© Belga

L’Anglais, ce vrai-faux européen

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

L’Union européenne réussira-t-elle un jour à apprivoiser cette Angleterre que Philippe II d’Espagne, Napoléon, Hitler ont échoué à soumettre ?

Brexit or not Brexit. Dilemme shakespaerien pour des millions d’Anglais. Certains ont prétendu aider leurs compatriotes à se faire une religion, en jetant dans la balance tout le poids de leur glorieux passé. Boris Johnson, ex-maire de Londres et chef de file du camp pro-Brexit, a revisité l’histoire. Qu’on se le dise : voilà deux siècles que l’Europe joue un improbable remake de l’Empire romain en cherchant à rassembler le continent sous un seul et unique gouvernement. Une bande d’affreux serait à la manoeuvre, et le truculent leader conservateur balance des noms : « Napoléon, Hitler, plusieurs personnes ont essayé de le faire, et cela s’est tragiquement terminé. L’Union européenne est une autre tentative, avec des méthodes différentes. »

Comparaison plus que douteuse. A six semaines du référendum, elle n’avait pas d’autre intention que de flatter l’orgueil national qui sommeille en tout Anglais : leur île ne s’est jamais soumise, elle n’est toujours pas à vendre.

Indomptables, irréductibles Anglais. Ils finiraient par faire douter d’avoir jamais été un jour Européens. La question chiffonne depuis des lustres. Invitée à expliquer aux parlementaires belges les états d’âme de son pays, Alison Rose, ambassadrice de Grande-Bretagne en Belgique, a plaidé des circonstances atténuantes : « L’approche du Royaume-Uni est très fortement basée sur son histoire. Le Royaume-Uni a été pendant des siècles un Etat-nation souverain qui pouvait décider de manière tout à fait autonome pour ce qui est de sa politique en matière économique, de défense et d’affaires étrangères. »

Un peu d’indulgence, please : on ne peut raisonnablement exiger d’un peuple insulaire qu’il balaie d’un revers de la main un parcours séculaire accompli en sautillant. Un pied dans, un pied hors de l’Europe.

L’Amérique de Colomb, l’appel du grand large

Tout bascule et tout s’emballe avec la découverte d’un intrépide Génois nommé Christophe Colomb, en 1492. Un continent inconnu surgit sur la carte du monde. Il va bouleverser le destin de l’Angleterre, jusqu’alors appendice perdu en mer, isolé à l’Extrême-Occident du continent européen, sans réelle vocation maritime.

En déplaçant de la Méditerranée vers l’Atlantique le centre de gravité de l’Europe, les grandes découvertes projettent brusquement l’Angleterre au coeur des relations entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Elle y est idéalement positionnée pour faire la course en tête. Elle peut détourner le regard du Vieux Continent et de ses luttes stériles, pour le porter vers cette terre prometteuse baptisée Amérique. Y surgiront en 1776 les Etats-Unis, fruit d’un douloureux divorce avec la métropole anglaise. Mais entre cousins, le courant ne cessera de passer. La connivence entre eux l’emporte sur les sentiments éprouvés pour le Vieux Continent. « Le sang est plus épais que l’eau », dit le proverbe.

Le continent, éternellement menaçant

Au fil des siècles, les Anglais croisent le fer avec les puissances continentales qui cherchent à dicter leur loi à l’Europe et prétendent soumettre leur île à leurs volontés. Ils sentent passer le vent du boulet espagnol, hollandais, français, allemand. Souvent touchés, jamais coulés.

Au XVIe siècle, la flotte anglaise triomphe contre toute attente d’une Invincible Armada envoyée par le très catholique Philippe II d’Espagne pour mater l’Angleterre protestante. Exit l’hégémonie espagnole en mer du Nord. Mais l’alerte de 1588 a été chaude.

Il faut à l’Angleterre du XVIIe siècle trois guerres coûteuses pour briser la puissance maritime et commerciale d’une République des Provinces-Unies qui lui dispute le leadership en Manche. Nouvelles frayeurs : les Anglais ont dû supporter les incursions de navires hollandais jusque dans la Tamise.

Deux bons siècles plus tard, se pointe Napoléon Bonaparte. Le nouveau maître de la France rêve de franchir le Channel avant de faire main basse sur le continent. Maîtriser la mer ne fût-ce qu’une poignée d’heures, et le sort de cette Angleterre hostile à la Révolution française sera scellé. Las : la marine française n’est pas au rendez-vous, Nelson torpille pour de bon le projet d’invasion napoléonien à Trafalgar, un jour d’octobre 1805. L’empereur des Français se rabat sur l’arme du Blocus continental : il échoue à affamer l’Angleterre.

La série continue. Après Philippe II et Napoléon, Adolf Hitler ambitionne à son tour d’asservir l’Angleterre. Le Führer peut faire une croix gammée sur son projet d’envahir l’île, qu’il a vainement tenté de mettre à genoux depuis le ciel. La mémorable bataille d’Angleterre à l’été 1940 est le premier clou du cercueil du dictateur nazi.

Expériences traumatisantes. L’Angleterre en retient la vision d’un continent plus menaçant que rassurant.

Maîtriser les mers, l’assurance-vie face à l’Europe

Comment maintenir cette Europe continentale à distance respectable, si ce n’est en restant contre vents et marées maîtresse des mers. L’Angleterre fait une religion de ce réflexe de survie. Elle le doit surtout à une femme sur le trône, l’indomptable Elisabeth Ire (1558-1603), que l’on surnomme la « reine vierge » et qui fait définitivement entrer son royaume dans la cour des grands. « Jamais les navires de Saint-Pierre n’entreront dans mes ports », clame la Queen excommuniée en 1570. Sa lutte victorieuse sur l’Espagnol fait prendre pleinement conscience à l’Angleterre qu’elle ne doit plus laisser à personne le soin de lui contester la suprématie maritime.

Macmillan, 1958 : le Marché commun, c’est le Blocus continental !

Durant les siècles de la navigation à voile, les vents d’ouest qui soufflent en mer du Nord neuf mois de l’année lui ont été favorables : ils rendaient pratiquement impossible tout raid contre les ports anglais. Mais on n’arrête pas le progrès. Ceux de la marine et de l’aviation rendent la traversée de la Manche de moins en moins insurmontable.

Un nouveau vent mauvais se lève en provenance du continent : l’émergence de la puissance navale et économique de l’Allemagne post-bismarckienne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, force l’Angleterre à rompre son « splendide isolement » diplomatique. « Notre avenir est sur l’eau », clame Guillaume II, Kaiser atteint de la folie des grandeurs. C’est là franchir la ligne rouge. Un certain Winston Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté, sonne le tocsin :  » La marine est pour l’Angleterre une nécessité; pour l’Allemagne un objet de luxe. Elle est pour nous synonyme d’existence, pour eux, d’expansion. »

Il en ressort une doctrine, baptisée « Two powers standard », qui doit écarter tout pistolet braqué sur l’Angleterre depuis les ports du continent. Désormais, la Royal Navy devra toujours surclasser les flottes combinées des deux puissances européennes qui la précèdent directement. Le pavillon de l’Union Jack ne tolèrera aucun rival.

La montée du péril nazi ne dévie pas l’Angleterre de son cap. Ses crédits militaires, elle les réserve à la Royal Navy et à la Royal Air Force, sans rien prévoir pour l’envoi éventuel d’un corps expéditionnaire en Europe. Hitler y voit un signe de neutralité, la perspective d’avoir les mains libres sur le continent.

Diviser l’Europe pour régner

L’Anglais qui aurait pu jeter un coup d’oeil dans un rétro à la fin du XVIIIe siècle, aurait été fier de sa patrie : en trois siècles, l’Angleterre a su se hisser au rang d’arbitre de l’équilibre européen, de maîtresse incontestée des mers, de première puissance économique et coloniale.

Cette success story, Londres la bâtit sur une diplomatie guidée par une obsession : maintenir l’équilibre sur le continent en y empêchant l’émergence de toute hégémonie politique, militaire, économique ou commerciale. Elle excelle dans l’art de diviser l’Europe pour régner. Elle y gagne la peu flatteuse réputation de « perfide Albion », hommage français rendu à l’habileté de ses intrigues et l’efficacité de ses machinations.

« L’Angleterre vit dans la crainte permanente d’être attirée dans ce qu’elle considère comme des querelles de gamins turbulents. Elle se comporte comme un PDG qui observe avec une grande attention les fusions/acquisitions/OPA plus ou moins hostiles en cours sur le continent », relève l’historien Francis Balace (ULg). Leitmotiv au Foreign Office : « Rechercher les avantages de l’amitié sans les risques de l’alliance », selon l’expression de l’historien britannique Paul Kennedy.

On ne force pas la main de l’Anglais. L’Allemagne échoue ainsi à l’entraîner dans une alliance formelle au début du XXe siècle. L’Angleterre entend garder sa liberté d’agir ou ne se lie que sous le manteau. Elle consent une entorse : une alliance de guerre en 1902 avec le lointain… Japon.

Churchill, 1944 : Chaque fois que nous devrons choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large

Impossible de rester éternellement au balcon. L’île ne peut éviter de mouiller son maillot. Elle envoie ses soldats arpenter les champs de bataille du continent, sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, puis de Napoléon, elle paie un lourd tribut humain dans les tranchées de la Grande Guerre et la mêlée de 40-45. Mais elle s’aventure dans ses entreprises militaires, l’oeil toujours braqué vers la porte de sortie : la mer, sa planche de salut.

Albion possède un atout précieux dans sa manche et sait s’en servir : son statut insulaire. Par deux fois, il fait d’elle le dernier réduit face à une Europe asservie, l’âme d’une résistance héroïque contre le joug napoléonien puis la tyrannie nazie. A l’heure du péril, il reste aux Anglais « cette étrange capacité d’être les plus grands aux heures les plus noires », selon la formule de l’historien belge Georges-Henri Dumont. Cette ténacité dans l’adversité conforte une conviction que leur seul allié digne de confiance, c’est eux-mêmes. Et que ce continent leur doit une fière chandelle.

A la fin, c’est toujours l’Angleterre qui gagne. Qui sort victorieuse de ses bras de fer avec l’Espagne, la France, l’Allemagne. Comment ne pas en concevoir une haute estime de soi.

L’Europe unie, l’entrée à reculons

Douloureux réveil en 1945. L’Angleterre n’est plus superpuissante. Elle a cédé le leadership aux Etats-Unis, elle sent son empire colonial se dérober. La menace n’est plus allemande mais soviétique. L’affrontement Est-Ouest impose de reconfigurer le logiciel anglais. Winston Churchill, auréolé de sa victoire sur le nazisme, exhorte « à rendre à l’Europe son ancienne gloire ». Le « Vieux Lion » a bien viré sa cuti, lui qui, en juin 1944, confiait encore au général de Gaulle que « chaque fois que nous devrons choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ».

« Churchill voulait bien être le parrain, mais pas un père de l’Europe », précise l’historien et président de l’Institut d’études européennes de l’UCL, Vincent Dujardin. Nuance. Et double discours. En 1948, en écho au credo churchillien, Stafford Cripps, Chancelier de l’Echiquier, clame : « Rien ne contribuerait davantage à compromettre la civilisation que la chute de la zone sterling. »

L’Angleterre croit encore avoir le luxe de snober les premiers pas de la construction européenne. Vincent Dujardin plante le décor :  » Comme le disait le socialiste belge Paul-Henri Spaak au lendemain de la guerre, il n’y avait plus de grand pays en Europe, mais certains ne s’en étaient pas rendu compte. Les six pays fondateurs de la Ceca ont tous perdu la guerre et créent l’Europe après avoir souffert du syndrome de la défaite. Le Royaume-Uni, lui, subit sans doute le « syndrome de la victoire » et conserve un réflexe impérial. »

La décolonisation force Albion à revenir sur terre et à de meilleurs sentiments. Mais le passé hante toujours les esprits et pousse à la résistance. « Le Marché commun, c’est le Blocus continental ! », lance en 1958 Harold Macmillan, Premier ministre anglais, au visage du président français Charles de Gaulle…

« La construction européenne s’est faite sur un mélange entre valeurs et intérêts », prolonge Vincent Dujardin, « pour les Anglais, c’est surtout par intérêt qu’ils y sont entrés ». Et à reculons, presque en se pinçant le nez. Il leur faut encore essuyer deux veto français, en 1963 et 1967, avant d’obtenir leur ticket d’entrée le 1er janvier 1973. C’est pour aussitôt songer à en ressortir : « Dès 1975, il organisent un référendum « in-out », après avoir demandé à renégocier le traité d’adhésion dès le lendemain de leur entrée. »

« L’Angleterre se comporte toujours comme un enfant qui réussit à chiper les billes de ses petits camarades mais qui sait pouvoir se réfugier au premier étage d’une maison en construction », résume Francis Balace.

Incorrigibles Anglais, réinvités à décider s’ils feront cette fois marche arrière. Ils apprécieront le clin d’oeil de l’histoire : ils décideront de remonter ou non le pont-levis l’année du 950e anniversaire de la bataille d’Hastings, livrée le 14 octobre 1066, qui a vu la conquête normande arrimer l’Angleterre au continent. Guillaume le Conquérant, dernier envahisseur à avoir réussi son coup, trouvera-t-il son maître ?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire