Carte blanche

Les questions existentielles et les oeillères sectaires (carte blanche)

Cela fait un moment que notre société recule. Pire, elle prend carrément peur. Et elle ne cesse de se l’avouer à travers ses propres médias. Une peur abyssale, une peur politique, une peur nationale, une peur civile, une peur de bête traquée.

Jamais, de mémoire de militant des Lumières, de savoir d’activiste universaliste, jamais la peur n’a autant hanté les esprits et les conversations. Peur de l’avenir. Peur du présent. Peur du poids du passé. Peur de l’Autre avec lequel le dialogue semble rompu – ou n’a jamais été déclenché. Peur de ne pas se reconnaître soi-même avec son histoire profonde et son vécu de tous les jours. Peur multiple, à la fois conservatrice et marqueur d’un changement à l’oeuvre. Mais surtout, pour peu que l’on tente de ne pas céder aveuglément à nos mauvais instincts : peur opérante, peur intelligente qui nous oblige à repenser l’Histoire récente et l’Histoire immédiate et à nous repositionner après des années de lâcheté et de renoncements. Peur qui change et qui nous change, singulièrement et collectivement, individus et citoyens.

La décapitation horrible d’un hussard noir de la République est une attaque sans équivalent dans l’Histoire de la République française. Nous connaissions pourtant les causes et les effets. Radicalisation, repli sur soi, communautarisme, rejet, paralysie des consciences, absence de consensus de la classe politique, amalgame entre la liberté d’expression et blasphème qui est une notion qui n’existe pas en droit français, régressions, encouragement des officines islamistes sous couvert de diversité, aberrations… Les mots tournent en boucle dans ma tête, dans les journaux, sur nos lèvres, sur les écrans de télévision au détriment de l’analyse, de la mise en perspective, voire de la contextualisation. Convaincus d’être incapables de ne rien y comprendre, de ne rien pouvoir en dire, de rien savoir quoi en penser, de ne pas avoir la vertu de rien y changer, nous avons peu à peu perdu prise sur notre monde. Pourtant, il semble, qu’avec ce crime odieux, que le vent soit en train de tourner. Samuel Paty, enseignant d’Histoire-Géographie a eu la tête séparée du tronc en plein coeur de la région parisienne. Ce n’était ni à Raqqa, capitale de « l’Etat islamique », ni dans le Sahel où des dizaines de djihadistes ont été échangés contre une otage retournée et convertie à leur cause. Les citoyens français réclament le droit à la parole, à l’initiative, au changement, à l’information et à la révolte.

Ici ou là, ici et là, on voit des tentatives émerger, plus ou moins heureuses : certains font un pas en arrière, se rassemblent, discutent. D’autres s’agitent. D’autres avancent encore et vont plus loin. Ils proposent des solutions pour relever les Lumières avec la France. Dis-moi qui tu combats et avec quelles armes, je te dirai qui tu es. Il devient de plus en plus difficile de ne pas choisir le camp de la Raison critique.

Dès lors, quelle alternative à ce découpage tacite des consciences ? Pour y voir plus clair, peut-être faut-il changer d’échelle et commencer par se poser cette question au plus profond de nous-mêmes : où, quand et comment notre liberté peut-elle s’exprimer ? À quoi reconnait-on une parole, une pensée, un geste libres, indépendants de toute emprise sectaire, de toute logique aliénante ? À quelles conditions peut naître la sublime sensation de sentir son regard s’agrandir, son esprit s’exalter, cette fraction de seconde où l’on comprend le monde, où l’on prend les chemins de la connaissance, où l’on découvre que les femmes et les hommes sont le coeur de toute chose et que les idéologies ne sont que des croyances qui les séparent ? Qu’est-ce qui rend possible ce mouvement perpétuel de l’être et par quoi est-il donc menacé ? Comment préserver la laïcité née de l’intelligence humaine à l’heure où les doutes cèdent la place aux certitudes radicales, les questions existentielles aux oeillères sectaires, les définitions des droits universels aux frontières établies dans les crânes ? La liberté est-elle indissociable de la contradiction entre les esprits ? De la contestation de toute idée, fut-elle divine, et, par prolongement, de l’universalité de la connaissance et de la logique intrinsèque ? Quelle place laisse-t-on à la Raison pour qu’elle s’exprime ? Quels censeurs avons-nous donc accueillis en notre sein ?

Causes ou conséquences, censure et autocensure semblent opérer comme autant de mécanismes de rupture. Rupture des liens avec les valeurs de la République, qui nous prive de nos voix les plus autorisées. Rupture des liens sociaux avec une partie de nos compatriotes qui ont décidé, en leur âme et conscience, de choisir leur religion au lieu de la nation dans laquelle ils vivent. Rupture des liens que nous avons toujours eus avec les valeurs universalistes, ce qui ouvre la voie au renoncement, à l’aliénation, au désespoir. Et en point de mire, notre faculté d’action, notre capacité de proposition, notre potentiel de rêves.

Plutôt que de tenter de boucher les trous par un enduit qui ne prend pas, ou de réconcilier les irréconciliables, peut-être faudra-t-il s’engouffrer dans ces fractures pour éradiquer la bête immonde ? Je crois que le temps est venu d’explorer les fissures et les effondrements qui ont fendillé nos valeurs pour tout remettre à zéro et relever définitivement les Lumières qui s’éteignent sous le coup de nos renoncements successifs. Il est vraiment grand temps d’agir.

Kamel Bencheikh, écrivain

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