Céline, en 1941 (au centre) : un "pro-hitlérien déclaré" qui "a donné dans la délation". © R.Berson/Roger-Viollet

« Louis-Ferdinand Céline était un agent d’influence nazi »

Quelle charge ! Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour livrent une enquête sans concession sur l’auteur de Voyage au bout de la nuit, présenté comme un antisémite obsessionnel. Ils révèlent au Vif/L’Express leurs découvertes. Polémique en vue.

Voilà un ouvrage qui devrait faire du bruit. On y déboulonne, à grands coups de burin, une idole : Louis-Ferdinand Céline. Ce n’est pas le romancier de Voyage au bout de la nuit qui est ici mis en cause, mais l’auteur des trois terribles pamphlets antisémites parus entre 1937 et 1941, Bagatelles pour un massacre, L’Ecole des cadavres et Les Beaux Draps. Trois ouvrages sulfureux jamais réédités depuis la guerre, conformément au souhait de la veuve de l’écrivain, Lucette Destouches, qui a fêté ses 104 ans l’an dernier (1). Au terme d’une enquête entamée il y a quinze ans, Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour, grands spécialistes de l’antisémitisme, dressent un impitoyable réquisitoire de 1 200 pages contre l’ermite de Meudon. Familiers de longue date des productions des officines antijuives d’avant-guerre, plongeant dans une très riche documentation, instruisant résolument à charge, les deux chercheurs ont pour ambition affichée de bouleverser notre vision de l’écrivain : il ne serait pas un génie littéraire qui se serait égaré dans l’antisémitisme, mais un raciste qui aurait aussi écrit des romans. Nuance. Au passage, les deux compères égratignent sans ménagement nombre de biographes et de spécialistes de Céline, soupçonnés de complaisance. Pour Le Vif/L’Express, Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour livrent le fruit de leur travail. La polémique ne fait que commencer.

Tout n’avait-il pas été dit sur l’antisémitisme de Céline ?

Pierre-André Taguieff : Tout, non, loin de là. Céline pense l’histoire sur la base de l’antagonisme irrémédiable entre juifs et aryens. La poétique qu’il expose dans Bagatelles… est fondée sur un postulat raciste : sa  » petite musique  » est issue du  » fond émotif aryen  » ; or les juifs sont  » les ennemis nés de l’émotivité aryenne « . A partir de 1937, il puise des matériaux aussi bien dans les textes de propagande nazis ou pronazis que dans la littérature raciste savante, illustrée notamment par les écrits de l’anthropologue George Montandon, qui devient son ami en 1938. Dans ses pamphlets, Céline utilise de nombreux faux à visée antijuive (le  » Discours du rabbin « , Les Protocoles des sages de Sion, etc.). Les précurseurs français de Céline sont Georges Vacher de Lapouge et Urbain Gohier. Contrairement à Maurras, Céline ne fait pas de distinctions entre juifs : il affirme, en 1938, que  » les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître « .

Quels nouveaux éléments avez-vous trouvés ?

P.-A. T. : En premier lieu, nous avons mis en lumière des contacts internationaux de Céline avec des réseaux pronazis, à commencer par l’agence spécialisée dans la propagande antijuive, le Welt-Dienst ou  » Service mondial « , qui soutenait et fournissait en matériaux divers les professionnels français de l’antisémitisme : Henry Coston, Louis Darquier (dit  » de Pellepoix « ) ou Henri-Robert Petit, ami et  » documentaliste  » gracieux de Céline pour Bagatelles et L’Ecole des cadavres. Nous analysons aussi ses liens avec des agents ou des responsables nazis, comme le leader pronazi canadien Adrien Arcand, qui l’accueille à Montréal en  » invité d’honneur « , au début de mai 1938, à l’assemblée générale de son mouvement, les Chemises bleues.

Annick Duraffour : Les recoupements entre les textes publiés, la biographie et l’histoire événementielle permettent de montrer que Céline a été informé de l’extermination des juifs en juillet-août 1942 et font tomber l’argument régulièrement avancé selon lequel  » Céline ne savait pas « . Ces recoupements confirment également la véracité du témoignage de l’écrivain allemand Ernst Jünger, systématiquement balayé d’un revers de la main par des biographes indulgents. Jünger avait rapporté des propos meurtriers de Céline tenus en décembre 1941 à l’Institut allemand :  » Il dit combien il est surpris que […] nous ne pendions pas, que nous n’exterminions pas les juifs.  » Cela contredit la thèse habituelle d’un antisémitisme purement littéraire et finalement inoffensif.

Etait-il en relation étroite avec des personnalités de la collaboration ?

Louis-Ferdinand Céline (à g.), devant l'Institut d'étude des questions juives, à Paris, en mai 1941.
Louis-Ferdinand Céline (à g.), devant l’Institut d’étude des questions juives, à Paris, en mai 1941.© R. BERSON/ROGER-VIOLLET

P.-A. T. : La légende d’un Céline  » seul  » fait pendant à celles d’un Céline  » anarchiste  » et  » pacifiste « . Il fréquente de hauts responsables de la collaboration, comme Fernand de Brinon ou Jacques Doriot, l’ambassadeur Otto Abetz, l’officier SS Hermann Bickler ou Arthur S. Pfannstiel (du SD, le service de renseignement allemand), rencontre à sa demande le lieutenant-colonel SS Karl Bömelburg, et bénéficie de l’admiration et du soutien du directeur de l’Institut allemand, Karl Epting. Il se fait le prophète des ultras du collaborationnisme, à travers sa stratégie de publication de lettres ouvertes dans les journaux les plus extrémistes, tel Au pilori, et participe à des réunions ou des meetings organisés par les milieux pronazis.

Iriez-vous jusqu’à dire que Céline a dénoncé des juifs ou des étrangers aux autorités allemandes ?

Si rien n’atteste qu’il a été rémunéré, il a bénéficié d’avantages divers de la part des autorités allemandes »

A. D. : La légende d’un Céline qui n’aurait collaboré que par des  » mots « , et non par des  » actes « , a perdu toute crédibilité : le pro-hitlérien déclaré a donné dans la délation. Et il faudra bien qu’un jour les biographes de Céline se soumettent aux faits. J’avais relevé, en 1999, les dénonciations par voie de presse de Robert Desnos et du docteur Mackiewicz, secrétaire des médecins de Seine-et-Oise, la dénonciation publique du docteur Howyan – sa collègue médecin au dispensaire de Clichy – devant une assemblée doriotiste, ou celle de Serge Lifar. Les premières dénonciations de Céline visaient, en octobre-novembre 1940, le docteur Joseph Hogarth, médecin chef du dispensaire de Bezons. Céline, qui cherche à obtenir son poste, le dénonce au nouveau maire de la ville, nommé par Vichy, comme  » médecin étranger juif non naturalisé « , puis, mieux informé, au directeur de la Santé, à Paris, comme  » nègre haïtien (qui) doit normalement être renvoyé à Haïti « . Ces dénonciations du docteur Hogarth, à qui nous dédions notre livre, montrent de quoi Céline était capable quand intérêt personnel et racisme se mettaient au service l’un de l’autre.

Vous laissez entendre que Céline aurait été un agent des nazis. N’est-ce pas aller un peu loin ?

A. D. : Il ne s’agit pas d’une conviction, mais de faits ou de faisceaux d’indices. On peut le considérer comme un  » agent  » par conviction idéologique, disons un collaborateur volontaire des services de police allemands, prêt à apporter ses informations et ses conseils. Si aucun document n’atteste qu’il a été directement rémunéré pour des services rendus, il a bénéficié d’avantages divers de la part des autorités allemandes : du papier pour la réédition de ses livres, une invitation en Allemagne pour un voyage médical, sa fuite en Allemagne et son accueil à Baden-Baden, un laissez-passer pour le Danemark en pleine guerre, etc. Hans Grimm, Hauptscharführer SS à Rennes, avait déclaré devant le tribunal de Leipzig que Céline avait pu obtenir un laissez-passer pour la zone côtière interdite grâce à une recommandation de Helmut Knochen, chef de la police allemande, et qu’il effectuait des missions pour le SD à Saint-Malo. Ces déclarations, jusque-là isolées, sont corroborées par les auditions et interrogatoires de Knochen, entendu par la DST, puis par les Renseignements généraux, entre novembre 1946 et janvier 1947. Les visites fréquentes de Céline avenue Foch, dans les locaux de la police allemande, confirment ces déclarations de responsables SS.

Evoquons le Céline d’après-guerre : a-t-il vraiment été l’un des précurseurs français du négationnisme ?

P.-A. T. : Dans un cercle restreint, Céline a joué un rôle important dans la période de formation du négationnisme en France, en célébrant le livre de Paul Rassinier, Le Mensonge d’Ulysse, ouvrage fondateur de l' » école révisionniste « . La bande-annonce de ce livre, paru en octobre 1950, comporte une citation de l’écrivain-prophète :  » Les légendes qui basculent. Louis-Ferdinand Céline « . L’instrument principal de la légitimation du négationnisme naissant est un passage d’une lettre de Céline à Albert Paraz datée du 8 novembre 1950 :  » Rassinier est certainement un honnête homme […]. Son livre, admirable, va faire gd bruit – QUAND MÊME Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n’est pas peu ! […?] C’était tout la chambre à gaz ! Ça permettait TOUT !  » Le chef de file du négationnisme, Robert Faurisson, vieil admirateur de Céline, ne cessera de citer cette formule ironique :  » la magique chambre à gaz « .

Malgré tout cela, au-delà des cercles céliniens, de très nombreux écrivains, artistes ou hommes politiques proclament publiquement leur admiration pour Céline…

P.-A. T. : Chacun a son Céline : l’auteur de Voyage n’est pas celui de Féerie pour une autre fois ni celui des pamphlets. Le supposé anar pacifiste plaît aux uns, le soi-disant  » médecin des pauvres  » émeut les autres. Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit ont, à juste titre, des lecteurs admiratifs. Chez les poseurs, les snobs et les conformistes académiques, de gauche ou de droite, il est de bon ton de se déclarer  » célinien « . C’est, pour beaucoup, s’identifier à bon compte à un prétendu rebelle, victime de la jalousie et de la haine des médiocres et des méchants. Telle est l’image que cet homme d’ordre aux tendances paranoïaques a réussi à imposer à la postérité. Le  » style  » blanchit : oubliés le pronazi, le propagandiste antijuif, le collabo. Quand on a la chance d’avoir avec soi la Sorbonne, Gallimard, la presse culturelle et tant de personnages médiatiques, à commencer par Michel Audiard, Nicolas Sarkozy et Fabrice Luchini, tout est possible. Une certaine France adore aimer les  » parias  » ou les  » maudits « . Céline serait-il en phase avec la culture dominante aujourd’hui ?

(1) Voir, à ce propos, l’étonnant Lucette Destouches, épouse Céline, par Véronique Robert-Chovin. Grasset, 180 p.

« Un essai totalitaire »

« Critiquer l’énorme pavé qu’est Céline, la race, le Juif nécessiterait des dizaines de colonnes. Essayons pourtant d’esquisser quelques pistes. Le ton général de l’essai est totalitaire (j’emploie le mot à dessein). Aucun espace de liberté n’est laissé au lecteur : soit il épouse les présupposés du texte, soit il est atteint de cécité, naïf, stupide ou, pire, antisémite plus ou moins camouflé. Il doit donc faire siennes ce genre d’affirmations péremptoires : Céline ne fait pas rire les auteurs, il n’est donc pas drôle ; à part Voyage… et Mort à crédit, l’oeuvre n’a pas de valeur littéraire. Comment expliquer alors qu’un écrivain mineur soit classé parmi les grands novateurs du XXe siècle par une critique quasi unanime ? Mais certaines accusations sont autrement plus graves. L’une, la dénonciation du docteur Hogarth, est démontrée documents à l’appui (voir l’interview). En revanche, ailleurs, les auteurs procèdent par amalgame en suggérant que Céline a été un agent payé par la propagande allemande (il fréquentait des journalistes stipendiés, donc il a touché de l’argent) et qu’il aurait connu et approuvé la solution finale (proche de grands dignitaires nazis, il ne pouvait pas ne pas savoir). L’équité aurait voulu que des approches si assassines soient étayées par des preuves formelles. De plus, tout ce qui a été écrit contre les juifs par d’innombrables folliculaires est ramené ici au Céline des pamphlets, qui deviennent alors les réceptacles et la synthèse de la doxa antisémite du temps, leur auteur étant l’héritier, le porte-parole et le plagiaire des activistes antijuifs qui l’ont précédé. Ce qui, de façon certes moins développée, a déjà été dit ailleurs ; c’est pourquoi il aurait semblé plus juste de titrer « La Race, le Juif, Céline ». Seule véritable nouveauté, la place donnée au nazi canadien Adrien Arcand, apparu dans la biographie célinienne voilà peu. Enfin, les critiques et les biographes seraient complaisants à l’égard de l’homme Destouches ou n’auraient pas les outils historiques nécessaires pour en dresser un portrait exact. Si cela est vrai pour les premières approches de Céline, à partir des années 1980, les différentes découvertes biographiques et de nombreux travaux universitaires ont corrigé bien des erreurs. Le personnage apparaît à présent pour ce qu’il était : humainement très médiocre, souvent haïssable. Bilan : 1 180 pages et beaucoup de bruit pour rien, dirait Shakespeare, un autre écrivain tout à fait ordinaire. »

Céline, la race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique, par Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff, éd. Fayard, 1 180 p.

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