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Livraison d’avions à l’Ukraine : « Le ni oui ni non français ne peut durer éternellement » (interview)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La crainte d’une grande offensive russe n’infléchit pas la position des alliés de l’Ukraine sur la livraison d’avions de combat. Il faudra attendre plus encore que pour les chars lourds. Cette attitude peut-elle influer sur la suite du conflit?

En dépit de quelques avancées des troupes russes dans la région de Bakhmout, le front militaire en Ukraine reste relativement figé. La crainte grandit du côté ukrainien que les armements supplémentaires réclamés aux alliés ne soient livrés que tardivement, après la «grande offensive» que l’on prête aux Russes l’intention de lancer pour inverser la tendance du conflit. La visite à Londres, Paris et Bruxelles de Volodymyr Zelensky les 8 et 9 février n’a pas été l’occasion de nouvelles annonces de livraisons d’armes, notamment les avions qu’espère obtenir Kiev.

«Le soutien à l’Ukraine a évolué depuis le début du conflit, a expliqué, le 14 février, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, en marge d’une réunion de l’Alliance à Bruxelles. La fourniture d’avions de combat sera discutée. Cela prendra du temps et les priorités à court terme sont les munitions et des armements promis avec du carburant et des pièces détachées.» La perspective d’une décision rapide sur des avions semble donc sérieusement s’éloigner. Est-ce dommageable pour l’avenir de l’Ukraine? Eléments de réponse avec Pierre Haroche, chercheur en sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres.

Faute d’annonce de nouvelles fournitures d’armes, la tournée européenne de Volodymyr Zelensky doit-elle être considérée comme un échec?

Dans les épisodes précédents, on a beaucoup parlé de l’importance de l’Etat qui agit en premier lieu. Tant que tout le monde dit la même chose sur le mode «ce n’est pas tout à fait nécessaire» ou «c’est très compliqué», il est difficile pour les Ukrainiens d’avancer. Quand un grand Etat ouvre une brèche en disant «C’est utile, on le pense ; en plus, ce n’est pas si compliqué, on va le faire», cela met une pression sur les autres et la comparaison est plus compliquée à assumer. Sur les chars, la situation a bougé quand les Français ont, les premiers, annoncé une décision sur les chars légers et lorsque, concernant les chars lourds, les Britanniques ont notifié la livraison de Challenger. Il faut qu’un Etat bouge à propos des avions. On peut donc dire que le bilan de sa tournée européenne est décevant pour Volodymyr Zelensky. Il avait dit qu’il fallait absolument qu’il rentre en Ukraine avec une grande annonce. Mais plus que l’effet de sa présence en Europe, ce qui compte, ce sont les interactions entre les Etats occidentaux. Tant que tout le monde dit «non», ceux qui disent «non» sont dans une position assez confortable.

Répéter que l’on a des critères pour des livraisons d’armes, qu’on fera un arbitrage et qu’il n’arrive jamais, cela n’a pas de sens.» – Pierre Haroche, chercheur en sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres.

Vous parlez de décision d’un Etat important comme déclic pour les autres. Si les Pays-Bas, comme on l’évoque parfois, annoncent l’envoi d’avions, sera-ce suffisant pour entraîner les autres?

Ce n’est pas tellement que les Pays-Bas seraient un trop petit pays. C’est que les Pays-Bas, en l’occurrence, décideraient d’envoyer des avions américains. On est face à la même problématique que celle des chars Leopard. Quand vous voulez prendre une décision sur du matériel qui est fabriqué par un autre Etat, elle doit être concertée. Les Néerlandais ne peuvent pas prendre cette décision seuls. C’est pourquoi je pense que le gouvernement français a une occasion d’agir. La France a un intérêt particulier à jouer ce rôle crucial de leader à chaque étape des livraisons. De surcroît, elle dispose d’une solution technique moins compliquée que pour d’autres pays. Elle est dans une transition entre les Mirage 2000 et les Rafale. L’ arbitrage présidentiel de cette année a confirmé que l’objectif de l’armée de l’air était de passer au tout-Rafale et de se débarrasser progressivement des Mirage 2000. Je trouve les arguments du président français contradictoires. «Il y a des délais incompressibles en matière d’avions», dit-il. Donc, c’est très compliqué. La livraison, la mise en place et la formation prendront du temps. Ce qui pourrait aussi être un argument pour les envoyer le plus tôt possible. «Nous estimons que ce n’est pas très utile pour l’instant», déclare-t-il ensuite. J’ai du mal à comprendre cette phrase à deux points de vue. D’une part, pourquoi est-ce la France qui juge à la place des Ukrainiens ce qui est le plus utile sur le champ de bataille aujourd’hui? Si ceux-ci estiment que des avions leur seraient très utiles, il est difficile de prétendre qu’ils ont tort. D’autre part, après avoir dit que ce sont des décisions qui ne peuvent se prendre que plusieurs mois à l’avance, il est contradictoire d’affirmer qu’on ne le fera pas tout de suite parce que ce n’est pas immédiatement nécessaire. Si la décision doit être prise à l’avance, il faut se demander si les Ukrainiens en auront besoin dans six mois… Tous les gouvernements avancent des arguments qui ne tiennent pas la route et qui cherchent simplement à cacher le fait, que l’on peut comprendre sans le trouver légitime, qu’ils sont embêtés de donner du matériel et qu’ils ne veulent le faire qu’au compte-gouttes. Sur le moyen terme, ce n’est pas l’option la plus rationnelle. En agissant au compte-gouttes, on finit par donner ce matériel un peu trop tard, en ordre un peu trop dispersé, et on se prive d’un effet optimal alors qu’in fine, il est probable qu’on finisse par le livrer. Je trouve aussi que le message politique envoyé par la France est peu lisible. Au bout d’un moment, on ne peut pas chercher à «avoir le beurre et l’argent du beurre», c’est-à-dire avoir le bénéfice de l’annonce sans la mettre en adéquation avec ses actes.

Pierre Haroche
Pierre Haroche © dr

Le Mirage 2000 ne pâtit-il pas du même «travers» que le char Leclerc? L’avion le plus utilisé par les pays européens n’est-il pas le F-16 américain, comme l’est le Leopard allemand en matière de chars?

Oui, on peut dire cela. Mais là encore, c’est un argument qui part du principe que l’on doit prendre une décision centralisée. Quand les Allemands refusaient d’envoyer des Leopard, il aurait été facile aux Français de procéder comme les Britanniques l’ont fait avec les Challenger, à savoir proposer une solution qui n’était pas techniquement la plus rentable mais qui, politiquement, a eu une fonction importante parce qu’elle a permis de faire pression sur les autres et a donné un rôle central au Royaume-Uni. La longue visite de Volodymyr Zelensky à Londres, le 8 février, est en partie liée à cette position. Il y a une dimension militaire et une dimension politique. C’est pareil pour les F-16. Si les Américains disaient qu’ils en envoient deux cents, les Mirage 2000 ne seraient pas vraiment utiles. Mais dans la mesure où l’option des F-16 n’est pas sur la table, être le premier pays à envoyer quelques avions serait très rentable.

D’autant qu’il ne faudrait pas autant d’avions à l’Ukraine qu’il ne faut de chars…

Je laisse aux experts militaires le soin de donner une estimation des appareils nécessaires à l’Ukraine. J’observe quand même, de façon générale, que les Ukrainiens ont prouvé leur grande capacité d’adaptation et d’innovation. Ils sont capables de raccourcir considérablement les délais de formation et d’apprendre très vite à utiliser des systèmes qui ne leur sont pas familiers. Il y a, par exemple, des retours très positifs sur la façon dont ils emploient les canons Caesar français. Ils ont même démontré un intérêt du canon qui n’était pas forcément anticipé par les techniciens en France. Je suis sûr qu’ils pourraient faire un bon usage des avions qu’on leur enverrait.

Lors de sa visite à Londres, Volodymyr Zelensky a évoqué avec le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, la livraison d’armes à longue portée.
Lors de sa visite à Londres, Volodymyr Zelensky a évoqué avec le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, la livraison d’armes à longue portée. © belgaimage

La priorité en matière d’armements, au vu notamment des prémices de la «grande» offensive russe, se situe-t-elle pas dans les munitions et les armes à longue portée?

La particularité du débat sur les avions est que comme c’est un nouveau verrou, il faut un effort supplémentaire pour le lever. Mais je suis d’accord qu’effectivement, la question des munitions est cruciale et, en particulier, les munitions de longue portée. Il en a été question lors de la visite de Volodymyr Zelensky au Royaume-Uni. Pourquoi les missiles de très longue portée sont-ils si importants? Parce qu’ils permettent de viser les centres logistiques et de ravitaillement qui sont derrière la ligne de front. Si c’est le cas, c’est une façon d’empêcher l’adversaire de lancer des offensives. Aujourd’hui, ils sont capables de frapper à 150 km derrière la ligne de front ; s’ils peuvent le faire à 300 km derrière cette ligne, cela signifie que, sur le papier, les Russes n’ont plus les moyens logistiques de lancer de vraies offensives, combinées et très ambitieuses. Contrairement à ce que l’on dit parfois, ces armes à longue portée sont en fait des armes défensives importantes. De manière générale, les avions contribuent aussi à cela par des bombardements au sol, par du soutien aux forces terrestres, etc. Le risque avec des avions est en revanche plus grand d’en perdre quand on n’a pas une pleine maîtrise du ciel.

On voit des pays membres de l’UE réunis autour du Royaume-Uni avec une forme de concertation en matière de livraisons d’armes.

Les hésitations françaises sur les avions et allemandes sur les chars favorisent-elles un axe Royaume-Uni – Pologne – pays Baltes par rapport à l’axe franco-allemand?

Un axe entre le Royaume-Uni, l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est existe. Un événement l’a objectivé très clairement, c’est le sommet de Tallinn qui a rassemblé en Estonie, après les premières annonces d’envoi de chars de combat, des Etats traditionnellement proches du Royaume-Uni, ceux qui font par exemple partie de la JEF (Joint Expeditionary Force), pays Baltes et Etats d’Europe du Nord, mais aussi des pays qui ne font pas partie de longue date de cette amicale, comme la République tchèque et la Slovaquie. On voit donc des pays membres de l’Union européenne réunis autour du Royaume-Uni avec des déclarations conjointes et une forme de concertation en matière de livraisons d’armes. Il est sûr que ce rôle d’avant-garde permet au Royaume-Uni d’être le leader de cette coalition. Cela signifie-t-il qu’il y a un clivage avec un axe franco-allemand? Je ne crois pas parce que je ne suis pas sûr que les Allemands et les Français sont exactement sur la même ligne dans ce dossier. D’un point de vue politique, le président Macron – il l’a fait de façon répétée et l’a encore fait à l’occasion de la visite de Volodymyr Zelensky à Paris – parle clairement de victoire ukrainienne. D’ailleurs, le président ukrainien lui a renvoyé la politesse en disant, dans une interview au Figaro, qu’il considérait maintenant qu’Emmanuel Macron avait changé «pour de bon». Il ne lui fait plus grief de sa politique de la main tendue à l’égard de Moscou qui avait suscité des tensions dans le passé. En revanche, vous n’entendrez pas le chancelier Olaf Scholz dire qu’il est pour la victoire de l’Ukraine ni les Ukrainiens affirmer que les Allemands n’entretiennent plus aucune ambiguïté à l’égard de la Russie. Donc, je ne dirais pas qu’il y a un axe franco-allemand sur cette question. La France est plus en avance en matière d’engagement. Malgré tout, sa position est ambiguë parce qu’elle ne va pas au bout de cet engagement. Mais je dirais que les ambiguïtés françaises ont moins de profondeur politique qu’en Allemagne.

Couper les lignes d’approvisionnement de l’armée russe est un des enjeux des nouveaux armements réclamés par l’Ukraine.
Couper les lignes d’approvisionnement de l’armée russe est un des enjeux des nouveaux armements réclamés par l’Ukraine. © belgaimage

La décision de l’Allemagne sur la livraison de chars n’a-t-elle pas propulsé Berlin devant Paris sur la question des armements?

En ce qui concerne les décisions effectives, oui. Une fois le débat théorique passé, au moins les Allemands livrent des chars. C’est pour cela que je parle d’hypocrisie française. Le ni oui ni non français ne peut durer éternellement. Quand la France répète à l’occasion du débat sur l’envoi d’avions qu’elle a trois critères, l’attitude du gouvernement devient un peu ridicule. C’est oui ou c’est non. Mais répéter que l’on a des critères, qu’on fera un arbitrage et qu’il n’arrive jamais, cela n’a pas de sens.

Dans ce cadre, autant que ce soit un avion européen plutôt qu’un appareil américain qui assure la sécurité de l’Ukraine?

Cela devient un enjeu qui n’est plus simplement ukrainien. On ne peut pas dire, comme la France, que l’on veut une autonomie stratégique pour l’Europe et puis, quand il s’agit de prendre des décisions importantes comme une livraison d’armes à l’Ukraine, affirmer qu’il vaut mieux que les Américains le fassent parce que pour nous, Européens, ce serait compliqué, etc. Il y a aussi une forme de crédibilité du projet européen lui-même au-delà de la question ukrainienne. D’un point de vue industriel, c’est aussi comme cela que les Européens montrent entre eux qu’ils sont fiables ; que leurs équipements sont faits pour défendre l’Europe. Sinon, les partenariats industriels qui seront vus comme les seuls viables par les pays menacés seront conclus avec les Etats-Unis. Montrer que le matériel européen sert à défendre l’Europe, c’est aussi une question de fiabilité politique des projets industriels des défenses européennes.

Dans la région de Bakhmout, les Russes opèrent des avancées qui ne semblent pas encore décisives.
Dans la région de Bakhmout, les Russes opèrent des avancées qui ne semblent pas encore décisives. © belgaimage

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