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La géopolitique en 2030: Pékin et stress

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

De puissance économique, la Chine s’est muée en un acteur politique international incontournable et redouté. Le repli égotiste des Etats-Unis et la frilosité récurrente de l’Europe l’y ont aidé.

S’il est encore nécessaire de démontrer l’influence politique de la Chine à l’entame de 2030, l’exercice du droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies en fournit une implacable illustration : entre 2020 et fin 2029, elle s’est opposée à 45 reprises à des résolutions qu’elle jugeait nuisibles à ses intérêts, soit près de quatre fois plus que les 12 vetos auxquels elle avait eu recours entre 1997, date de son premier refus, et 2019. Sans surprise, les théâtres asiatique et africain ont alimenté l’essentiel des prérogatives chinoises.

Cette évolution était prévisible. Elle avait même été prévue en 2020 par Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCLouvain :  » Il est dans la logique d’un Etat qui devient une puissance économique de la traduire en termes politiques. La croissance de la Chine requiert de très gros besoins en matières premières. Pour assurer l’accès à celles-ci et leur importation, Pékin doit sécuriser les circuits d’approvisionnement. Ce processus implique de développer sa force militaire, notamment maritime.  » La Chine n’a pas pour autant développé de réelle ambition hégémonique, en vertu sans doute de ce constat dressé par la sinologue Sophie Boisseau du Rocher dans son livre La Chine e(s)t le monde (Odile Jacob, 2019, 300 p.) :  » Il n’y a pas d’universalisme chinois parce que, dans l’entendement des dirigeants de l’empire du Milieu, l’universalité est chinoise.  »

La croissance de la Chine requiert de très gros besoins.

Depuis dix ans donc, la diplomatie chinoise sert strictement les intérêts économiques du pays et son statut de puissance régionale. Et si, malgré pareille retenue, cette stratégie s’est opposée à celle d’une Amérique qui a privilégié le repli intérieur depuis les mandats de Barack Obama puis de Donald Trump, c’est uniquement parce que les Etats-Unis avaient tout de même tablé sur le maintien d’une position de force dans la zone Pacifique. Or, c’est désormais l’autre grande puissance mondiale qui fait la loi en mer de Chine. En revanche, dans ce qui est devenu son pré carré, cette source inépuisable de matières premières qu’est l’Afrique, la Chine exerce sa prédominance sans concurrence depuis le retrait des troupes américaines de la région au début des années 2020 et la désaffection des pays africains à l’endroit des Européens, frappés de discrédit pour avoir trop longtemps voulu perpétuer leur politique paternaliste.

Tout juste les autorités chinoises ont-elles toléré l’intervention, à partir de 2023, d’une force coordonnée de l’Union européenne, enfin intervenue en appui de la France, pour éviter une islamisation complète de la zone du Sahara-Sahel après les menaces de conquête de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, à l’automne 2022 par un groupe djihadiste affilié à feu Daech. Dans ce dossier, l’avertissement, il y a dix ans, de Michel Liégeois, bien que prémonitoire, aura tardé à être entendu par une Union européenne jusqu’alors désespérément dépourvue de stratégie étrangère commune.  » L’impact de la sécurité dans la région du Sahara et du Sahel est immédiat pour l’Europe en raison des flux migratoires qui en proviennent (lire l’encadré), de la violence islamiste qui y prospère et de la menace sur l’accès aux matières premières qu’elle recèle. Le sort de ce territoire va se jouer dans les deux ou trois années qui viennent « , prédisait le professeur de l’UCLouvain début 2020, s’inquiétant des risques que ferait courir l’installation d’un nouveau califat pour la sécurité de l’Europe.

Croissance et absence de démocratie

Voici une décennie, les plus sceptiques des observateurs s’interrogeaient sur la pérennité du  » modèle  » chinois. Ce pays immense allait-il réussir à conjuguer développement économique, émergence d’une classe moyenne et absence de démocratie ? Pourrait-il relever les défis de la protection de l’environnement et de la cohésion sociale ? Michel Liégeois en avait déjà évalué les enjeux.  » Jusqu’à l’aube de 2020, les autorités chinoises se sont révélées très habiles dans leur manière de gérer la croissance du pays. Elles ont évité les écueils les plus dangereux, d’une part, la soutenabilité du modèle de développement sur un territoire où, étant donné sa superficie, tout problème, comme la pollution ou la transition énergétique, prend une dimension colossale, d’autre part, la cohésion sociale menacée par l’accroissement des inégalités entres les classes sociales qui profitent de la mondialisation et celles qui la subissent, entre les populations urbaines et rurales, analysait le spécialiste de l’UCLouvain.  » Si, à un moment donné, en raison d’un déficit d’efficacité, les conséquences indésirables de la croissance échappent aux autorités, si les réformes structurelles requises pour y faire face tardent à être mises en place, des catastrophes pourraient avoir lieu « , avertissait-il tout en reconnaissant au régime de Pékin la faculté d’entretenir le débat… à l’intérieur du Parti communiste. Si le régime a effectivement semblé vaciller à plusieurs reprises durant cette dernière décennie (lors des vastes émeutes sociales de la Chine périphérique, après la catastrophe dans le coeur d’une centrale nucléaire vétuste dont la fermeture avait été différée et à la suite des pressions économiques internationales en faveur des musulmans ouïghours et contre l’extension du système de crédit social), il a néanmoins poursuivi son bond en avant avec la placidité des Etats sûrs de leur destin.

La ruée vers l’Europe n’a pas eu lieu

Au début des années 2020, deux théories s’affrontent sur les prédictions en matière de migrations. Celle portée par l’ancien journaliste de Libération Stephen Smith dans son livre La Ruée vers l’Europe (Grasset, 2018, 272 p.) qui annonce un accroissement spectaculaire des déplacements des jeunes Africains vers l’Europe, et celle de François Gemenne, professeur à l’ULiège et à Sciences Po Paris, qui, fort du constat que 72 % des migrations d’Afrique sont alors intracontinentales, soutient que l’émigration vers le Vieux Continent est un luxe réservé à une minorité. Dix ans plus tard, force est de constater que le scénario du second a prévalu. Comme il le supputait, le monde a évolué vers des espaces de libre circulation régionaux sur le modèle européen du système Schengen (Afrique de l’Ouest, de l’Est, Amérique du Nord, Mercosur…) et les mouvements de populations entre ces grandes régions ont diminué. Le dérèglement climatique est devenu une cause majeure de migrations. Mais la suggestion émise en 2020 par François Gemenne de dépasser la catégorisation en migrants politiques, économiques et climatiques pour réinventer un processus d’accueil est loin d’être concrétisée. La tendance à la fermeture des frontières amorcée à la fin de la décennie 2010 s’est en effet accentuée, y compris en Europe.

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