Pascale Vielle

Les femmes agressées, les oubliées du récit des événements de Cologne

Pascale Vielle Professeure à l’UCL, Collaboratrice scientifique à l’ULB

Les violences sexuelles de masse à Cologne à l’épreuve de la convergence des luttes minoritaires, une opinion de Pascale Vielle, Professeure à l’UCL et collaboratrice scientifique à l’ULB.

Les viols et agressions à caractère sexuel de Cologne représentent une manifestation de la domination patriarcale que l’on ne saurait qualifier d' »ordinaire ». Ces agressions diffèrent tant des violences sexuelles isolées dans la sphère publique que de celles qui se commettent dans la sphère privée. Elles se sont produites au même moment à Cologne et dans plusieurs villes d’Allemagne : Hambourg, Stuttgart, Francfort, mais aussi à Zurich (Suisse), Salzbourg (Autriche), et en Finlande.

Les informations communiquées par la police et le Parquet de Cologne ont connu des variations importantes, en particulier à propos du statut des suspects : il n’est toujours pas possible d’obtenir des informations sur la proportion de migrants, légaux ou illégaux et, parmi ces derniers, de demandeurs d’asile et de sans-papiers – ce qui s’explique par le caractère sensible de cette question en Allemagne, à l’heure où Angela Merkel s’était présentée comme le fer de lance européen de l’accueil des réfugiés. Les autorités allemandes ne semblent pas plus s’accorder sur le caractère organisé ou non des agressions – parlant tantôt de « bandes organisées bien connues de la police », tantôt d' »appels qui ont circulé sur les réseaux sociaux », en passant par des « individus agissant en groupe ». En revanche, les chiffres relatifs à la proportion des nationalités impliquées ont peu évolué – ce 15 février, sur 73 suspects, 30 provenaient du Maroc, 27 étaient algériens, 4 étaient irakiens et 3 étaient allemands. Enfin, en dépit de la confusion des chiffres officiels (même les tableaux statistiques du Parquet, reproduits par Die Welt, présentent des chiffres incohérents[1]), le nombre absolu de plaintes pour viols et violences sexuelles semble avoir connu une augmentation constante au cours des dernières semaines, pour atteindre 467/1065 aujourd’hui[2] – alors que la proportion relative de ces violences par rapport aux vols semble pour sa part avoir diminué, mais sans qu’on arrive à déterminer dans les informations communiquées par les autorités si les faits d’agressions sexuelles et de vols concernent ou non les mêmes victimes[3].

Comme de nombreuses femmes, dans le quartier où j’habite – à proximité de la gare du midi, à Bruxelles -, le harcèlement sexuel dans la rue fait partie de mon quotidien.

Comme de nombreuses femmes, dans le quartier où j’habite – à proximité de la gare du midi, à Bruxelles -, le harcèlement sexuel dans la rue fait partie de mon quotidien : façon insistant de dévisager, remarques grossières ou non sur mon physique, insultes parfois (« chienne », « salope ») si je ne réagis pas avec docilité. Ce harcèlement, pour autant que je puisse juger, est le fait d’hommes de culture musulmane et se caractérise, quoi qu’il en soit, par sa dimension prévisible et structurelle. Par exemple, des hommes à plusieurs occupent le trottoir, souvent aux mêmes endroits, devant tels snack ou supermarché, et entravent le passage de manière injustifiée. La gravité de ce phénomène est sans rapport avec les violences de Cologne. Mais recherché ou non, l’effet de ce harcèlement, comme des violences sexuelles de Cologne, – mais aussi comme des viols de la place Tahrir, phénomène qui présente une analogie si troublante avec Cologne[4] -, est de nous faire comprendre que notre place n’est pas dans l’espace public, ou en tout cas pas au même titre ni dans les mêmes conditions que si nous étions des hommes. Dans certains quartiers, aujourd’hui, les femmes ont déjà intégré que l’espace public ne leur appartenait pas.

Je suis juriste, progressiste, je défends la laïcité – et pour le surplus, ce en quoi je crois ou non ne regarde que moi. J’ai manifesté en faveur de l’accueil des réfugiés. J’ai hébergé des candidats réfugiés. J’entretiens des relations de bon voisinage, ou d’amitié, avec les habitants de ma rue, et de mon quartier, de différentes nationalités, cultures et religions. Je m’exprime à partir de mon expertise en études de genre mais aussi de mon expérience de vie quotidienne depuis près de vingt ans dans ce quartier. Si je crois utile d’apporter ces précisions, c’est parce qu’elles permettent de situer sans ambiguïté le regard que je pose sur les événements, mais aussi parce que j’ai pu vérifier que les tentatives d’explications sur les harcèlements de masse de Cologne suscitent la polémique et les anathèmes.

Comme la plupart des femmes, je veux que la société, le droit, la police, mon entourage, reconnaissent le caractère inacceptable de cette situation. Je ne peux concevoir qu’une société démocratique la tolère.

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Jusqu’ici, je n’ai relaté que des informations factuelles – que l’enquête devra encore clarifier – et des observations personnelles. Je postule que la reconnaissance du caractère inacceptable de ces faits, et la volonté de les combattre, sont partagées par l’ensemble des démocrates. Ceux-ci me rejoindront aussi pour admettre qu’on n’empêchera pas ces actes si on ne les comprend pas dans toute leur complexité, ce qui exige une analyse lucide, intransigeante et rigoureuse. Or je constate que, lorsqu’il n’est pas raciste ou populiste, le récit des violences sexuelles de Cologne tend soit à en minimiser la gravité, soit à jeter l’opprobre sur toute hypothèse explicative liée à leurs auteurs.

En effet, l’inacceptable et invraisemblable confusion des informations du Parquet et de la police de Cologne a fini par enfumer le caractère percutant des premiers témoignages, qui convergeaient pourtant pour évoquer la grande brutalité des agressions, leur caractère manifestement concerté, et l’origine déclarée de leurs auteurs[5].

D’emblée, l’attention des médias et du monde politique s’est concentrée sur les auteurs, et la polémique a fait rage autour de leur statut. Pour décrire ce qui s’est produit à Cologne, les médias ont d’abord évoqué des exactions commises par des réfugiés, peut-être dans le cadre d’une manipulation de l’extrême-droite – Pegida[6]. Depuis que les informations du Parquet ont relativisé l’imputation générale des violences à des candidats réfugiés, de nouvelles narrations se sont imposées dans la presse. Certains soulignent avec insistance le fait qu’il y avait moins d’agressions sexuelles que de vols. Ainsi, le 12 février, à deux reprises, sur Matin Première (RTBF la Première), le journaliste a rassuré l’audience : non, « la majorité des agressions du soir du Nouvel An n’étaient pas à caractère sexuel« [7]. Les agressions sexuelles ne concernent « que » 452 cas sur plus de 1000 faits rapportés. D’autres mettent en avant le fait que le but réel de ces violences sexuelles était le vol. Mécontent de la discussion qui se tenait sur mon profil Facebook, un de mes contacts qualifiait mes hypothèses de « délirantes » et soutenait pour sa part que ces violences sexuelles, « bien connues de la police » (cette personne sous pseudonyme affirmait travailler à la police judiciaire, section « moeurs mineures »), visent en réalité à commettre des vols, et que toute autre présentation des faits conduit à stigmatiser les musulmans. Ces différents récits partagent la caractéristique de relativiser la gravité des faits, par exemple au regard des atteintes à la propriété privée.

A l’autre bout du spectre, des voix féministes reconnaissent l’extrême violence de ces manifestations. Mais, conformément à une longue tradition de rejet de toute concurrence des minorités, elles refusent de manière catégorique qu’on relie les faits à une caractéristique culturelle, nationale ou religieuse de leurs auteurs. Harcelée en rue par des propos d’une extrême violence, la chanteuse Marie Warnant a le courage de porter plainte, et déclare aussitôt « La connerie n’a pas de couleur, pas de localisation particulière »[8]. De manière symptomatique, une manifestation « Pas de racisme au nom du féminisme » a réuni une centaine de femmes devant le cabinet du secrétaire d’Etat à l’asile et aux migrations. « Le viol c’est une réalité dont on se préoccupe peu mais là, comme ce sont des personnes étrangères, ça a fait la une des médias. Cette notion de respect, elle touche l’ensemble de la société « , dit l’une des manifestantes[9].

Il est probable que les événements de Cologne, à caractère sexiste, n’auraient pas bénéficié d’une telle médiatisation sans le climat d’hostilité aux réfugiés qui a permis à la presse, sous prétexte de mettre en avant un enjeu féminin, de faire droit aux hypothèses les plus racistes et populistes. Cologne a bien été l’occasion d’une instrumentalisation médiatique des revendications féministes à des fins racistes. Pour autant, l’accent mis par certaines féministes sur une domination sexuelle qui serait un invariant culturel, et dont les actualisations ne doivent pas être reliées à des cultures spécifiques – position qui avait été défendue de manière convaincante, notamment dans les travaux de Marylene Lieber[10], et que l’on trouve reprise aujourd’hui, par exemple, sous la plume de Patric Jean[11] – ne me parait plus suffire pour comprendre les faits récents et y répondre adéquatement. Il est nécessaire de complexifier la grille de lecture. Comme l’a parfaitement exprimé Hafida Bachir, « cette pratique patriarcale s’ajuste au contexte et aux objectifs politiques des hommes qui la pratiquent ».

C’est ce contexte et ces objectifs politiques qu’il me paraît donc essentiel d’identifier si l’on ne veut pas que, doublement victimes, d’abord de violences sexuelles, puis d’un refoulement collectif de leur parole, les femmes agressées deviennent désormais les grandes oubliées des événements de Cologne.

u003cemu003ePartout où l’intégrisme religieux est devenu la norme – quand ce n’est pas la Loi -, les femmes ont été les premières victimes des atteintes aux droits humains. u003c/emu003e

Il me semble en particulier qu’on ne peut faire l’économie d’examiner l’hypothèse, avancée par certaines féministes, selon laquelle ces comportements spécifiques – nouveaux sous cette forme dans nos démocraties modernes – seraient façonnés par un courant idéologique islamique intégriste, fondé sur la répression de la liberté des femmes, qui se traduit notamment par la restriction de leur mobilité dans la sphère publique. C’est la raison pour laquelle des féministes comme Alice Schwarzer invoquent le concept de « violences sexuelles utilisées comme arme de guerre » – ici culturelle, ou religieuse, bien entendu[12]. Cette forme de violence se déploie en effet surtout dans certains quartiers (ou certains lieux de rassemblements) où les habitants de religion musulmane subissent l’emprise d’une idéologie religieuse fondamentaliste, de nature politique, qui naturalise et normalise ces pratiques. Ce constat rejoint le discours des féministes arabes, comme Marieme Helie Lucas, qui nous alertent sur ce danger depuis dix ans au moins[13]. Il requiert que nous nous intéressions aussi à la situation d’une majorité silencieuse de femmes et jeunes filles dans ces quartiers.

Ma position n’est donc en rien essentialisante ni psychologisante – et en cela, diffère de celle de Kamel Daoud[14] – : je suis consciente, et je vois, que de nombreux hommes musulmans n’adoptent pas de tels comportements. Je sais que les hommes d’autres cultures, d’autres religions, commettent aussi des harcèlements. Et que les rassemblements de masse – manifestations, carnavals -, sont des lieux propices aux agressions sexuelles à l’égard des femmes : lors de la dernière manifestation nationale à Bruxelles, des femmes ont dénoncé à juste titre des agressions dont elles ont fait l’objet (lancements de pétards, moqueries, insultes). Mais si l’on s’attachait dans ce cas à identifier les explications de ce phénomène (la culture patriarcale dominante du mouvement ouvrier et syndical, par exemple), nul n’y trouverait sans doute à redire.

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Peut-être les féministes, aujourd’hui profondément divisées autour du récit des attentats de Cologne[15], pourraient-elles considérer que leurs combats les plus essentiels ne peuvent se soumettre à n’importe quel prix à l’exigence d’une convergence des luttes minoritaires, et que cette convergence devra donc se recomposer autour de l’identification de valeurs communes fondamentales – je pense en particulier à la poursuite intransigeante de la sécularisation de nos sociétés et au soutien actif de courants religieux plus modernes et libéraux.

Les autorités politiques, judiciaires, policières, devraient pour leur part avoir le courage de dénoncer et combattre avec clarté et vigueur ces phénomènes. Elles doivent notamment redéfinir courageusement les contours de la laïcité de l’Etat – à cet égard, le débat constitutionnel en cours est un exercice nécessaire et on doit déplorer que la plupart des partis politiques en restreignent déjà la portée -, interdire les dérives religieuses mafieuses et sectaires susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux, à commencer par ceux des femmes, et repenser la définition et la pénalisation des crimes et délits sexuels. A la suite des viols et violences sexuelles sur la place Tahrir, l’Egypte a alourdi de manière drastique les peines encourues pour les agressions sexuelles : en 2014, sept auteurs de viol ont été condamnés à la prison à vie[16]. Cette sanction peut paraître excessive, mais Irène Kauffer rappelle qu’à l’autre extrême, l’Allemagne ne poursuit pas encore les attouchements sexuels, même insistants, et que, par ailleurs, il faut que la victime se soit explicitement défendue[17]- ce qui explique sans doute qu’à Cologne un seul suspect seulement ait été interpelé pour violences sexuelles à ce jour – … alors que ce même pays a envisagé de bannir les réfugiés qui s’en rendraient coupables.

Partout où l’intégrisme religieux est devenu la norme – quand ce n’est pas la Loi -, les femmes ont été les premières victimes des atteintes aux droits humains. La dégradation visible de leurs droits et libertés, l’augmentation des violences à leur encontre constituent des signaux d’alarme qu’aucune société démocratique ne peut se permettre de négliger.

Références

[1] »1054 Strafanzeigen nach Übergriffen von Köln« , Die Welt, 10.02.2016

[2]« Agressions de Cologne : 73 inculpés, dont « une large majorité » de migrants », Le Monde.fr avec AP | 16.02.2016 à 13h06, Mis à jour le 16.02.2016 à 21h20

[3] Ces informations reposent sur les articles de Die Welt, du Monde, et du Local, se fondant sur les informations communiquées par la police et le Parquet de Cologne, pendant les mois de janvier et février 2016

[4] Claire TALON (Le Caire, correspondance) « Les viols et agressions de femmes se multiplient place Tahrir, au Caire », , Le Monde, Le 30.06.2012 à 11h36 • Mis à jour le 08.07.2012 à 17h03

[5]« Agressions sexuelles en Allemagne : des témoignages de victimes dans les médias »,La libre Belgique, Publié le mercredi 06 janvier 2016 à 11h45 – Mis à jour le mercredi 06 janvier 2016 à 13h45

[6]Nathalie VERSIEUX, Envoyée spéciale à Cologne, « Cologne : « En 200 mètres, on m’a tripotée 100 fois » « , Libération, le10 janvier 2016 à 19:21

[7]« Nouvel An à Cologne: 55 des 58 agresseurs n’étaient pas des réfugiés », RTBF, publié le vendredi 12 février 2016 – Mis à jour le vendredi 12 février 2016 à 16h57

[8] « La chanteuse Marie WARNANT, harcelée en rue: « La connerie n’a pas de couleur, pas de localisation particulière » », RTBF, Publié le lundi 08 février 2016 à 19h17

[9] M.J., « Rue de la Loi: « Pas de racisme au nom du féminisme »« , RTBF, publié le jeudi 4 février à 18h44

[10] Marylene LIEBER, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2008

[11] Patric JEAN, « Agressions sexuelles de Cologne: un renversement révélateur », Mediapart, le blog de Patrick Jean, 14 février 2016.

[12]Jonas LEGGE, « A Cologne, les islamistes nous ont déclaré la guerre« , La Libre Belgique, Publié le samedi 06 février 2016 à 11h42 – Mis à jour le samedi 06 février 2016 à 22h54

[13] Juliette BENABENT, « Après Cologne : « Nous voyons en Europe les signes précurseurs de la montée de l’extrême droite intégriste » », Télérama, Publié le 08/02/2016

[14] Kamel DAOUD, « Cologne, lieu de fantasmes », Le Monde, Le 31.01.2016 à 07h34 • Mis à jour le 11.02.2016 à 08h51

[15] Sylvie BRAIBANT, « Après les violences de Cologne, penser le féminisme », TV5 Monde, 27 janvier 2016 à 13h13

[16]Wladimir GARCIN, « Viols en Egypte : quelle place pour les femmes après le Printemps arabe ? », Le Figaro.fr, publié le 18/07/2014 à 15:32, mis à jour le 18/07/2014 à 15:33

[17]Annabelle GEORGEN, « Après le scandale de Cologne, l’Allemagne veut durcir le droit pénal relatif aux violences sexuelles« , Slate, 12.01.2016 – 14 h 44, mis à jour le 12.01.2016 à 14 h 58

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