Joseph Stiglitz © Belga

« La machine de haine de Trump laisse des traces profondes dans l’économie mondiale »

Lex Rietman Journaliste free-lance

Les Européens doivent se rendre compte que sous le président Donald Trump les États-Unis ont profondément changé, déclare l’économiste américain Joseph Stiglitz. « Cette guerre commerciale est presque une nouvelle Guerre froide. » Entretien avec notre confrère de Knack.

Joseph Stiglitz est considéré comme l’un des penseurs contemporains les plus influents du monde. Keynésien, ce prix Nobel de 76 ans est un opposant convaincu au néolibéralisme. Dans son dernier livre People, Power and Profits il apporte de nouveaux arguments à la régulation de l’économie.

L’économie mondiale est aux prises avec la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Comment voyez-vous ce conflit ?

Il est difficile de créer un régime commercial mondial entre des systèmes économiques très différents. Trump n’a aucune idée des problèmes sous-jacents. Il n’a pas non plus de vision stratégique. Par conséquent, cette guerre commerciale, presque une nouvelle guerre froide, frappera aussi durement les Américains.

Cependant, le soutien national à Trump semble grandir.

Je ne crois pas, non. Aucun président américain n’a eu aussi peu de soutien que Trump. Pas plus de 30-35% des Américains approuvent sa politique, avec parfois une pointe à 39%. Le plus remarquable, cependant, ce sont les gens à qui sa politique fait mal et qui continuent néanmoins à le soutenir. C’est remarquable. Pensez à l’augmentation des impôts pour la majorité de la classe moyenne américaine, ou aux 13% d’Américains qui n’ont pas d’assurance maladie dans un pays où l’espérance de vie est de nouveau en baisse. Les États-Unis ne vont pas bien et Trump aggrave la situation. Nos agriculteurs sont touchés, tout comme nos travailleurs industriels. Tout indique que les barrières à l’importation des voitures mexicaines aux États-Unis rendront les voitures américaines plus chères. Et c’est également préjudiciable aux ouvriers américains de l’automobile. Ils ne sont pas satisfaits de ce que fait Trump. Les constructeurs automobiles non plus. Trump dit qu’il veut soutenir ces gens, mais beaucoup d’entre eux pensent que ce que fait Trump n’est pas bien. C’est ironique.

Comment se fait-il que ces gens continuent à soutenir Trump ?

Je pense que c’est parce qu’il dit explicitement qu’il se soucie d’eux. Ces gens le croient. Ces quarante dernières années, l’ordre établi des démocrates et des républicains a accordé peu d’attention à ces travailleurs. Il a promis que la mondialisation rendrait tout le monde plus riche. Il s’est avéré que c’était un mensonge. Il est donc compréhensible que ces gens soient en colère. Et Trump se vend lui-même comme l’homme qui lutte contre l’ordre établi – même s’il est lui-même très riche.

Au fond, ce n’est pas mal de sa part.

Il est arrogant, grossier et vulgaire. Trump est anti-establishment parce que personne de l’ordre établi ne se comporterait aussi grossièrement que lui. Trump est un blanchisseur, un charlatan. Il trompe ses employés et escroque ses entrepreneurs. Personne de l’establishment ne se comporte d’une manière aussi insultante et immorale. Vu sous cet angle, il est en effet profondément anti-establishment et ses électeurs le ressentent. Mais ils ne se rendent pas compte qu’il viole toutes les règles nécessaires au fonctionnement d’une société.

Peut-être que le comportement de Trump correspond à la colère et à la frustration que beaucoup de gens ressentent. Il semble toujours de mauvaise humeur.

Il est toujours en colère et cela contraste avec les platitudes que vous entendez si souvent de la part d’autres politiciens. Les sympathisants de Trump sont charmés par cette émotion.

Que signifie la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine pour l’Europe?

Les Européens doivent admettre que les conséquences de la politique de Trump continueront d’avoir un impact même après qu’il aura disparu de la scène. L’idée que la mondialisation est inévitable a été remise en question par Trump. Les gens voient maintenant que les frontières ont de l’importance. Les pays se rendent compte qu’ils doivent être plus vigilants. Les Européens doivent se rendre compte que les États-Unis ont radicalement changé. Trump a donné naissance à un sentiment anti-chinois. Tous les Américains ne sont pas d’accord avec lui, mais une grande partie de la classe dirigeante partage sa vision.

Pourquoi ?

Il y a trois raisons à cela. La première, c’est que les Américains ne pensaient pas que la Chine – un pays pauvre avec un revenu par habitant de 150-200 dollars par an il y a 40 ans – deviendrait un jour la plus grande économie du monde. Cependant, dans 20 ans, la Chine sera beaucoup plus grande économiquement que les États-Unis. La plupart des économistes américains considèrent toujours les relations commerciales avec la Chine comme une relation gagnant-gagnant. Mais pour Trump, les relations avec la Chine sont un jeu à somme nulle : le profit pour l’un est la perte pour l’autre. Ces dernières années, beaucoup de gens ont adopté la mentalité de Trump à somme nulle. Ils pensent que la croissance de la Chine se fait au détriment des États-Unis.

Deuxièmement, il y a la question de la sécurité nationale. La Chine est un pionnier de l’intelligence artificielle et d’autres technologies. Elle a un système économique qui compte un certain nombre de forces, même si nous n’aimons pas le système politique. Pour toutes ces raisons, les services de sécurité nationale des États-Unis s’inquiètent.

La troisième raison de soupçonner la Chine est la démocratie et les droits de l’homme. Je crois que de nombreux Américains sont réellement préoccupés par cette question. Jusqu’à l’arrivée du président Xi Jinping, on pensait que le commerce avec le monde extérieur conduirait la Chine vers une société plus ouverte. Cette idée s’est estompée au cours des cinq ou six dernières années. Peut-être cette ouverture va-t-elle enfin se concrétiser, mais pour l’instant les perspectives sont plus sombres. Cela a affaibli les arguments en faveur du rapprochement, tandis que les arguments en faveur de la confrontation se sont renforcés. Cela a profondément influencé la vision américaine de la Chine.

Et il y a un autre facteur en jeu. Jusqu’à récemment, de nombreuses multinationales américaines considéraient la Chine comme une poule aux oeufs d’or. Mais maintenant que les salaires ont été augmentés et que de plus en plus de réglementations – de bonnes réglementations – se mettent en place, la mine d’or chinoise devient moins lucrative. Et les entreprises américaines n’en sont pas satisfaites. Elles n’étaient pas contentes non plus quand les salaires ont augmenté aux États-Unis. Je veux dire, elles sont très égoïstes. Dans l’ensemble, un grand changement s’est donc produit aux États-Unis.

Que signifie la guerre commerciale pour le reste du monde ?

Au niveau mondial, il y a des difficultés et des opportunités. Le Vietnam est l’un des gagnants. Une grande partie de la production est destinée au Vietnam et à d’autres pays de la région. Aveuglé par son sentiment antichinois, Trump ne comprend pas la dynamique économique sous-jacente. Ce n’est pas parce qu’il bloque la Chine, que les usines retourneront aux États-Unis. Trump ne comprend pas cela.

Personne ne le lui explique ?

Sa capacité d’attention est d’environ trois minutes et expliquer ça prend au moins quatre minutes. C’est ça le problème. Dans de nombreux domaines, tels que la sécurité et la démocratie, les États-Unis ont une vision commune avec l’Europe. Mais au lieu de former une alliance avec l’Europe, Trump cherche la confrontation partout où il le peut. Non seulement avec l’Europe, mais aussi avec le Mexique et le Canada. Et pour des raisons absurdes, comme l’idée que les voitures européennes représentent un risque pour la sécurité américaine. Un argument idiot!

L’accord que Trump veut conclure avec la Chine va à l’encontre des règles de l’Organisation mondiale du commerce. Si cet accord est conclu, la Chine déchargera probablement les marchandises qu’elle ne peut plus vendre aux États-Unis en Europe. Cela perturbera le marché.

Avec quelles conséquences ?

Elle obligera l’Europe à réduire davantage son industrie, ou à prélever des taxes, comme le fait Trump. Ce n’est pas un choix agréable. Mais comme Trump se fait des ennemis dans le monde entier, il est également concevable que l’Europe se tourne vers la Chine et dise : regardez, nous savons que nous ne sommes pas d’accord avec vous sur la démocratie, mais il existe de nombreux domaines dans lesquels nous pouvons travailler ensemble. Contrairement à Trump, nous croyons au droit international, travaillons ensemble pour faire en sorte que le système post-Trump, le nouveau monde que nous allons construire, soit à notre avantage mutuel. C’est là que se situent les possibilités, et je pense que, dans ce sens, il existe des possibilités pour un régime commercial mondial sans les États-Unis. Si vous croyez aux avantages du commerce, les États-Unis sont perdants et l’Europe et la Chine sont gagnantes.

Que pensez-vous du Brexit et de ses conséquences pour les économies britannique et européenne?

Le Brexit trouve son origine dans la même colère que l’élection de Trump. D’une certaine façon, Boris Johnson est plus subtil que Trump, mais il y a une certaine similitude dans leur performance impolie. Maintenant que les conservateurs britanniques ont choisi Johnson comme chef, il est plus que probable qu’il n’y aura pas d’accord. Ce sera mauvais pour le Royaume-Uni. En Europe, le Royaume-Uni est une grande économie, mais pas à l’échelle mondiale. Ce sont donc les Britanniques qui souffriront le plus.

La Banque centrale européenne a injecté beaucoup d’argent dans l’économie ces dernières années et a maintenu des taux d’intérêt bas. Était-ce une bonne idée ?

Ce dont l’Europe – et les États-Unis – ont vraiment besoin, c’est d’une politique fiscale. L’approche monétaire était le deuxième choix. En ce sens, il aurait été préférable que la BCE n’ait pas mené de politique d’austérité et n’ait donc pas eu à dépendre autant de la politique monétaire. Mais l’approche de Mario Draghi a été bien meilleure que celle de son prédécesseur Jean-Claude Trichet, qui a relevé les taux d’intérêt en 2011. D’autre part, la politique de la Banque centrale européenne en Grèce et en Irlande était carrément répréhensible. Elle a contraint l’Irlande à s’endetter et la Grèce à faire face à des obligations impossibles. Cette politique de pouvoir était malhonnête, vous ne pouvez pas appeler ça autrement. Mais sans l’intervention de la BCE, la crise en Europe aurait été pire.

Était-il important qu’à ce moment-là un Italien soit à la tête de la BCE?

Oui, très certainement. Cela aurait été une tout autre histoire si cela avait été un Allemand.

Comment voyez-vous l’avenir de la zone euro ?

L’UE n’a toujours pas résolu les problèmes que j’ai mentionnés dans mon livre L’euro. Tout le monde comprend la nécessité de certaines réformes, telle qu’une assurance-dépôts commune. La croissance de l’Europe sera lente et vulnérable tant que de telles réformes n’auront pas lieu. Et l’euro sera également faible. En Italie, on parle maintenant d’une monnaie parallèle. Son introduction aurait de facto pour effet de sortir l’Italie de l’euro. La question est de savoir comment l’Union européenne y répondra. Va-t-elle expulser l’Italie de l’euro parce qu’elle enfreint les règles ? L’euro freine la croissance et creuse l’écart entre les États membres riches et pauvres. Cela engendre des sentiments d’hostilité. Regardez l’Italie.

Partout dans le monde occidental, nous assistons à la montée des partis d’extrême droite et des partis populistes.

C’est fort lié à l’économie, au processus de désindustrialisation où de nombreuses personnes ont été laissées pour compte. Et avec la fausse promesse que la mondialisation profiterait à tous. Mais ce n’est pas seulement l’économie. Prenons l’exemple de la Pologne, l’une des économies les plus prospères d’Europe de l’Est, où un fort mouvement populiste a émergé. Je pense que c’est lié aussi à une transformation sociale majeure, de rurale à urbaine, de conservatrice à plus libérale. C’est sans aucun doute une menace pour beaucoup de gens qui voient leur ordre mondial chamboulé. Mais si nous avions eu une meilleure gestion économique, la tourmente sociale aurait été plus facile à contrôler.

Selon certains penseurs, le capitalisme est dans sa phase finale. Le système est épuisé, pas seulement en raison des limites des ressources naturelles. Qu’en pensez-vous?

Le terme capitalisme n’a pas de sens univoque. Je crois qu’une économie où les marchés, les gouvernements et les mouvements citoyens jouent un rôle sera notre avenir. Dans mon nouveau livre People, Power and Profits, je l’appelle le capitalisme progressiste. Je ne pense pas que l’ancienne forme de capitalisme ait un avenir. Le capitalisme progressiste oui, car celui-ci comprend au moins qu’il y a des limites aux ressources naturelles.

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