La contestation du pouvoir de la présidente Dina Boluarte va crescendo. Des milliers de manifestants ont investi Lima, la capitale, le 19 janvier. © reuters

Le Pérou est-il ingouvernable ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Face aux partisans de l’ancien président Pedro Castillo, destitué pour tentative de coup d’Etat, Dina Boluarte, son ancienne vice-présidente, n’oppose que la force. L’impasse est totale.

Après l’arrestation, le 7 décembre, du président accusé de coup d’Etat pour avoir illégalement voulu dissoudre le Congrès péruvien, la vice-présidente Dina Boluarte a remplacé Pedro Castillo. Depuis, les partisans de l’ancien dirigeant, pour beaucoup issus des régions andines défavorisées du sud du pays, ne cessent d’exprimer leur réprobation. Des milliers d’entre eux ont rejoint Lima, la capitale, le 19 janvier. Jusqu’à présent, Dina Boluarte n’a répondu à ce soulèvement que par une répression féroce. Comment le Pérou en est-il arrivé là? Eléments de réponse avec Camille Boutron, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem), en France, et spécialiste du Pérou.

La présidente et son Premier ministre sous-estiment l’ampleur des manifestations et le fait qu’elles ne touchent pas que les paysans des campagnes.

La fracture entre les populations défavorisées des régions andines et l’élite des villes est-il un marqueur important de cette crise?

On est vraiment dans la continuité historique de cette fracture majeure vieille de deux cents ans. Ce sont principalement des personnes des communautés andines issues des villes de Cuzco, Juliaca… qui ont fait le voyage jusqu’à Lima. Cette région a toujours été le foyer de révoltes et d’insurrections visant le pouvoir en place.

Pedro Castillo est-il considéré comme le représentant de ces populations?

Il n’est pas originaire du sud du Pérou. Il est né à Puña, dans la province de Chota, au nord-ouest du pays. Mais il fut maître d’école et a participé à des mobilisations d’enseignants. Pour les Péruviens des Andes et des campagnes, il est une personne comme eux. Pour autant, les manifestants n’en font pas un héros. Leur objectif n’est pas de le faire libérer. Ils sont beaucoup plus fins que cela. Ils protestent surtout contre le fait que Dina Boluarte, son gouvernement et le Congrès fassent la sourde oreille à leurs revendications.

Quel bilan peut-on dresser de la présidence de Pedro Castillo?

Faire le bilan de son mandat est compliqué. Il n’a duré que 17 mois. Rappelons que Pedro Castillo n’était arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle de 2021 qu’avec 19% des voix! Quand il est élu président, après avoir battu Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président Alberto Fujimori, il a peu d’expérience et peu de soutien. Il n’a pas non plus un programme politique très élaboré. Dès qu’il accède au pouvoir, ses adversaires lui mettent des bâtons dans les roues. Avant sa tentative de dissolution du Congrès, il a quand même dû faire face à trois tentatives de destitution de la part des députés. Keiko Fujimori et les héritiers de son père représentent le deuxième plus grand groupe au sein de l’assemblée. Le chaos qui prévaut au Pérou est d’ailleurs bien antérieur à l’élection de Pedro Castillo. Le pays a connu pas moins de trois présidents entre novembre 2020 et juillet 2021.

L’ éclatement de l’offre politique est-il le principal handicap de la démocratie péruvienne?

Cela n’aide pas. Mais il ne faut pas analyser le paysage politique au Pérou avec des grilles de lecture occidentales. Comme on est dans un pays extrêmement éclaté, il n’y a pas vraiment de partis nationaux. Le Congrès est une sorte d’aristocratie qui survit avec les logiques coloniales. Les trois quarts des élus, y compris certains des zones rurales, profitent de leur position pour faire avancer des intérêts privés, économiques, politiques… A cela s’ajoute un élément dont on parle peu: l’héritage des guérillas. La plus importante et la plus violente, le Sentier lumineux, a considérablement contribué à fragiliser tous les mouvements de gauche au Pérou.

Comment expliquer l’attitude de Dina Boluarte, vice-présidente propulsée à la tête de l’Etat après la destitution de Pedro Castillo et accusée de trahison par les partisans de celui-ci?

Qu’elle soit présidente n’est pas en soi une trahison. Pedro Castillo avait été destitué. Elle était appelée à le remplacer. Ce qui choque, c’est son discours depuis qu’elle est devenue présidente. Elle qui avait juré qu’elle resterait loyale à l’ancien président prône en paroles le dialogue et condamne la violence mais dans les actes, elle assume la terrible répression contre les manifestants. Pour elle, la violence est toujours le fait des manifestants, jamais celui de la police. Or, on dénombre quand même plus de cinquante morts depuis le début de la contestation. Une analyse un peu fine de la situation apporte un démenti cinglant à son point de vue.

Une sortie de crise est-elle néanmoins envisageable?

Un début de sortie de crise est envisageable si elle se sépare de son Premier ministre et des ministres de la Défense et de l’Intérieur, ou si elle renonce elle-même à la présidence. Elle ne semble vouloir faire ni l’un ni l’autre. Pourtant, elle-même, son Premier ministre, le précédent et les ministres de la Défense et de l’Intérieur sont visés par une enquête pour génocide, homicide qualifié et blessures graves ouverte par la procureure générale du Pérou. Le pays vit une période très grave. Le choix qui a été fait est celui de la répression. Je soupçonne Dina Boluarte et son Premier ministre, Alberto Otárola, de penser que les manifestants finiront par se lasser et rentrer chez eux. Mais ils sous-estiment l’ampleur des manifestations et le fait qu’elles ne touchent pas que les paysans des campagnes, les communautés rurales ou les villes de province qui sont historiquement délaissées. Le ras-le-bol est partagé par beaucoup de Péruviens.

L’ annonce d’élections anticipées pourrait-elle apaiser les tensions?

Le pouvoir les prévoit, apparemment, en 2024. Pourquoi 2024? C’est hypercynique. Mais l’idée du gouvernement est de faire adopter avant le scrutin deux réformes. L’une rétablirait la bicaméralité. L’ autre autoriserait les parlementaires à exercer des mandats successifs. Aujourd’hui, ils ne peuvent en effectuer qu’un. En fait, les congressistes veulent pouvoir rester au pouvoir. C’est en totale déconnexion avec les problèmes réels des citoyens alors qu’un rapport de l’ONU a récemment acté la réapparition de la famine dans le pays.

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