Le 30 décembre, à l'université de Téhéran, les forces de l'ordre dispersent un rassemblement à l'aide de gaz lacrymogène. © STRINGER/AFP

L’insurrection en Iran, un coup de semonce contre un pouvoir de plus en plus divisé

Le Vif

Certes, le régime théocratique survivra à l’insurrection récente. Mais ce nouveau séisme, plus social que politique, dévoile les faiblesses d’un pouvoir divisé et anachronique.

Un paradoxe, une illusion d’optique, un virus inédit. Voilà ce que laissent dans leur sillage les émeutiers qui, cinq jours durant, auront ébranlé l’Iran profond. Le paradoxe est géopolitique. Brutale et brouillonne, l’insurrection meurtrière – 21 tués selon le bilan officiel, à coup sûr minimaliste – a éclaté au coeur du pays alors même que la théocratie chiite, qu’une rivalité irréfragable oppose à la monarchie saoudienne, consolidait son emprise régionale, du Liban au Yémen, via la Syrie et l’Irak. L’illusion d’optique renvoie aux fantasmes d’un Occident enclin depuis la révolution de 1979, fatale à la dynastie Pahlavi, à prédire le naufrage imminent de la République islamique. Tel fut le cas à l’heure du soulèvement étudiant de 1999, réprimé avec une implacable férocité ; ou, dix ans plus tard, lors de la  » vague verte  » déclenchée par la réélection frauduleuse du populiste Mahmoud Ahmadinejad. Le virus ? Celui inoculé par la fracture, patente, entre le régime des mollahs et sa base sociale, pieuse et rurale. Si sa nocivité demeure aléatoire, il sape à coup sûr les défenses immunitaires d’un pouvoir au souffle court, rongé par les divisions.

Tout commence le 28 décembre à Machhad (est), bastion conservateur, par une manifestation censée stigmatiser les échecs du président réformiste Hassan Rohani sur le front de l’économie. Serait-elle téléguidée par le clan des faucons ? Pas exclu. La capitale de la province du Khorasan est le fief d’Ebrahim Raïssi, challenger malheureux du sortant lors de la présidentielle de mai 2017. Quant à l’ayatollah Ahmad Alamolhoda, imam de la prière du vendredi et beau-père du prétendant vaincu, il ne cesse d’éreinter la tiédeur doctrinale de Rohani. Las ! le happening protestataire dérape et vire au chaos. Dans leur rage, les meneurs n’épargnent ni l’ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême et détenteur à ce titre des leviers de l’exécutif, ni les symboles de l’autorité de l’Etat, commissariats, instituts religieux, banques ou sièges des miliciens bassidji, gardes-chiourme du système.

L'insurrection en Iran, un coup de semonce contre un pouvoir de plus en plus divisé
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Les ferments de la colère

Intense, la frustration des plus humbles résulte avant tout de l’âpreté du quotidien. Si les indices macroéconomiques retrouvent des couleurs, les mesures d’austérité gouvernementales, que reflète le budget présenté le 10 décembre dernier au Majlis (Parlement), les exaspèrent au plus haut point. Témoin, l’envolée des prix de l’essence, des oeufs ou de la volaille, corollaire de la réduction drastique des subventions sur les denrées de base. Il y a plus angoissant : la faillite de maintes sociétés de crédit semi-légales, apparues sous Ahmadinejad, condamne à la misère des centaines de milliers d’épargnants. Au fond, Rohani paie non seulement les errements de son prédécesseur, mais aussi les arriérés de décennies d’incurie, d’injustice, de corruption et de mal gouvernance. Louable, sa volonté d’assainir des circuits viciés frappe de plein fouet les laissés-pour-compte. L’hodjatoleslam – religieux de rang intermédiaire – au sourire suave, docteur en droit de l’université de Glasgow (Ecosse), paie aussi cash le prix de la transparence. Engagé dans un rugueux bras de fer avec les ennemis de l’ouverture, à commencer par le tout-puissant corps des Gardiens de la révolution, ou pasdaran, et de prospères fondations  » caritatives  » converties en conglomérats affairistes, Hassan Rohani choisit de lever le secret pesant sur les dotations colossales allouées aux enfants chéris du pouvoir. Outré par l’opulence dans laquelle baignent les élites cléricales, l’Iranien lambda, qui peine à nourrir les siens, n’a nul besoin de telles révélations pour savoir que Téhéran engloutit hors frontières des fortunes afin de voler au secours de ses protégés : plusieurs milliards d’euros afin de sauver le soldat alaouite Bachar al-Assad ; plus de 700 millions chaque année au profit du Hezbollah libanais. Sans compter l’argent voué à financer les milices chiites irakiennes, à armer les insurgés houthis du Yémen ou à épauler la mouvance radicale palestinienne. Parmi les slogans scandés à Machhad et ailleurs :  » Pas Gaza, pas le Liban, ma vie pour l’Iran !  »

La frustration des plus humbles résulte avant tout de l’âpreté du quotidien

Un accord pour rien ?

Peut-être de telles largesses seraient-elles tolérables si le pacte nucléaire conclu à Genève en juillet 2015 et entré en vigueur six mois plus tard avait adouci, grâce à la levée graduelle des sanctions infligées à l’Iran, le sort des foyers démunis. Or, il n’en est rien. Ce laborieux compromis tarde à porter ses fruits. Certes, la République islamique peut de nouveau exporter son or noir. Certes, elle accroît ses échanges commerciaux avec l’Europe. Reste que maints investisseurs occidentaux, tétanisés par les entraves aux transactions bancaires que perpétue Washington, tendent à geler les tractations en cours, voire à annuler les contrats signés. La déception est à la hauteur des espérances, souvent démesurées, nées du modus vivendi atomique. Maîtrisée à grand-peine, l’inflation menace de redécoller. Le chômage condamne à l’oisiveté et à l’indigence de 30 à 40 % des moins de 25 ans. Et l’irruption annuelle sur le marché du travail d’environ 800 000 jeunes, diplômés pour la plupart, aggrave le fléau. Selon une étude de la BBC en farsi, le pouvoir d’achat des familles modestes a reculé de 15 % lors de la décennie écoulée, tandis que s’effondrait leur consommation de viande, de lait et de pain.

Le président Rohani peut bien tenter de s'émanciper, le Guide suprême, Ali Khamenei, n'est jamais très loin...
Le président Rohani peut bien tenter de s’émanciper, le Guide suprême, Ali Khamenei, n’est jamais très loin…© R. HOMAVANDI/REUTERS

Un remake de 2009 ?

Aussi tentante que trompeuse, cette analogie très en vogue ne tient pas la route. Le  » mouvement vert « , surgi voilà près de neuf ans, traduisait l’exigence démocratique de jeunes urbains libéraux et modernistes – Téhéranais en tête – écoeurés par le grossier bourrage d’urnes octroyant à Mahmoud Ahmadinejad un second mandat et révoltés par la sauvagerie de la répression policière. Leur leitmotiv :  » Où est mon vote ?  » Cette fois, la rébellion, populaire et provinciale pour l’essentiel, porte des revendications très prosaïques. Même si les nostalgiques de Reza Chah Pahlavi, qui régna de 1925 à 1941, se sont engouffrés dans la brèche ; tout comme les dissidents réfractaires au diktat théocratique. En 2009, quitte à en payer le prix, les réformateurs avaient cautionné une insurrection civique jugée légitime. Une petite décennie plus tard, les partisans de l’ex-président Mohammad Khatami – personnage dont au passage le nom et le visage sont bannis des médias – condamnent  » ceux qui détruisent les biens publics et insultent les valeurs sacrées religieuses et nationales « , tout en dénonçant la  » profonde duperie  » des Etats-Unis.

Les contre-manifs attestent l’efficacité de l’appareil de mobilisation du pouvoir

Une éruption imprévisible ?

Bien sûr, cet embrasement a surpris par sa soudaineté et son ampleur. Il n’empêche : divers  » signaux faibles  » l’annonçaient. Pénurie d’eau chronique, désastres écologiques, séismes, conflits du travail : voilà plusieurs années que les épreuves, accidentelles ou non, empoisonnent l’atmosphère. Citons le tremblement de terre meurtrier survenu à la mi-novembre à Kermanshah (ouest), ou les tensions suscitées ici par la fermeture d’une usine de tracteurs, là par les retards de salaires accumulés dans le secteur pétrolier. Peu avant sa réélection, Rohani lui-même avait mesuré l’intensité de la rancoeur sociale. A Azad Shahar (nord), théâtre d’une terrible catastrophe minière, les rescapés avaient alors martelé son 4 4 de coups de pied et de poing, le contraignant à écourter sa visite.

... et son effigie orne le buste de ce contre-manifestant, le 5 janvier.
… et son effigie orne le buste de ce contre-manifestant, le 5 janvier.© A. KENARE/AFP

Un régime en péril ?

Si la République islamique, qui fêtera l’an prochain ses 40 ans, tremble parfois sur ses bases, elle le doit avant tout à ses dissensions internes et à son inaptitude à renouveler ses dogmes fondateurs face à une jeunesse impatiente, connectée, mondialisée, éprise de liberté et de vent du large. Cela posé, mieux vaut ne pas sous-estimer la robustesse de son arsenal répressif. Pour étouffer la  » sédition  » récente, le pouvoir n’a même pas eu besoin de lancer dans l’arène Gardiens de la révolution et bassidji ; le déploiement préventif d’unités militaires dans trois provinces indociles aura suffi. Quant aux contre-manifs orchestrées depuis le 3 janvier à Téhéran et dans une cinquantaine de villes de province, elles attestent l’efficacité de l’appareil de mobilisation. Pour autant, le recours à un logiciel conspirationniste archaïque reflète l’épuisement de la propagande officielle comme l’usure de ses outils. On peut certes bloquer un temps les messageries Telegram et Instagram, instruments de  » subversion « . Mais que faire durablement contre la profusion des smartphones – 48 millions, contre à peine 1 million en 2009 -, des sites Internet et des chaînes satellitaires, dans un pays peuplé de virtuoses du contournement de la censure ? En flétrissant le  » complot  » ourdi à l’étranger par un  » ennemi  » mal identifié, Khamenei et les siens admettent la persistance de la menace plus qu’ils ne la discréditent. Erreur tactique qu’incarne Mohammad Ali Jafari, le patron des pasdaran, lorsqu’il fustige les  » milliers de fauteurs de trouble  » formés à la  » contre-révolution « , voire  » entraînés par les Etats-Unis  » et leurs alliés. De même, attribuer à l’Arabie saoudite la paternité d’un bon quart des hashtags de soutien aux rebelles circulant sur les réseaux sociaux revient à reconnaître la capacité de nuisance du rival wahhabite. Et quand Rohani enjoint à son homologue français Emmanuel Macron de neutraliser le  » groupuscule terroriste  » établi en France – allusion transparente aux Moudjahidine du peuple, fer de lance de l’opposition en exil, dont l’état-major est installé à Auvers-sur-Oise (au nord de Paris) -, il accroît malgré lui l’audience de ces militants islamo-marxistes relégués au rang de monafeghin (hypocrites), pour avoir rallié Saddam Hussein à l’époque du carnage Irak-Iran (1980-1988). Reste que, pour la théocratie militarisée qu’est l’Iran, le principal atout réside dans l’hétérogénéité d’un élan protestataire spontané, dépourvu de chefs comme de vecteurs politiques.

Malgré le ralliement des étudiants, la rébellion a peu touché la capitale.
Malgré le ralliement des étudiants, la rébellion a peu touché la capitale.© STRINGER/AFP

Quel avenir pour Rohani ?

Bousculé, l’élu peut survivre politiquement à la bourrasque, moyennant un minimum d’habileté manoeuvrière. Qu’il annule tout ou partie des hausses de prix annoncées, qu’il infléchisse au profit des déshérités son orthodoxie budgétaire, et le  » cheikh diplomate  » – ainsi ses fidèles le surnomment-ils – signifiera combien il se veut attentif au rude message de la rue. Lui n’a plus rien à perdre, puisque le bail présidentiel en cours n’est pas renouvelable. Quant à ses adversaires conservateurs, ils n’ont aucun intérêt à évincer avant terme la caution policée du régime. Rohani briguera-t-il pour autant le moment venu, comme on lui en prête l’intention, la succession d’un Guide dont on sait la santé fragile ? Pas sûr.

Le pouvoir d'achat des familles modestes a reculé de 15 % en dix ans.
Le pouvoir d’achat des familles modestes a reculé de 15 % en dix ans.© N. T. YAZDI/TIMA/REUTERS

A quoi joue Trump ?

A l’apprenti sorcier, comme toujours. Lorsqu’il louange à coups de tweets grotesques les insurgés, quand il s’échine à saborder l’arrangement genevois, le navrant Donald, exécré en Iran pour avoir placé le pays sur la liste noire des Etats musulmans privés de visas, fournit en munitions inespérées les faucons locaux.

Par Vincent Hugeux.

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