
La technique très particulière de la Chine pour transformer les musulmans en « citoyens modèles »
La Chine a une façon toute personnelle de transformer les potentiels extrémistes musulmans en citoyens modèles. Camps de rééducation où un million de personnes sont détenues sans jugement, intrusions hostiles dans les foyers et surveillance omniprésente sont autant de techniques qui font froid dans le dos.
Selon des estimations citées en août par un groupe d’experts de l’ONU, près d’un million d’Ouïghours et d’autres membres d’ethnies chinoises de langue turque sont ou auraient été détenus dans des camps de rééducation dans la région autonome du Xinjiang (nord-ouest de la Chine), à majorité musulmane. Les autorités chinoises ont pendant longtemps nié l’existence des camps d’internement. La publication d’images satellites et la présence de documents officiels sur internet mentionnant leur existence, va les obliger à révéler l’existence de « centres éducatifs qui viennent en aide aux personnes qui semblent attirées par l’extrémisme religieux et pour leur permettre de réintégrer leur place dans la société ». On y enseignerait « le chinois, le sport ou la danse folklorique. »
Une explication qui n’a cependant jamais véritablement convaincu la communauté internationale. Une communauté qui ne s’est pas privée de passer sur le grill la délégation officielle chinoise, venue en nombre et dirigée par le vice-ministre des Affaires étrangères, Le Yucheng, dans le cadre de l’Examen périodique universel (EPU) prévu pour les 193 membres des Nations unies. Ceux-ci doivent environ tous les quatre ans présenter un bilan des droits de l’Homme dans leur pays et informer des changements intervenus depuis leur précédente audition.
Alors que les ambassadeurs étrangers se succédaient pour poser des questions ou exprimer leurs griefs à l’égard de Pékin, environ 500 personnes manifestaient à l’extérieur du Palais des Nations de Genève, siège de l’ONU, en brandissant des pancartes proclamant « Stop au génocide des Ouïghours » et « Le Tibet meurt, la Chine ment ». Le vice-ministre Le Yucheng et les membres de la délégation chinoise ont rejeté la plupart des reproches, dénonçant « des accusations politiques venant de quelques pays pleins de préjugés ». Ils ont réitéré la ligne de Pékin selon laquelle les mesures fermes de sécurité au Xinjiang sont nécessaires pour combattre l’extrémisme et le terrorisme, mais qu’elles ne visent aucun groupe ethnique particulier.
Une Surveillance high-tech
Les Big data, l’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale gardent un oeil sur chaque citoyen, et sur sa vie numérique, du Xinjiang. Le système est perfectionné grâce à la collecte d’ADN, l’enregistrement sonore de la voix et à la reconnaissance numérique de la façon dont une personne marche. Les rues sont truffées de caméras et de personnel de sécurité. Ce système identifie tout le monde et dresse le profil des gens en fonction de leur fiabilité politique.
L’étrange arsenal des centres éducatifs pour musulmans
Des attentats attribués par Pékin à des séparatistes ou extrémistes ouïghours ont fait des centaines de morts ces dernières années. Les autorités disent s’inquiéter d’une poussée de l’islamisme radical dans la région où la moitié des quelque 24 millions d’habitants est de confession musulmane.
Au Xinjiang, une région à majorité musulmane située à 2.000 km à l’ouest de Pékin, les autorités locales sont chargées depuis deux ans de mettre en place un réseau de « centres de formation professionnelle » en réponse à la montée de l’islamisme. A en croire les images de la télévision chinoise, un des « centres de formation professionnelle » qui accueille des musulmans dans le nord-ouest du pays ressemble à une école moderne.
Mais l’administration chargée de ce centre situé dans la ville d’Hotan, où les images ont été tournées, a passé commande en début d’année d’un arsenal qui n’a a priori pas grand-chose à voir avec l’éducation: 2.768 matraques, 1.367 paires de menottes et 2.792 pulvérisateurs de gaz poivre. Dans des commandes pour d’autres sites, on retrouverait des lits superposés, des climatiseurs, de la vaisselle, mais aussi des caméras de surveillance, des équipements d’écoute téléphonique, des uniformes de policiers, des casques et des boucliers antiémeutes, des grenades lacrymogènes, des matraques électriques et des gourdins à pointes, surnommés « dents de loup ». Au moins un centre a passé commande d’une « chaise-tigre », une sorte de pupitre permettant d’attacher les pieds et les mains des suspects.
Une enquête de l’AFP sur plus de 1.500 documents publics consultables en ligne — appels d’offres, budgets, rapports de travail — révèle que ces centres sont gérés davantage comme des prisons que comme des écoles. Des milliers de gardiens équipés de gaz lacrymogènes, de gourdins et de pistolets à impulsion électrique surveillent ces établissements entourés de barbelés et de caméras infrarouges, selon ces documents.
Les centres doivent « enseigner comme des écoles, être gérés comme à l’armée et défendus comme des prisons », résume l’un des documents, citant le chef du Parti communiste chinois (PCC) au Xinjiang, Chen Quanguo. « Des mesures extraordinaires sont nécessaires pour venir à bout du terrorisme », selon un autre texte. Afin « de créer de meilleurs citoyens », les centres doivent permettre de « couper le renouvellement des générations (de terroristes), leurs racines, leurs contacts, leurs ressources ».
Récupérer les Ouïghours à l’étranger
La Chine envoie des demandes d’extradition à des pays comptant de nombreux demandeurs d’asile ouïghours, comme la Thaïlande ou la Turquie. Les Ouïghours qui ont de la famille à l’étranger subissent des pressions pour faire revenir les membres de leur famille dans le Xinjiang. Le consulat chinois ordonne aussi à toute personne vivant à l’étranger de retourner dans le Xinjiang. Une fois en Chine, les passeports sont confisqués.
Des centres qui se sont généralisés à partir de l’an dernier, après des directives du gouvernement régional appelant à débusquer les extrémistes. « Les gens en qui nous n’avons pas confiance vont dans un endroit qui a notre confiance » semble être la nouvelle devise de cette région. Le système de surveillance peut être finement maillé, le filtre pour atterrir dans ce genre d’endroit est assez grossier. Toute personne qui reçoit des appels d’un membre de sa famille résidant à l’étranger est déjà candidate à un » centre de formation « .
Une longue liste de comportements suspects
Ces listes contiennent des choses classiques comme l’achat d’explosifs ou l’aménagement de refuges. Mais elles contiennent aussi des activités quotidiennes comme l’utilisation de WhatsApp, le contournement de la censure d’Internet avec VPN, l’achat d’une tente sans raison ou la fermeture d’un restaurant pendant le ramadan. Les hommes qui se laissent pousser la barbe ou qui prient sont souvent considérés comme suspects. Les costumes funéraires devraient être blancs, la couleur chinoise du deuil, et ceux qui ne pleurent pas à un enterrement posent problème. Les burqas, voiles et pantalons bouffants sont interdits. Autre motif de soupçons: refuser de donner un coup de main à un dirigeant communautaire ou montrer de l’opposition à l’habillement moderne. En tout, la liste contient 75 interdictions et 25 comportements religieux extrémistes.
Les placements en détention ont explosé et au printemps 2017 les collectivités locales ont commencé à multiplier les appels d’offres pour construire les nouvelles installations. Il en existerait 181 de ce type dans la région.
Des journées entières à chanter des chants révolutionnaires et « visites aux familles »
D’après une directive de fin 2017, les étudiants devront subir régulièrement des tests de chinois et de politique et rédiger des autocritiques. Ils passeront leur journée « à crier des slogans, chanter des chants révolutionnaires et apprendre par coeur le Classique des trois caractères », un texte d’enseignement confucéen, selon cette directive, qui évoque le totalitarisme de l’époque maoïste (1949-1976). Les » étudiants » qui réussissent reçoivent un certificat qui les aide à trouver du travail ou un emploi convenable. Les réunions idéologiques sont obligatoires si « l’on veut rester en bonne santé ». Car si « la rééducation de la radicalisation idéologique permet de soigner la maladie elle ne signifie pas que quelqu’un a été guéri pour de bon ». Les prisonniers de droit commun ayant purgé leur peine ne sont pas libérés, mais directement internés dans un de ces centres. Quant à ceux qui se comportent bien, ils ont le droit de téléphoner à leurs proches et même de les recevoir dans des pièces prévues à cet effet, stipule le texte.
Des dénonciations à l’ancienne
Les collègues, les voisins, les parents et les enfants sont encouragés à faire rapport les uns sur les autres. Un million de Chinois Han sont couplés à des familles islamiques. Ces cadres communistes, employés d’entreprises publiques et fonctionnaires, passent cinq jours tous les deux mois avec les personnes qu’ils doivent surveiller en tant que » membres de la famille « . Il s’agit de recueillir toute indication utile pour découvrir des tendances extrémistes. Comme de préférer regarder des DVD plutôt que les nouvelles d’État, ou encore une difficulté à boire de l’alcool et à fumer.
Des fonctionnaires ont donc reçu l’ordre de rendre visite régulièrement aux familles des « stagiaires » afin de propager une éducation « anti-extrémisme » et de dépister d’éventuels signes de colère avant qu’ils ne se transforment en opposition au PCC. Outre ce dispositif de « formation professionnelle », un nombre indéterminé de personnes est amené à suivre des cours dans des écoles où elles sont autorisées à rentrer chez elles le soir.
Selon un ordre adressé aux autorités locales, au moins une personne dans chaque foyer doit suivre une formation professionnelle pendant trois mois minimum, dans le cadre des programmes de lutte contre la pauvreté dans cette région de 24 millions d’habitants. Parce que plusieurs autres membres d’une même famille disparaissent dans ces camps, des familles entières s’effondrent. Les enfants abandonnés vont dans des orphelinats publics ou des pensionnats spéciaux. Un phénomène surtout palpable dans le sud du Xinjiang où se concentre l’activité terroriste, des villages entiers auraient été dépeuplés.
Les « centres de formation » sont inscrits dans la constitution
Les camps ont été légalisés rétroactivement en tant que partie officielle du système juridique chinois en tant que législation provinciale contre l’extrémisme. La loi ne dit rien sur la durée du séjour ni sur les possibilités de recours pour les personnes qui y sont envoyées à tort.
Si Pékin dément qu’un million de personnes soient internées, les appels d’offres consultés par l’AFP révèlent des chiffres considérables. En l’espace d’un mois au début de cette année, le bureau chargé de la « formation professionnelle » dans le seul comté d’Hotan a commandé pas moins de 194.000 manuels de chinois. Et 11.310 paires de chaussures.
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