"Je ne connais pas personnellement M. Fillon, mais j'imagine qu'il vivait dans l'idée qu'il faisait comme les autres et qu'on n'allait pas lui chercher des poux." © VINCENT BOISOT/BELGAIMAGE

« Les médias sont passés du contre-pouvoir à l’anti-pouvoir »

Selon Marcel Gauchet, l’affaire Fillon risque d’accélérer à la fois l’empêchement de l’exercice du pouvoir et le discrédit des médias, qui apparaissent comme manipulés.

L’affaire Fillon est-elle, selon vous, un signe du bon fonctionnement de la démocratie française ?

C’est plus compliqué. Au premier degré, bien sûr, il est essentiel que le droit de savoir qui sont au juste les candidats à l’élection présidentielle s’exerce. En même temps, ce coup de projecteur qui se concentre sur le cas particulier de François Fillon, en épargnant l’ombre qui règne sur le reste, déclenche un malaise. D’ailleurs, on sent bien dans l’opinion un mélange de condamnation et de compassion pour celui sur lequel tombe la foudre :  » Pourquoi lui ? s’interroge-t-on. Après tout, si on allait voir les autres, est-ce que ça serait si différent ?  » Il y a une gêne, patente.

Est-ce à dire que le fonctionnement des médias a posé un problème démocratique ?

L'affaire Fillon a déclenché de l'indignation, mais aussi de la gêne :
L’affaire Fillon a déclenché de l’indignation, mais aussi de la gêne : « Pourquoi lui ? s’interrogent les Français », remarque le philosophe Marcel Gauchet.© É. FEFERBERG/AFP

Entre autres, oui… J’y ai vu une énième confirmation d’un phénomène que l’on sent poindre depuis longtemps déjà, à savoir que les médias sont passés d’un rôle de contre-pouvoir – absolument nécessaire dans la vie de la démocratie – à un rôle  » d’anti-pouvoir « , c’est-à-dire l’empêchement systématique de l’exercice du pouvoir, au motif de la capacité d’examiner ses coulisses et ses véritables motivations. D’autant plus qu’il y a dans le cas spécifique de cette affaire beaucoup de lecteurs, de téléspectateurs ou d’auditeurs qui restent sur leur faim et ont l’impression que les médias n’ont fait que la moitié du travail : l’autre chose que l’on voudrait connaître – et c’est là, aussi, que le journalisme d’investigation devrait s’exercer -, c’est l’identité des gens qui sont derrière la sortie de ces informations. Ne pas le savoir va alimenter la paranoïa – qui est déjà le climat endémique de nos démocraties. Entendons-nous, les faits reprochés à François Fillon sont totalement condamnables, mais qui avait intérêt à le dézinguer ? Et pourquoi ? C’est la question qui vient inévitablement à l’esprit. On voudrait avoir les tenants et les aboutissants, alors seulement on serait dans la vraie transparence. Les médias ont l’impression d’agir en chevalier blanc et, pourtant, je suis à peu près certain que cela va se retourner contre eux : ils vont passer pour les idiots utiles d’une manipulation politique dont ils sont incapables de dévoiler les ressorts. Démolition des conditions de fonctionnement du pouvoir et discrédit du contre-pouvoir, voilà quel risque d’être, au final, l’effet pervers de toute cette histoire.

Quand est-on passé selon vous du contre-pouvoir à l’anti-pouvoir ? Et pourquoi ?

L’autre chose que l’on voudrait connaître, c’est l’identité des gens qui sont derrière la sortie de ces informations »

Le phénomène résulte d’abord de la montée en puissance des médias – chaînes d’information continue, réseaux sociaux… – dans un contexte où, parallèlement, les partis politiques ont cessé d’avoir une fonction organisatrice, ce qui rend les hommes politiques esclaves des médias en ce qu’ils constituent leur seul relais avec la société… L’ambivalence des politiques à leur égard est d’ailleurs assez remarquable : ils les détestent en même temps qu’ils ne peuvent s’en passer. Ensuite, la société politique, particulièrement en France, n’a pas compris l’évolution de l’esprit démocratique avec l’élévation du niveau d’information, du niveau d’éducation. Elle n’a pas mesuré le phénomène de désacralisation du pouvoir. Je ne connais pas personnellement M. Fillon, mais j’imagine bien qu’il vivait dans l’idée, d’abord, qu’il faisait comme les autres, et qu’ensuite on n’allait pas lui chercher des poux, à lui, élu du peuple, dans sa  » privilégiature « …

Les élus sont-ils des privilégiés ?

Il y a de tout, mais ils sont nombreux à vivre comme des privilégiés et à courir après l’argent par des moyens pas toujours honorables, même s’ils sont légaux. L’affaire Fillon n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan d’un problème qui empoisonne notre vie publique et qui est obstinément nié en haut lieu, que ce soit par les médias ou par le personnel politique. Chacun le sait, l’opinion est très majoritairement convaincue que les responsables politiques sont corrompus. Protestations vertueuses à chaque sondage qui le confirme, indignation générale devant ce lamentable  » populisme  » ! Au sens strict du terme, c’est-à-dire l’enrichissement personnel, il est vrai que la corruption reste rare, heureusement. Mais c’est autre chose qui est visé sous ce mot. C’est le système de clientélisme selon lequel fonctionne la société politique et dont tout le monde a des échantillons sous le nez, qui vont de l’attribution des logements sociaux, à la base, au système des nominations, au sommet, en passant par les subventions aux associations… Entre ses enfants et ses obligés, la frontière est floue. Or, la société ne le supporte plus. Il n’est que temps d’en prendre acte.

Pourquoi l’affaire Marine Le Pen n’a pas autant pris ?

Le cas est différent : Marine Le Pen a fait salarier par le Parlement européen sa directrice de cabinet, ce qui est tout à fait répréhensible, mais cela ôte le caractère  » fictif  » de l’emploi, et donc fait baisser le degré d’indignation. Ajoutez à cela que le FN est un parti outsider, qui n’a pas les moyens des autres partis, et que Marine Le Pen est perçue par ses électeurs comme victime d’un acharnement médiatique, et vous comprendrez pourquoi l’affaire a fait moins de bruit.

Entretien : Anne Rosencher.

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