Marc Botenga

Le Brexit est reporté, mais la question reste: qui va payer la facture ?

Marc Botenga Député européen du PTB

L’accord négocié entre les dirigeants européens et Boris Johnson pour le Brexit va se faire sur le dos des travailleurs des deux côtés de la manche. Des dockers du port d’Anvers aux infirmières du National Health Service britannique, tout le monde a intérêt à stopper Boris Johnson et tous les dirigeants de l’Union européenne, à imposer une rupture avec l’austérité et une politique publique d’investissements sociaux et écologiques.

Impact immédiat sur fond de crise économique

Les estimations varient, mais l’impact social et économique négatif du Brexit est incontesté. Les projections indiquent logiquement que la Grande-Bretagne sera impactée plus sérieusement que les autres pays de l’Union européenne. Qu’à cela ne tienne : l’impact social pour la Belgique risque d’être lourd. La Belgique est parmi les pays les plus exposés au Brexit. Une étude de la KU Leuven projetait qu’un Brexit doux, c’est-à-dire avec accord, pourrait causer une perte d’environ 0,6 % du PIB et 10 000 emplois. Un Brexit sans accord pourrait provoquer une perte d’environ 42 000 emplois, dont 28 000 en Flandre, 10 000 en Wallonie et 4 000 dans la région bruxelloise. Il s’agit d’emplois dans l’agroalimentaire, l’industrie textile, la chimie, ou encore le transport.

Prenons l’exemple des ports d’Anvers et de Zeebrugge. La guerre commerciale avec les États-Unis et la récession croissante, notamment en Allemagne, y réduisent déjà l’activité. Le Brexit pourrait y ajouter une difficulté supplémentaire sous forme de nouveaux tarifs douaniers. Les dockers ont donc raison de craindre que le nouvel accord sur le Brexit leur fasse perdre des jours de travail. Même aujourd’hui, il n’y a déjà pas de travail tous les jours pour ces travailleurs portuaires. Le Brexit pourrait donc être dramatique pour le revenu de nombre d’entre eux.

D’autant plus que le Brexit arrivera sur fond d’une crise économique annoncée. Au niveau mondial, le signe le plus évident de la crise économique latente est le freinage simultané et généralisé de la croissance dans presque toutes les grandes puissances économiques du monde, à savoir les États-Unis, la Chine, le Japon et l’Union européenne. Depuis plusieurs mois, les pays de la zone Euro affichent une croissance à la traîne. Le programme d’assouplissement quantitatif, parfois nommé « planche à billets » que la Banque centrale européenne ne peut arrêter, n’a offert de répit que très brièvement.

Malgré des dizaines de milliards d’euros dépensés chaque mois, la prudente relance de la croissance dont elle se vantait semble déjà terminée. Depuis la crise de 2008, les investissements sont plus bas que jamais, la production industrielle s’essouffle, de même que la production de biens intermédiaires. Des phénomènes tels les taux d’intérêts négatifs ou l’inversion de la courbe des taux d’intérêt, rendant plus attractifs les obligations à court terme que celles à long terme, semblent eux aussi annoncer une nouvelle crise. L’Allemagne, championne des exportations, est la plus durement touchée. Depuis la fin de l’année passée, la production industrielle y recule un peu plus chaque mois.

En plus de ses conséquences directes, le Brexit et ses conséquences économiques pourraient donc bien être l’étincelle qui fait exploser une crise économique latente beaucoup plus profonde.

Une relation future basée sur le dumping social

Cherchant une alternative au pire des scénarios, à savoir un Brexit sans accord, un nouveau brouillon d’accord a été conclu entre les dirigeants européens et le premier ministre britannique. Présenté par le très libéral Michel Barnier, au nom de l’Union européenne, et Boris Johnson pour la Grande-Bretagne, cet accord n’annonce rien de bon pour les travailleurs des deux côtés de la Manche.

Fidèle aux desiderata du patronat britannique, Boris Johnson a voulu renégocier l’accord initial afin d’au maximum libérer les grands patrons britanniques de toute contrainte sociale ou environnementale. En échange, il a même fait des concessions sur la question controversée de la frontière avec l’Irlande du Nord. L’objectif de Boris Johnson était double. D’une part, pouvoir ouvrir encore plus franchement à la libéralisation des secteurs encore protégés du marché. Johnson rêve notamment d’inclure le National Health Service (NHS), fleuron public du système de santé britannique, dans un futur traité de libre-échange avec les États-Unis. Les grands groupes privés américains se frottent déjà les mains à l’idée de se faire du profit sur le dos des malades anglais. D’autre part, il voulait permettre à la Grande-Bretagne de mener une concurrence plus agressive en matière de droits sociaux (salaires et conditions de travail) et de normes environnementales (émissions).

L’agenda de Johnson ne doit surprendre. Dans une interview avec Le Monde, le réalisateur britannique Ken Loach synthétise le débat autour du Brexit comme une « dispute entre deux factions de la droite. D’un côté, le monde des affaires, qui veut rester dans l’Europe pour protéger ses marchés. De l’autre, une droite extrême, une droite pirate, qui pense qu’elle pourra exploiter encore plus aisément les gens en étant en dehors du marché commun. Salaires bas, dérégulation, profits rapides: nous n’avons eu droit qu’à cela, un débat de droite avec ses relents de faux nationalisme, de xénophobie et de chauvinisme. » Johnson fait partie de cette droite décomplexée qui déclare ouvertement vouloir en finir avec les protections sociales des travailleurs, considérées éreintantes. Différents membres de son gouvernement, comme Dominic Raab, Priti Patel, ou encore Liz Truss ont d’ailleurs co-signé un manifeste controversé en 2012. Sous le titre « Britain Unchained » (la Grande Bretagne libérée), le manifeste stigmatisait les travailleurs britanniques comme « les pires paresseux » au monde, érigeant en revanche en modèle l’esprit d’entreprise des enfants indiens. Si la droite britannique s’était divisée sur l’opportunité ou pas d’un Brexit, l’auteur britannique Owen Jones remarque qu’elle a désormais ressoudé une certaine unité autour des opportunités que présente ce nouvel accord. Et pour cause.

L’Union européenne acquiesce

Dans un document interne du gouvernement britannique, rédigé par le Département Dexeu en charge du Brexit et révélé par le Financial Times, l’importance de ce changement est soulignée. À l’avenir, la Grande-Bretagne sera libre de saper davantage encore toute régulation sociale ou de protection des travailleurs. En d’autres mots : une économie encore plus dérégulée que celle de l’Union européenne. Le gouvernement britannique ne s’y trompe pas. Les grands perdants du nouvel accord seront les travailleurs, des deux côtés de la Manche, que l’on essaiera de mettre en concurrence les uns contre les autres. Une telle concurrence est susceptible d' »exiger » des sacrifices et même une austérité plus sévère au nom de la compétitivité de ses « propres » entreprises nationales. Si l’on considère cet accord du point de vue des travailleurs du port d’Anvers par exemple, il est clair qu’une concurrence plus forte avec les ports britanniques exprimera une pression forte sur les normes sociales.

En concluant cet accord, Michel Barnier et l’Union européenne ont donc délibérément permis à la droite décomplexée du Premier ministre britannique de réussir son coup. Les quelques prudentes garanties sur des conditions de concurrence équitables, en matière par exemple, de droits sociaux, de garantie d’emploi et de normes environnementales ont été évacuées vers une déclaration politique non-contraignante. Les clauses qui allaient dans le sens de ces garanties et qui valaient pour le Royaume-Uni ont disparu. Aucune garantie donc qu’elles seront reprises dans l’accord sur la relation future entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne.

Brisons le carcan européen de l’austérité

Il est temps de parler de l’éléphant dans la pièce. Un éléphant que l’establishment européen tait dans toutes les langues : les causes du Brexit se trouvent dans l’austérité, britannique d’abord, européenne ensuite. Les politiques d’austérité et de libéralisation, adoptées et promues par les gouvernements britanniques, puis par l’Union européenne, ont eu des conséquences catastrophiques pour la population de Grande-Bretagne. Le vote autour du Brexit a donc été l’occasion pour beaucoup d’adresser un énorme doigt d’honneur à l’establishment européen.

Car, pour les travailleurs britanniques qui en avaient marre de l’austérité, du dumping social et de la destruction de leurs services publiques par leur propre gouvernement, l’Union européenne n’a nullement incarné une alternative sociale. Au contraire, les partis traditionnels ont gravé dans le marbre des traités les politiques néolibérales honnies de Margaret Thatcher et de Tony Blair. La désastreuse privatisation des chemins de fer en Grande-Bretagne a servi d’exemple pour les « paquets ferroviaires » de l’Union européenne. Les velléités de libéralisation du secteur de santé en Union européenne n’allaient pas séduire les travailleurs britanniques, qui voulaient au contraire renforcer leur système de santé publique (NHS). C’était même un thème important dans la campagne.

Évidemment, le Brexit ne va pas résoudre ces problèmes. Ken Loach a raison de le souligner : « Le sujet, c’est la pauvreté, la multiplication des sans-abri, le système de santé qui s’effondre, les transports collectifs chaotiques, l’emploi et le stress au travail tels que je les montre dans mon film « Sorry We Missed You ». Nous devons faire face à ces problèmes en étant au sein de l’Union européenne. Le jour où nous la quittons, ils sont toujours là. »

Si l’austérité est une des causes centrales du Brexit, l’impact de ce dernier requiert une rupture radicale avec le carcan budgétaire européen. Les politiques d’austérité ont déjà aggravé l’impact de la crise de 2008 sur l’Europe. Elles feraient pareil avec l’impact du Brexit. L’austérité continue aujourd’hui à plomber deux moteurs essentiels de l’économie. En misant à fond sur une économie d’exportation et les dogmes de la compétitivité, l’establishment a imposé des baisses de salaire, des licenciements, ou encore des baisses de pensions qui ont plombé les revenus des Européens et donc la consommation interne, moteur important de l’économie. D’autre part, les investissements publics – autre moteur économique central – ont été pratiquement interdits à coups de traités, directives et mécanismes de supervision européens. D’ailleurs, du Prix Nobel de l’économie, Joseph Stiglitz, à l’ex-sénateur libéral Paul De Grauwe, les critiques économiques de l’austérité ne sont depuis longtemps plus le monopole de la gauche authentique ou des syndicats. Mais l’Union européenne et les partis traditionnels restent sourds et aveugles.

Face à l’ampleur de l’impact social potentiel du Brexit dans un contexte de crise économique pressenti et sur fond de guerres commerciales, il est urgent de rompre avec les dogmes européens. Des travailleurs votant pour le Brexit aux jeunes pour le climat en passant par les travailleurs du port d’Anvers ou encore les blouses blanches, le rejet de l’austérité sonne toujours plus fort. L’humain et la planète ont besoin d’investissements publics massifs. Refuser de le faire, c’est faire le choix de faire payer les gens pour une crise dont ils ne sont pas responsables.

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