Loïc Fraiture

Le démantèlement de Calais, une politique humanitaire ?

Loïc Fraiture responsable pour Amitiés Sans Frontières

Ce lundi 24 octobre 2016, le gouvernement français a lancé son « opération humanitaire » en démantelant la « jungle » de Calais. Il était urgent d’agir. Mais s’agit-il là d’une vraie solution ? Quels sont les enjeux pour les migrants vivant dans ce bidonville qui représente à la fois l’impressionnant élan de solidarité citoyenne, la politique irresponsable des États, et l’énorme courage de ceux qui sont prêts à tout dans l’espoir d’un avenir meilleur ?

Les conditions de survie extrêmement difficiles

Depuis le début des années 2000, la région du nord de la France, proche de l’Angleterre, voit naître des camps de migrants. Aujourd’hui, le plus important est à Calais. Environ 8000 personnes y survivent, majoritairement originaires du Soudan, d’Érythrée, d’Afghanistan, d’Éthiopie et du Pakistan (1). Ils viennent donc de régions en proie à la guerre et à une extrême pauvreté. Le camp de Calais est en fait un énorme bidonville, que certains appellent « la jungle ». On y compterait notamment plus d’un millier de « MENA », des mineurs non accompagnés (2).

Dans la « jungle », les conditions de survie sont extrêmement difficiles. Les migrants sont littéralement livrés à eux-mêmes. Ils dorment dans des abris de fortune. Ils ont dû s’organiser, sans aucun moyen, pour subvenir à leurs besoins en nourriture, vêtements contre le froid et la pluie, hygiène, soins de santé, éducation. La seule aide extérieure sur laquelle ils peuvent compter depuis le début – et non des moindres – est celle apportée par des centaines de citoyens engagés et les associations.

Le rêve de l’Angleterre

Pour la plupart des migrants de Calais, l’espoir en un avenir meilleur, c’est le Royaume-Uni. En effet, bien souvent ils parlent déjà l’anglais, ils y ont de la famille ou des amis, ils pensent pouvoir s’y intégrer plus facilement et comptent sur quelques coups de pouce de leurs contacts déjà installés dans le pays. L’Angleterre, c’est aussi un pays où on risque moins de vous demander des papiers d’identité à chaque coin de rue. C’est un pays où les différentes communautés ont plus de liberté pour s’auto-organiser. C’est aussi un pays où il est plus facile de travailler… pour des salaires dérisoires, certes. Ce qui est une opportunité de liberté pour les migrants est en fait une aubaine pour le patronat anglais qui peut se permettre de baisser les salaires et les conditions de travail de l’ensemble de la population.

Mais pour d’autres migrants, le « choix » du camp de Calais, c’est aussi la solution du moindre mal. Ils ont traversé d’autres pays, comme la Turquie, la Libye, la Grèce, l’Italie … Des pays dépassés, dont les institutions n’ont bien souvent pas été capables d’organiser un accueil digne. Des pays où les réfugiés ne voient d’autre avenir que l’errance et la répression qu’ils y ont connues.

La France et le Royaume-Uni en grande partie responsables

Pour beaucoup de migrants, la France ne s’est pas montrée beaucoup plus hospitalière. En 2015, seules 80 000 demandes d’asile y ont été introduites (3) (à titre de comparaison, la Belgique a enregistré 35 000 demandes (4). Le taux de reconnaissance y était de 33 % (soit 27 % de moins qu’en Belgique). La France, c’est donc aussi un pays où les procédures pour l’asile sont rendues très difficiles (pas de guichet unique par exemple), et où l’octroi de protection est plus qu’incertain. Le risque est grand pour les migrants d’être expulsés vers leur pays en guerre. Et le temps d’attente avant de pouvoir s’enregistrer (et donc d’être pris en charge) y est anormalement long, d’où le nombre alarmant de bidonvilles qui s’y construisent. Pourtant, la Convention de Genève stipule les États signataires doivent protéger les demandeurs d’asile dès leur arrivée. Aujourd’hui, beaucoup reprochent donc à la France d’avoir laissé pourrir la situation depuis quinze ans, et s’étonnent qu’en l’espace de quelques jours et l’approche des élections, le gouvernement ait subitement trouvé comment ouvrir plus de 6000 places d’accueil.

Lors de notre dernière visite de solidarité à Calais, Haidar, qui vient du Soudan, nous disait : «  Je veux demander l’asile en France, je ne veux pas aller vers l’Angleterre. Mais je n’ai pas encore de rendez-vous pour faire ma demande, j’attends ici depuis des mois « . Un jeune afghan témoignait ce lundi à la VRT (5): « Cela fait 4 mois que nous sommes dans la jungle. Nous n’avons toujours pas pu être hébergés dans un centre jusqu’à présent. Maintenant nous sommes contents d’enfin pouvoir être pris en charge.« 

Le nombre élevé de mineurs qui attendent seuls à Calais (environ 1300) s’explique également par la politique des États. En effet, le règlement de Dublin prévoit clairement des mesures de regroupement familial. Mais l’Angleterre ne fait que très peu d’efforts pour respecter la loi et permettre aux mineurs isolés de rejoindre leurs proches déjà pris en charge outre-Manche. Le pays n’a pour l’instant accueilli que 194 MENA dans ce cadre (6), alors qu’ils sont plusieurs centaines à attendre depuis des mois.

On comprend donc qu’il existe de véritables raisons qui poussent les migrants de Calais à rester dans cette « jungle », aussi insalubre et inhospitalière soit-elle. Une personne sur cinq y réside depuis plus d’un an. Et chaque nuit, ils continuent de traverser la Manche en sautant sur un camion ou un train, faute de meilleure solution et bien souvent au risque de leur vie… Rien qu’en 2015, au moins 24 personnes sont décédées sur la route vers l’eldorado britannique, faute d’une alternative légale (7).

Un démantèlement « humanitaire » qui inquiète

Les autorités françaises font à présent de réels efforts pour trouver une solution à ce drame humain. Le gouvernement parle abondamment d’opération « humanitaire ». Tout le monde pense qu’il était urgent d’agir, et espère que cette opération sera effectivement un succès sur le plan humanitaire.

Mais les associations et les résidents de Calais restent inquiets. Environ 60% des migrants de la « jungle » répondaient en septembre qu’en cas de démantèlement, ils resteraient à Calais ou ils iraient dormir dans la rue1. Dans ce cas, on craint que le démantèlement n’améliore pas les conditions de vie des personnes et qu’il ne fasse que compliquer un peu plus la réalisation de leurs espoirs de rejoindre l’Angleterre. Et que va faire l’État de ces 2000 personnes qui aujourd’hui ne veulent pas quitter le camp ? Le ministre français déclare (8):  » Dans ce cas-là, il y aura certainement des arrestations.  »

Il demeure très difficile aujourd’hui pour beaucoup de résidents de Calais de faire confiance à cet État. Les souvenirs des tentatives précédentes, des impressionnants dispositifs policiers mis en place, des expulsions et des détentions arbitraires, restent très présents. Pour eux, depuis les débuts du camp après la fermeture du centre de Sangatte en 2002 par Nicolas Sarkozy, la politique mise en oeuvre par l’État a oscillé entre répression, abandon et abus de pouvoir. En 2015, l’ONU a publié un rapport au vitriol, condamnant entre autres les nombreux cas de violences policières à Calais (9), les cas de harcèlement et d’intimidation de la part des CRS. On se souvient également des cas de criminalisation de ceux qui venaient en aide aux migrants (10). Dans ce contexte, on ne peut que comprendre les réserves des migrants et des associations à l’égard des autorités et de leurs promesses. Après des années d’abandon et souvent de répression, est-il raisonnable de demander à tous les migrants d’accepter, en l’espace de quelques jours, de se faire conduire dans de grands hangars de tri, de se laisser séparer, de se faire filtrer au faciès avant d’être placés dans des bus à la destination parfois obscure ? L’État français ne devrait-il pas avant toute chose se montrer capable de respecter la dignité des personnes et leur accueil sur une base strictement humanitaire ? Cela aurait nécessité plus de temps et de préparation.

Mais les acteurs de terrain se demandent surtout ce qui est prévu pour résoudre la situation à moyen terme. En effet, tous les démantèlements précédents se sont à chaque fois avérés inutiles. Qu’est-ce qui a été mis en place cette fois-ci, au niveau français, anglais et européen, pour que la situation soit définitivement réglée ?

Les MENA au centre des préoccupations

Les dangers sont particulièrement grands pour les mineurs non accompagnés, dont on risque tout simplement de perdre la trace. Les associations et les bénévoles qui s’en occupent sont très inquiets. La semaine passée, après une visite à Calais, Bernard Devos (délégué aux Droits de l’Enfant) déclarait (11): « Il y a là, dans cette mal-nommée jungle de Calais, plus de 1300 enfants (…). Des gamins de 12, 16, 18 ans et qui sont isolés. C’est une inquiétude réelle parce que, en cas de démantèlement, leur situation déjà déplorable aujourd’hui risque encore d’empirer. On ne sait pas très bien ce qui va leur arriver. »

Le risque est grand que ces enfants et adolescents se retrouvent dans des conditions encore plus précaires, voire qu’ils soient exploités dans des filières criminelles, de prostitution. Rappelons que ces deux dernières années, environ 10 000 mineurs non accompagnés ont disparu en Europe, selon Europol (12).

La politique de la dissuasion de nos États

Jusqu’à présent, le dénominateur commun de nos États en matière d’accueil a été la « politique de la dissuasion ». Rien n’est fait pour sortir les masses de sans-papiers (plus de 100 000 en Belgique) de l’illégalité et donc de l’exploitation et la précarité. Et tout est fait pour mettre des bâtons dans les roues des demandeurs d’asile et pour se présenter comme un pays moins attractif que le voisin. Au mépris de la dignité humaine… et du droit international. Avec Calais, nous prenons tous la mesure aujourd’hui d’une conséquence de cette politique : des milliers de personnes, de familles et d’enfants, obligés de survivre dans des bidonvilles parmi les pires au monde… Au coeur des pays les plus riches de la planète.

L’exemple de la Belgique est particulièrement éclairant. En février dernier, lors d’un autre démantèlement de la « jungle », la Belgique avait « fermé ses frontières ». Après une visite de solidarité au camp de Dunkerque, notre groupe Amitié Sans Frontières avait révélé que la police de Zeebruges harcelait et marquait à l’encre des réfugiés iraniens (13). Le même mois, le gouverneur de Flandre-Occidentale, Carl Decaluwé (CD&V), avait déclaré sur Radio2 : « Ne nourrissez pas les réfugiés, sinon d’autres viendront » (14). Et à plusieurs reprises depuis le début de la crise de l’accueil, nous avons révélé que Théo Francken, secrétaire d’État à l’asile, envoyait des courriers ciblés pour intimider certains groupes de demandeurs d’asile comme les Irakiens et les Afghans (15). Et quelle est la réponse encore aujourd’hui de la part de Jan Jambon, ministre de l’Intérieur ? Envoyer 120 policiers supplémentaires pour empêcher les personnes expulsées de Calais de venir demander l’asile en Belgique (16). C’est une nouvelle entrave évidente au droit d’asile. C’est une politique irresponsable qui ne fait qu’empirer la situation.

Quant à l’Angleterre, elle vient d’annoncer qu’elle dépenserait à nouveau presque 3 millions € pour étendre sur le territoire français les murs qui encerclent les ports et l’entrée du tunnel sous la manche (17). Ce mur s’érige comme un rappel : l’Angleterre n’est pas une terre d’accueil. Le pays a d’ailleurs enregistré autant de demandeurs que la Belgique en 2015 (18), pour une population six fois plus importante… Des mesures très restrictives y sont doublées d’un discours officiel particulièrement xénophobe. N’est-ce pas hypocrite pour un pays qui pratique depuis des décennies la politique du « laissez-faire, laissez-passer » afin de pouvoir recourir à une abondante réserve de travailleurs sans-papiers exploitable à merci ?

Pour une remise en cause profonde de la politique d’asile

Pour que le démantèlement du bidonville ne soit pas qu’une opération de « nettoyage » consistant à « cacher la poussière sous le tapis », il est impératif de revoir toute la politique de l’accueil, aux échelles locales, nationales et européenne.

L’accueil, puis l’intégration, représentent un véritable défi pour nos États. Seule une politique active, responsable et sur le terrain peut s’avérer efficace. Il faut accueillir dignement les réfugiés. Il faut les accompagner pendant leur procédure, tout en leur donnant accès aux soins (psychologiques) et à l’enseignement. Il faut encourager les échanges à l’échelle locale. Il faut rendre leur rôle aux associations. Il faut aussi leur donner des droits égaux à ceux des Belges, pour freiner le dumping social organisé et sortir les sans-papiers de la précarité. C’est la meilleure façon pour permettre aux migrants de s’intégrer, tout en luttant contre la montée du racisme parmi la population. Et seule la solidarité entre pays européens pourra ouvrir la voie à une solution acceptable et durable.

L’Europe doit en premier lieu accepter sa part de responsabilité dans l’accueil des réfugiés et respecter le droit international : en 2015, elle a reçu un peu plus d’un million de réfugiés, alors que le monde en comptait 60 millions, soit environ 1,7% du total. Alors qu’actuellement, l’Europe se ferme et mise tout sur l’étanchéité dans ses frontières extérieures – avec des accords illégaux comme celui avec la Turquie ou des dispositifs militaires comme ceux de l’agence Frontex -, elle ferait mieux de mettre ses moyens et son énergie à établir un plan de répartition des réfugiés, équitable et selon les ressources des différents pays. Il y a un an, l’Europe se mettait d’accord pour répartir 160 000 réfugiés. Ce chiffre était déjà très insuffisant, mais au final, seuls 5 651 demandeurs d’asile ont été relocalisés (19).

En attendant que les politiques d’asile de nos États changent de cap, vu le contexte et vu la catastrophe humanitaire, il est urgent de permettre aux migrants d’introduire leur dossier dans le pays de leur choix. Jusqu’à présent, les discours visant à faire croire qu’il faut stopper des phénomènes migratoires – qui existent pourtant depuis la nuit des temps – sont irresponsables et criminels. En seulement deux ans, ils ont tué plus de 15 000 migrants pendant leur traversée et ils provoquent une dangereuse montée des partis d’extrême-droite.

(1) http://refugeerights.org.uk/wp-content/uploads/2016/10/RRDP_StillHere.pdf

(2) http://www.rtbf.be/info/dossier/drames-de-la-migration-les-candidats-refugies-meurent-aux-portes-de-l-europe/detail_le-role-de-la-belgique-face-a-la-crise-de-la-jungle-de-calais-etre-solidaire?id=9429838

(3) https://ofpra.gouv.fr/fr/l-ofpra/actualites/premiers-chiffres-de-l-asile-en

(4) http://www.cgra.be/fr/actualite/statistiques-dasile-bilan-2015

(5) http://deredactie.be/cm/vrtnieuws/buitenland/2.47333

(6) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/10/23/97001-20161023FILWWW00051-calais-194-mineurs-passes-en-grande-bretagne.php

(7) http://www.liberation.fr/france/2015/07/29/des-noms-derriere-les-migrants-morts-a-calais_1355183

(8) http://www.lesoir.be/1350925/article/actualite/france/2016-10-24/pres-2000-migrants-refuseraient-quitter-jungle-calais

(9) Rapport du Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU : http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CCPR%2fC%2fFRA%2fCO%2f5&Lang=fr

(10) http://www.slate.fr/story/1845/prisonniers-pour-aider-les-sans-papiers

(11) http://www.rtbf.be/info/dossier/drames-de-la-migration-les-candidats-refugies-meurent-aux-portes-de-l-europe/detail_le-role-de-la-belgique-face-a-la-crise-de-la-jungle-de-calais-etre-solidaire?id=9429838

(12) http://www.rtbf.be/info/dossier/drames-de-la-migration-les-candidats-refugies-meurent-aux-portes-de-l-europe/detail_trop-de-mineurs-etrangers-non-accompagnes-disparaissent-en-europe?id=9328763

(13) http://ptb.be/articles/choquant-la-police-de-zeebruges-marque-les-refugies-l-encre-indelebile

(14) http://www.lalibre.be/actu/belgique/le-gouverneur-de-flandre-occidentale-demande-de-ne-pas-nourrir-les-refugies-56b0e5273570b1fc10e14f7f

(15) http://ptb.be/articles/francken-etend-sa-campagne-de-dissuasion-aux-refugies-afghans

(16) http://www.lesoir.be/1347037/article/actualite/belgique/2016-10-20/demantelement-calais-jambon-envoie-120-policiers-frontiere

(17) http://www.lesoir.be/1311513/article/actualite/france/2016-09-07/royaume-uni-va-construire-un-mur-anti-migrants-calais

(18) http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7203842/3-04032016-AP-FR.pdf/078f4e14-8bb7-45d2-bdbf-8bb3881270b2

(19) www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/10/03/relocalisation-des-refugies-l-ue-encore-loin-de-ses-objectifs_5007414_4355770.html

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