Johannes Spinnewijn © Hatim Kaghat

« Les chômeurs sont beaucoup trop optimistes »

Han Renard

Les allocations de chômage devraient-elles augmenter ou diminuer avec le temps ? Johannes Spinnewijn, jeune économiste flamand de la London School of Economics, est une voix divergente dans ce débat. « Augmenter les allocations au début et les réduire plus rapidement par la suite augmentera la durée du chômage », estime-t-il.

En 2018, Spinnewijn et trois de ses collègues ont publié une étude sur la manière de rendre les allocations de chômage plus dégressives – c’est-à-dire de les réduire plus rapidement au fil du temps – dans la célèbre revue scientifique American Economic Review. Sur base de données suédoises, Spinnewijn et ses collègues sont arrivés à la conclusion que les incitations financières sont beaucoup plus efficaces au bout d’un certain temps qu’en début du chômage.

Quinze grands économistes de Louvain, dont Frank Vandenbroucke et André De Coster, ont profité de l’étude pour anéantir les projets de réforme du gouvernement Michel dans une lettre ouverte. Parce que, comme l’argumentent les économistes de Louvain, « l’effet d’une allocation moins élevée sur l’incitation à chercher du travail diminue à mesure que l’on reste au chômage plus longtemps; la valeur de l’assurance augmente ». Et ils concluent : « C’est la raison pour laquelle il vaut mieux que les allocations de chômage augmentent plus rapidement à mesure que l’on est au chômage plus longtemps ».

« Un thème qui revient régulièrement dans mes recherches est le fait que les gens font souvent de mauvais choix. Les modèles économiques traditionnels supposent que chacun fait toujours les meilleurs choix pour lui-même. Dans les modèles récents, qui gagnent du terrain dans l’économie comportementale depuis une vingtaine d’années, on s’intéresse de plus en plus à la façon dont les gens, sous l’influence de toutes sortes de facteurs psychologiques et sociologiques, prennent de mauvaises décisions irrationnelles. La question est donc comment le gouvernement en tient compte dans sa politique », explique Spinnewijn.

De quels mauvais choix s’agit-il ?

J’ai fait mon doctorat sur les chômeurs aux États-Unis. J’ai constaté que les chômeurs surestiment très fort la rapidité à laquelle ils retourneront au travail. En d’autres termes, ils sont beaucoup trop optimistes quant à leurs chances sur le marché du travail. Les modèles économiques existants supposent que chacun évalue parfaitement son risque et sait exactement dans quelle mesure il est susceptible de trouver un emploi dans un délai de six mois, pour ainsi dire. Mais ce n’est pas vrai. De plus en plus, nous constatons que les gens se trompent souvent.

Après, une dizaine d’années plus tard, nous avons réalisé une étude similaire, mais avec un échantillon beaucoup plus large. Cela montre non seulement que les chômeurs sont effectivement trop optimistes, mais aussi que les chômeurs de longue durée ne corrigent pas leurs attentes. Ils restent donc optimistes bien que nous sachions que les chances de trouver un emploi diminuent à mesure que l’on est au chômage plus longtemps.

Donc si les gens sont au chômage depuis longtemps, c’est dû en partie à leur optimisme ?

Leur optimisme influence leur comportement de recherche et le type d’emploi pour lequel ils envisagent de postuler. Si les chômeurs se rendaient compte que leurs perspectives d’emploi réelles sont beaucoup plus réduites qu’ils ne le pensent, ils chercheraient peut-être plus largement et un peu plus loin de chez eux. Les gens sont trop sélectifs, surtout les chômeurs de longue durée. En d’autres termes, un optimisme inébranlable peut en effet expliquer pourquoi les gens restent au chômage.

Le contexte en Belgique est, bien sûr, très différent de celui des États-Unis, mais il serait intéressant d’étudier la même chose en Belgique. En outre, le chômage de longue durée est un problème beaucoup plus grave en Belgique qu’aux États-Unis.

Supposons que nous soyons trop optimistes à l’égard d’un chômeur, comment les agences pour l’emploi sont-elles censées faire face à cette situation?

Il est très difficile d’ajuster les fausses attentes des gens. Mais vous pouvez essayer de personnaliser les données disponibles et dire : pour quelqu’un qui a votre carrière, votre âge et votre éducation, il faut en moyenne autant de temps pour se remettre au travail. Et vous pouvez encourager les gens à élargir la portée de leur recherche.

D’où viennent les attentes irréalistes persistantes des chômeurs de longue durée?

Une explication possible pourrait être une variante de ce qu’on appelle l’erreur du parieur. Les joueurs qui n’ont pas gagné depuis longtemps, s’entêtent à continuer à jouer parce qu’ils pensent : maintenant ça va arriver. Mais même si vous lancez un dé pour la centième fois, les chances de lancer un six restent toujours les mêmes.

Au fond, c’est encore plus subtil. Si vous demandez à deux personnes à combien elles évaluent leurs chances de trouver du travail dans les six mois, vous verrez que celles qui évaluent leurs chances plus élevées que les autres ont vraiment plus de chances de trouver du travail. L’autoperception des chômeurs est très prédictive de la durée du chômage, beaucoup plus que toute autre caractéristique, comme le sexe, l’âge ou l’éducation. Néanmoins, en moyenne, les gens commettent beaucoup d’erreurs et jugent leurs chances trop positivement. De plus, ces auto-évaluations sont difficiles à utiliser pour les décideurs politiques. Dès que les gens savent qu’il y a des conséquences liées à ce qu’ils disent sur leurs propres opportunités, ils ne donnent plus de réponses sincères.

Que vous ont appris vos recherches sur l’auto-évaluation des chômeurs?

Selon la théorie classique, une personne est chômeur de longue durée parce que ses chances de trouver un emploi sont réduites par son chômage persistant : les entreprises discriminent les chômeurs de longue durée, le chômeur perd le contact avec le marché du travail. Mais dès le départ, on constate une grande hétérogénéité parmi les chômeurs. Ceux qui ont les meilleures perspectives d’emploi trouvent du travail immédiatement, tandis que ceux qui ont le moins d’opportunités restent. De ce point de vue, le groupe des chômeurs de longue durée est donc une sélection de personnes qui, dès le départ, ont eu moins d’opportunités. Autrefois, la théorie économique insistait fort sur le piège du chômage de longue durée. Je dis : ce n’est pas seulement un piège, il s’agit souvent de personnes qui, en raison d’un manque d’éducation et de compétences, sont condamnées à rester au chômage pendant longtemps.

Ce n’est pas une analyse encourageante.

Mais c’est important. Si vous savez qu’il existe de nombreuses différences entre les chômeurs, vous savez aussi que vous ne pouvez pas mettre tous les chômeurs dans le même sac. Pour certains chômeurs, l’éducation et la formation sont très importantes, mais pas pour tous. Beaucoup de chômeurs trouvent du travail immédiatement. Pour eux, le gouvernement ne doit rien faire. Mais il faut agir au niveau des chômeurs de longue durée. Il est donc important de prédire le plus précisément possible qui seront ces chômeurs de longue durée. Dans le plan de réforme des allocations de chômage de l’ancien ministre fédéral de l’Emploi Kris Peeters (CD&V), l’intention était d’aider tous les chômeurs dès le premier jour. Ce n’est pas une bonne politique. Les personnes qui resteront longtemps sans emploi : ce sont eux qu’il faut aider dès le premier jour.

Pour les chômeurs de longue durée, il vaut mieux augmenter les allocations que les réduire, concluez-vous sur base de vos enquêtes en Suède.

L’assurance sociale consiste toujours à trouver le bon équilibre entre assurer les personnes contre les risques et les stimuler suffisamment pour éviter le recours inutile à cette assurance. En ce qui concerne notre étude sur la dégressivité des allocations de chômage, en Suède, nous avons eu accès à d’excellentes données qui nous ont permis d’analyser la réaction des chômeurs aux incitations financières pendant toute leur période de chômage. Cela nous a amenés à comprendre que les incitations financières supplémentaires pour les chômeurs de longue durée sont beaucoup moins efficaces que pour les personnes qui viennent tout juste de perdre leur emploi. Augmenter les allocations au début du chômage et les réduire plus rapidement par la suite augmentera donc la durée du chômage. Et il n’y a pas de preuves empiriques pour les effets d’amortissement supposés aux incitations financières supplémentaires aux chômeurs de longue durée pour qu’ils retournent au travail. D’autre part, le fait d’accorder des allocations plus élevées à ceux qui ne sont au chômage que pour une courte période ralentira leurs chances de trouver du travail. En d’autres termes, des allocations plus élevées au début de la période de chômage sont non seulement coûteuses, mais elles font également en sorte que les gens restent au chômage plus longtemps.

De plus, nous croyons également qu’il est préférable d’offrir des allocations plus élevées au moment où les gens en ont le plus besoin. Cela permettra d’éviter que les chômeurs de longue durée ne sombrent dans la pauvreté. L’un des problèmes de ce débat, c’est que les gens pensent souvent que le chômage de longue durée est un choix, quelque chose que l’on contrôle. Alors que les chômeurs de longue durée ont généralement très peu de chances de trouver un emploi.

Si vous voulez utiliser les incitations financières de manière optimale pendant toute la période de chômage, quel est le système idéal ?

Ici, la situation optimale n’existe pas. Les économistes le savent. Le système idéal signifierait en effet que tout le monde est parfaitement assuré, mais en même temps, il ne tient pas compte de cette assurance lorsqu’il s’agit de décider dans quel délai il ou elle va retourner au travail. Le problème, c’est qu’avec les allocations de chômage, nous n’avons qu’un seul outil pour faire les deux, pour assurer et pour stimuler. Une meilleure assurance se fait aux dépens de l’incitation à aller travailler. Mais dans les plans qui nous sont présentés, la dégressivité est excessive. Encore une fois, il n’existe aucune preuve empirique des effets d’amortissement attendus. Et en plus de cette considération budgétaire, il y a aussi la valeur d’une allocation pour les chômeurs tout court. Les données montrent que les gens sont mieux en mesure de maintenir leurs dépenses s’ils sont au chômage pendant une courte période. Leur pouvoir d’achat diminue, mais ils peuvent souvent compter sur leur partenaire ou leur épargne. Plus les gens restent longtemps au chômage, plus leurs ressources sont limitées. Sur la base du principe d’assurance, cette conclusion plaide donc en faveur d’une indemnisation plus généreuse pour les chômeurs de longue durée.

Je sais aussi qu’aucun pays au monde n’offre des allocations de chômage qui augmentent avec le temps chômage. Et pour être en mesure de traduire les principes en politiques, vous avez évidemment besoin de soutien. Mais ce que vous pourriez faire, par exemple, c’est réduire l’allocation maximale – l’allocation pour les revenus les plus élevés – au début du chômage.

Quelle est l’importance de la politique du marché du travail ? On dit souvent que les différences de politique expliquent en partie la grande différence de chômage entre la Flandre et la Wallonie.

Empiriquement, c’est difficile à prouver. Un principe important de la sécurité sociale est de garder la base aussi large que possible. Mais on peut trouver des arguments pour différencier davantage les allocations de chômage, par exemple en fonction de l’âge ou de la situation économique. C’est ce qu’ils font aux États-Unis. Les allocations de chômage sont organisées par Etat. Mais l’État fédéral rend les allocations plus généreuses si le taux de chômage au sein d’un État augmente au-dessus de la moyenne. Le raisonnement sous-jacent est qu’il devient plus difficile de trouver un emploi si le taux de chômage est élevé. Dans les moments difficiles, on pourrait donc plaider en faveur d’une augmentation des allocations pour tous.

Cela signifierait que les chômeurs en Wallonie toucheraient une allocation plus élevée?

En effet. Mais il y a aussi des discussions sur cette politique en Amérique, bien sûr. Ne devrions-nous pas stimuler le marché du travail précisément en cas de difficultés économiques ? Le chômage en Amérique a augmenté de façon spectaculaire pendant la crise économique de 2008. Certains se demandent si cela n’est pas dû en partie à l’augmentation des allocations. Or, la plupart des économistes pensent que ce n’est pas le cas.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire