© RENAUD CALLEBAUT

« L’enseignement de la religion est devenu tellement explosif que plus personne ne fait face »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Femme rabbin du Mouvement juif libéral de France, Delphine Horvilleur dénonce les obsessionnels de la pureté qui ignorent que les traditions religieuses sont pétries d’influences extérieures. Vivent l’altérité et le féminisme, enseigne-t-elle avec Rachid Benzine dans Des mille et une façons d’être juif ou musulman.

Quelle motivation vous a poussée à publier ce dialogue avec Rachid Benzine ?

Les gens imaginent des cloisonnements entre communautés ou entre croyances. Les séparations ne se situent pas là mais bien entre ceux qui sont capables de douter et ceux qui ne le sont pas, entre ceux qui tolèrent l’altérité et ceux que l’altérité insupporte. Ce dialogue nous paraissait important parce que certains pensent que le dialogue judéo-musulman est à un point mort et même qu’il est proprement impossible.

Votre livre est-il une exhortation à l’altérité ?

A rencontrer l’altérité et à reconnaître que l’altérité est dans nos traditions. Nos traditions sont ce qu’elles sont parce qu’elles ont rencontré les autres et qu’elles sont pétries, nourries, façonnées par les influences extérieures. Tout le calendrier juif raconte l’histoire de la rencontre du judaïsme avec le non-soi, avec la Grèce antique, la Perse antique, Rome, le monde chrétien, l’islam… Le judaïsme n’est jamais pur de  » contaminations « . Rachid Benzine fait le même constat pour l’islam. Mais de façon troublante, les voix qu’on entend le plus aujourd’hui sont celles des obsessionnels de la pureté. Ceux qui vous disent :  » Un, il en a toujours été ainsi. Deux, la version authentique de notre tradition est celle qui s’expurge de toute altérité.  » Nous disons exactement l’inverse.

Pourquoi cette vision rigoriste domine-t-elle aujourd’hui ?

Il y a des explications très différentes, économiques, sociologiques, psychanalytiques… On vit un temps extrêmement complexe marqué par une fluidité des frontières, des identités… Dans cette époque de porosité du monde qui est le propre de la mondialisation et de la modernité, certains aspirent à pouvoir dissoudre leur liberté dans le groupe et dans sa norme. On comble ses failles à coups de normes identitaires. Rachid Benzine l’explique très bien : la norme identitaire est toujours confortée par l’alimentaire et le vestimentaire. Si vous prêtez l’oreille au discours de plus en plus de jeunes, quand ils disent  » je « , en fait ils disent  » nous « . Derrière ce  » j’ai le droit de « , c’est en général la revendication du groupe qui est abritée. A cela, nos sociétés ne savent pas quoi répondre.

Le coix et la liberté sont anxiogènes

N’est-ce pas paradoxal dans un monde qui favorise l’individualisme ?

Le choix et la liberté sont anxiogènes. La question du  » comment vivre avec la liberté  » n’est pas nouvelle ; elle est même très ancienne philosophiquement. Mais elle est encore posée différemment aujourd’hui dans un monde où l’individu est en principe totalement souverain. Le judaïsme ne conçoit pas la liberté sans devoir. Il a donc en principe des clés particulières à apporter à ce débat. Dans Comment les rabbins font les enfants (Grasset, 2015), je me suis intéressée à cette dichotomie entre le discours héritier de Mai 68, qui n’impose aucune aliénation de religion ou d’appartenance, et le discours fondamentaliste en plein essor qui dit l’inverse. La vérité est toujours quelque part au milieu. On a besoin d’attaches dans nos existences, à condition qu’elles ne nous lestent pas pour nous empêcher de découvrir un ailleurs.

Ces jeunes fondamentalistes sont souvent plus conservateurs que leurs parents. Vous parlez de rébellion. Un phénomène somme toute commun ?

Le phénomène s’amplifie de ces jeunes qui se disent fidèles à leurs arrière-arrière-grands-parents tout en s’éloignant de leurs parents. Quand je les reçois, je leur demande :  » Etes-vous sûrs de ne pas être autant dans la rébellion à l’égard de vos parents que ceux-ci l’étaient à l’égard des leurs ?  » Le processus de détachement par rapport à la génération précédente est très ancien. Il peut être bénéfique. Tous les textes religieux racontent ce phénomène d’émancipation. Avec Abraham, les trois monothéismes se sont choisis comme père un homme qui a quitté le sien. Cela consacre bien, dans nos traditions, le modèle central de la rupture avec la génération précédente. Mais rien ne m’autorise pour autant à prétendre que je fais mieux que mes parents.

Questionner l’héritage des anciens, n’est-ce pas plus présent dans le judaïsme ?

Oui, c’est presque inscrit dans son fonctionnement essentiel. D’une part, il est toujours question d’interprétation et de réinterprétation dans le judaïsme. D’autre part, – et c’est une différence avec le discours normatif de l’islam – le judaïsme encense la critique de ses héros. En lisant la Bible ou le Talmud, vous verrez souvent les rabbins et les commentateurs questionner le héros dans sa moralité, mettre en lumière sa vulnérabilité, son imperfection, ses failles… Dans l’islam, le rapport au texte et aux héros est beaucoup plus dans l’idée du respect.

D’où cette difficulté, dans l’islam, d’interprétation des textes sacrés ?

Oui, il est difficile dès lors d’engager une lecture qui ne soit pas – pour utiliser un mot un peu compliqué – apologétique. La lecture apologétique est celle qui conforte le texte en toutes situations. Du coup, c’est très contraignant. Mais cela ne condamne pas l’islam ; cela l’oblige juste à un exercice d’exégèse très différent de celui que mène le judaïsme.

Les juifs orthodoxes sont-ils dans une difficulté de contextualisation de la religion semblable à celle des fondamentalistes musulmans ?

Je fais très attention à ne pas généraliser. De la même manière qu’il y a mille et une façons d’être juif, il y a mille et une façons de se dire aujourd’hui juif orthodoxe. Au début du livre, je rappelle une phrase qui m’a beaucoup marquée, prononcée par un rabbin orthodoxe qui enseignait au séminaire du judaïsme libéral à New York où j’étudiais :  » Si quelqu’un commence une conversation avec toi en disant « le judaïsme dit que… » ou « la loi juive dit que… », tu dois immédiatement interrompre cette conversation et lui demander : « Le judaïsme de qui ? De quelle époque ? Dans quel contexte ? La loi juive interprétée par qui ? Dans quel contexte ? » « . Le problème, c’est que plus personne n’interrompt ce genre de discussion aujourd’hui.

« A travers la question de la place de la femme, est toujours posée celle de l’autre, soit tout ce qui fait peur à la pensée conservatrice », estime Delphine Horvilleur, rattrapée par l’actualité de l’affaire Harvey Weinstein.© RICHARD DE HULLESSEN/Belgaimage

La misogynie religieuse est le premier vivre-ensemble refusé, écrivez-vous. Y a-t-il du sexisme dans le judaïsme ?

Oui. Mais l’actualité nous montre bien que cela ne concerne pas que le monde religieux. La misogynie est un refus d’altérité. La difficulté à accepter que l’autre existe hors de moi et qu’il n’est pas ma propriété. C’est présent dans le discours religieux parce que cette problématique d’altérité y est centrale. Mon système peut-il faire de la place à l’autre ? La pensée religieuse a une obsession de la frontière, de la limite. Or, comme le féminin, dans nos systèmes de pensée, incarne toujours l’ouverture à l’autre, la possibilité d’une  » impureté « , d’une  » contamination « , d’une  » fertilisation « , il représente le  » danger de la frontière ouverte « . A travers la question de la place de la femme, est toujours posée celle de l’autre, soit tout ce qui fait peur à la pensée conservatrice.

Comment surmonter cette culture machiste ?

En étant conscient de cet héritage et de la façon dont il est véhiculé. J’ai des enfants en bas âge, notamment des filles. Je leur lis des contes. Tous mettent en scène un personnage féminin dans un monde de l’intériorité, dans une maison, un château, dans les profondeurs de la mer…, duquel il n’arrive pas à sortir parce que le monde extérieur appartient aux hommes. Les contes présentent donc toujours un féminin éclipsé, caché, passif. Conscient de cela, que fait-on ? Veut-on élever une nouvelle génération sans aucun de ces contes ? Cela n’a pas de sens parce qu’ils ont bâti notre culture. Mais une fois qu’on est capable de les contextualiser, les choses intéressantes commencent ; la discussion peut s’amorcer.

Vous faites du manque de culture religieuse une des pathologies de la société. Comment y remédier ?

Mes enfants et leurs petits camarades sont supercalés en mythologies en tout genre. Ils peuvent vous citer le nom de tout le panthéon gréco-romain. Mais si vous leur demandez qui est Abraham, Isaac ou Jacob, il n’y a plus personne pour répondre. Un tabou. C’est un sujet devenu tellement explosif que plus personne ne fait face. Il faudrait apprendre aux enfants la connaissance des univers de l’autre.

Vous dites que le grand défi actuel du judaïsme est de savoir ce que l’on fait de l’exil et de sa place dans l’identité juive. Quelle place doit leur réserver le judaïsme ?

C’est le grand défi du judaïsme de demain. Beaucoup de juifs ont un lien très particulier avec Israël. L’installation sur une terre avec laquelle ils ont eu une relation si forte, puissante et affective pendant des millions d’années est inédite. Le défi est de faire vivre en Israël l’enseignement philosophique et existentiel des brisures de l’exil et de savoir comment ce laboratoire israélien va l’incarner vis-à-vis des autres. Il ne faudrait pas réduire la complexité de l’expérience israélienne à une seule image ou à un discours politique monolithique, comme cela a malheureusement été le cas ces dernières années. Espérons que ces mille et une façons d’être juif et musulman soient explorées dans l’Israël de demain.

Bio Express

1974 : Naissance à Nancy le 8 novembre.

2000 à 2008 : Journaliste à France 2 et à la radio RCJ. 2008 Ordination rabbinique après des études au séminaire du mouvement réformé Hebrew Union College de New York.

2008 : Devient rabbin du Mouvement juif libéral de France au centre Baugrenelle à Paris.

2015 : Publie Comment les rabbins font les enfants (Grasset).

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