque de poursuites vaut surtout pour les échoppes anglaises. C’est une toute autre affaire dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie. Malgré l’harmonisation européenne toujours plus grande, des disparités persistent. Notamment sur la question du copyright. Des zones de flous géantes dont ont appris à profiter quelques petits malins. Ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si les enregistrements volés de U2 réapparaissent d’abord sous la forme d’un bootleg allemand. Tout au long des années 1980, l’Allemagne fut, avec l’Italie et la… Belgique, l’une des terres les plus favorables aux albums pirates.

Ce fut surtout le cas pour les enregistrements live. Dans sa somme Bootleg : The Secret History of the Other Recording Industry, le journaliste Clinton Heylin explique bien les astuces mises au point par les pirates pour passer à travers les mailles du filet. Longtemps, la législation allemande, par exemple, ne protégeait l’exploitation d’enregistrements live que pour les artistes locaux. Elle ne concernait donc pas les concerts de groupes étrangers, sauf si le concert en question avait été capté en Allemagne. Pour y échapper, cependant, rien de plus simple : il suffisait d’entretenir le flou avec une très vague mention, « Live in Europe ». Ou même de simplement affabuler. Quitte à provoquer des situations cocasses. En 1986, la pochette du bootleg de Van Morrison, Copycats Ripped Off My Soul, avait beau indiquer « Recorded live in Belgium », le disque commençait malgré tout par ces mots du chanteur irlandais : « Good evening, Frankfurt ! »…

Bono, leader du groupe U2
Bono, leader du groupe U2© BELGA

Au fil du temps, l’étau va néanmoins se resserrer. Le bootleg d’Achtung Baby ! va mobiliser pas mal de monde. Dans U2 : The Definitive Biography, John Jobling interroge Marc Marot, l’un des pontes de l’époque du label Island, qui avait suivi de très près la conception d’Achtung Baby ! « On n’a jamais trouvé les personnes responsables de la fuite. […] Mais cela a fait pas mal de dégâts. Aucun groupe n’aime voir sortir ses brouillons. […] Au moins à ce moment-là, la distribution était d’abord physique, et on a pu enrayer la diffusion en fermant et poursuivant les ateliers de production. » Ce que Marot oublie de dire, c’est que les enregistrements volés ne cesseront de resurgir régulièrement : dès 1992, un triple CD, baptisé Salomé : The [Axtung Beibi] Outtakes, commence à traîner ici et là…

Aujourd’hui, toutes ces bandes sont disponibles en trois clics. Plus généralement, le phénomène du bootleg n’a jamais disparu. Avec Internet, il a même pris un nouvel essor. Mais ça, c’est une autre histoire…

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