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L’indispensable régulation des cryptomonnaies (analyse)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Jusqu’ici non régulé, l’univers des cryptomonnaies doit encore se bâtir une légitimité à la hauteur de son fulgurant succès. Pour Marek Hudon, coauteur d’un article sur les monnaies alternatives, il est temps d’ouvrir le débat éthique sur les projets acceptables et ceux à bannir.

Elles pèsent désormais 1 700 milliards d’euros. Croissance de leur capitalisation: + 880% en deux ans seulement. L’irrésistible essor des cryptomonnaies, auxquelles d’innombrables applications donnent accès en quelques clics, illustre une réalité que les Etats ne peuvent nier: les monnaies virtuelles, au sommet desquelles trône toujours le bitcoin, ne sont résolument plus l’apanage de quelques initiés. D’après un sondage mené par la société de paiement Triple A, 3,9% de la population mondiale posséderaient l’une ou l’autre cryptomonnaie en 2021. En Belgique, ce pourcentage s’élèverait à 2,4% (272 990 investisseurs). Quelque 18 000 marques ou entreprises accepteraient désormais les paiements en cryptomonnaie.

Même si l’adhésion actuelle aux cryptomonnaies est loin d’être gigantesque, leur interconnexion avec notre système économique est susceptible de l’affecter.

Leur appropriation soulève des questions majeures. Sociales, d’abord, puisque leur usage peut creuser certaines inégalités. Toujours selon Triple A, 58% des investisseurs auraient moins de 34 ans et 82% posséderaient un diplôme d’études supérieures. Environnementales, ensuite, vu que le minage, ce processus informatique permettant de valider les transactions, s’avère très gourmand en énergie et en matériaux, notamment les cartes graphiques. Financières, puisqu’elles peuvent présenter une menace pour la politique monétaire, notamment au regard du succès des « stable coins » (Tether, TrueUSD, USD Coin… ), dont la valeur est corrélée à celle d’une monnaie fiduciaire, en l’occurrence le dollar américain. « Vu le développement planétaire des cryptomonnaies, il ne faut pas attendre une adhésion plus importante encore pour s’interroger sur leur régulation », souligne Marek Hudon, professeur à la Solvay Brussels School of Economics and Management. Avec Louis Larue (université de Göteborg), Camille Meyer (université du Cap) et Joakim Sandberg (université de Göteborg), il a rédigé un article dédié aux monnaies alternatives, à paraître dans une revue académique américaine hébergée par Oxford University Press (1). Le Vif a pu le lire en primeur.

Le bitcoin, véritable monnaie?

Légitimes pour les uns, surfaits pour les autres, les cryptoactifs peuvent-ils réellement prétendre au statut de monnaie? Si le bitcoin a en partie été conçu comme un instrument d’émancipation face à la mainmise des banques centrales et des Etats sur la politique monétaire, d’après la conception libertarienne, sa forte volatilité continue de saper son usage en tant que moyen de paiement. En septembre dernier, le Salvador est devenu le premier pays à accepter le bitcoin à cette fin, sous l’impulsion de son président Nayib Bukele. Depuis, la forte baisse du cours de la cryptomonnaie a accentué les critiques à l’encontre des autorités salvadoriennes, y compris de la part du Fonds monétaire international (FMI). Récemment, la banque centrale chinoise a jugé illégales les transactions en cryptomonnaie, tandis que l’Inde a émis le souhait de les taxer à hauteur de 30%.

« A ce stade, le terme « crypto- monnaie » est usurpé et trompeur car aucun de ces actifs n’a pu démontrer qu’il pouvait présenter les fonctions classiques d’une véritable monnaie, en particulier celles d’une réserve de valeur ou d’une unité de compte », estime la Banque nationale de Belgique (BNB). Marek Hudon et ses collègues précisent toutefois que le statut de monnaie peut aussi se définir à l’aune de son acceptation collective dans la société. A cet égard, « certains partisans du bitcoin ont fait valoir que la cryptographie est une base de confiance plus solide que les décrets officiels de diverses autorités politiques, vu que le code n’a pas d’ambitions politiques similaires à celle des humains », écrivent-ils (en anglais dans l’article), en référence au manifeste de son fondateur anonyme – dont le pseudo est Satoshi Nakamoto. « Le chemin parcouru par le bitcoin depuis 2009 est phénoménal, commente le professeur au Vif. Mais sa volatilité reste un frein pour son adoption comme moyen de paiement. Car ce qu’une entreprise redoute particulièrement, c’est l’incertitude. »

A ce stade, le terme de « cryptomonnaie » est usurpé et trompeur car aucun de ces actifs n’a pu démontrer qu’il pouvait présenter les fonctions classiques d’une véritable monnaie.

Jusqu’ici non régulé, le marché des cryptomonnaies est désormais au centre de réflexions visant à instaurer un cadre réglementaire. « Trois éléments justifient d’ores et déjà la nécessité de mener ce débat éthique, énumère Marek Hudon. Il y a d’abord la question du potentiel blanchiment d’argent ou du financement d’activités illicites. Il y a ensuite celle du risque systémique: même si l’adhésion actuelle aux cryptomonnaies est loin d’être gigantesque à l’échelle d’une région ou d’un pays, leur interconnexion croissante avec notre système économique est susceptible de l’affecter dans un sens ou dans l’autre. Et puis, il y a bien sûr la question environnementale. A ce niveau, certains usages de la blockchain relèvent de l’indécence. Quand on sait que certains processus de minage consomment autant d’énergie que plusieurs centaines de ménages, la régulation doit inévitablement inclure cet aspect, pour permettre de faire le tri. »

Certains processus de minage des cryptomonnaies consomment autant d'énergie que plusieurs centaines de ménages. La régulation doit inclure cet aspect, estime Marek Hudon (Solvay Brussels School of Economics).
Certains processus de minage des cryptomonnaies consomment autant d’énergie que plusieurs centaines de ménages. La régulation doit inclure cet aspect, estime Marek Hudon (Solvay Brussels School of Economics).© getty images

A quel niveau de pouvoir faudra-t-il jouer la partition régulatrice? Une partie de la réponse peut être nationale. Comme le rappelle l’ Autorité belge des services et marchés financiers (FSMA), « les cryptomonnaies ne constituent pas un instrument financier au sens juridique du terme. Cela signifie notamment qu’elles ne sont pas soumises à un contrôle ou une supervision. Ces dernières années, la FSMA a publié de nombreuses mises en garde pour rappeler cet état de fait et attirer l’attention des consommateurs sur les risques liés à des investissements dans les cryptomonnaies. Rappelons que, depuis un règlement de 2014, la FSMA interdit la commercialisation de produits financiers dont le rendement est lié à des monnaies virtuelles auprès des clients de détail en Belgique. » Par ailleurs, la Chambre a approuvé, le 27 janvier dernier, une loi modifiant la loi antiblanchiment du 18 septembre 2017. L’ arrêté royal lié au contrôle des prestataires de services d’échange entre monnaies virtuelles et monnaies légales sera prochainement publié.

L’Europe pour montrer la voie

De son côté, la Commission européenne travaille à un nouveau règlement ciblant les marchés de cryptoactifs. Surnommé Mica (pour Market in crypto-assets), le texte vise à atteindre quatre objectifs: organiser la sécurité juridique, soutenir l’innovation, protéger les investisseurs et garantir la stabilité financière. Il s’agit, entre autres, de « répondre aux risques potentiels pour la stabilité financière et pour la conduite d’une politique monétaire ordonnée qui pourraient résulter des « stablecoins » », indique-t-il. « Les cryptomonnaies ont par définition un champ d’action qui dépasse nos frontières, commente la BNB. La proposition de règlement européen aura sans doute ses défauts mais elle aura le mérite d’exister et inspire déjà d’autres travaux de régulation internationaux. »

Aux Etats-Unis, la CFTC, l’agence fédérale indépendante en charge de la régulation des Bourses de commerce, s’est notamment aperçue que la société émettrice du Tether – le stablecoin le plus populaire – ne disposait pas, sur ses comptes bancaires, des montants en dollars américains qu’elle prétendait détenir. De ce fait, elle a mis en lumière le risque d’un défaut de paiement de la part de l’émetteur. « La simple perspective qu’un stablecoin ne fonctionne pas comme prévu pourrait entraîner une ruée sur ce stablecoin, c’est-à-dire un cycle autorenforcé de rachats et de ventes fulgurantes d’actifs de réserve », s’inquiétaient les autorités financières américaines dans un rapport publié en novembre dernier.

Le mode de gestion décentralisé de la blockchain peut tout à fait être compatible avec des projets environnementaux ou sociaux.

Si l’initiative européenne peut permettre d’harmoniser des règles jusqu’ici très différentes d’un Etat membre à l’autre, elle n’inclut, pour l’heure, aucune considération environnementale ou sociale. Or, l’univers des cryptomonnaies, qui se comptent désormais par milliers, reste parsemé de projets robustes ou nébuleux, économes en ressources ou désastreux pour la planète. « Le mode de gestion décentralisé de la blockchain peut tout à fait être compatible avec des projets environnementaux ou sociaux, comme le témoigne les expériences du SolarCoin et du FairCoin », ajoute Marek Hudon. En Wallonie, le projet Kiss Ecology, qui fait partie de l’initiative WalChain, ambitionne de produire une monnaie numérique fidèle aux dix-sept objectifs de développement durable fixés par les Nations unies. Concrètement, l’ONG souhaite octroyer des Kiss Coins à chaque gouvernement soucieux de subventionner les entreprises oeuvrant pour la transition écologique et sociale. Cette cryptomonnaie repose, par ailleurs, sur un processus particulier, appelé proof-of-stake, qui ne nécessite pas de minage. Les exemples vertueux ne manquent donc pas.

Tether, la société émettrice du stablecoin le plus populaire, ne disposait pas, sur ses comptes bancaires, des montants en dollars américains qu'elle prétendait détenir. Créant donc un risque de défaut de paiement.
Tether, la société émettrice du stablecoin le plus populaire, ne disposait pas, sur ses comptes bancaires, des montants en dollars américains qu’elle prétendait détenir. Créant donc un risque de défaut de paiement.© Pavlo Gonchar / SOPA Images/Sipa

Reste à les identifier. A l’heure actuelle, les utilisateurs soucieux d’investir dans des cryptomonnaies à finalité durable ou présentant les modes de gouvernance les plus démocratiques ne disposent pas des outils permettant de les repérer, si ce n’est en les analysant au cas par cas. Les régulateurs pourraient-ils transposer, pour ces actifs, les labels bancaires et les catégories de produits financiers permettant déjà de distinguer les investissements socialement responsables? « Dans le discours, il y a un début de prise en considération des questions environnementales, conclut Marek Hudon. Mais elle est nettement insuffisante par rapport à l’ampleur du problème. Certains modèles ne sont clairement pas acceptables à plusieurs égards. » Inévitablement, la durabilité sera indissociable de la légitimité future que certains cryptoactifs pourront, peut-être, acquérir. Même si tout reste à construire.

(1) The ethics of alternative currencies, Business Ethics Quarterly, par Marek Hudon, Louis Larue, Camille Meyer et Joakim Sandberg, Oxford University Press.

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