« La France n’a pas besoin de brandir son ‘French way of life' »
Jean-Yves Pranchère est français, et professeur au Département de science politique à l’ULB. Au centre de Théorie politique de l’université bruxelloise, il étudie notamment la pensée contre-révolutionnaire et celle des Lumières. Autant de raisons qui rendent son éclairage indispensable.
LeVif : De « la guerre impitoyable » contre « l’abomination commise par des barbares » annoncée vendredi soir par François Hollande à la « guerre de civilisations » qu’évoquait Manuel Valls, la classe politique française prendrait-elle un tournant réactionnaire ?
Jean-Yves Pranchère : C’est une question qu’il est trop tôt pour trancher. Nous sommes encore tous pris dans le vertige de tristesse et d’indignation qui nous a saisis vendredi. L’obligation de faire face à l’événement, alors que nous manquons encore d’informations, crée une pression qui pousse aux dérapages. Il faut voir dans quelles décisions concrètes vont se prolonger les discours qui, pour le moment, visent surtout à manifester une attitude de courage et de résolution. Mais toute situation de crise comporte des risques et il y a évidemment le risque qu’une rhétorique mal contrôlée n’active des schèmes idéologiques délétères. David Van Reybrouck vient d’en faire le reproche à Hollande dans une lettre ouverte (« Vous êtes tombé dans le piège, monsieur le Président ») qui dénonce à juste titre le danger de la rhétorique vague de la « guerre contre le terrorisme » utilisée par George W. Bush à l’époque de la deuxième guerre d’Irak, avec les résultats que l’on sait et qui ont joué un rôle dans la production de la situation présente. Il reste que David Van Reybrouck, me semble-t-il, sous-estime le fait que Daesh est bel et bien un acteur militaire qui mène une guerre afin d’exister comme Etat — et est déjà, de fait, un quasi-Etat régentant un territoire.
Il est dès lors difficile d’éviter de parler de guerre et de prétendre que la lutte contre Daesh relève uniquement de la police.
Rappelons d’ailleurs que la police est une institution par définition permanente, tandis qu’une guerre doit avoir une fin. Le véritable danger ne me semble pas être dans l’usage du terme de « guerre », mais dans son usage indéfini ou en renvoi à un ennemi indéfini. S’il y a guerre, la vraie question est celle des objectifs et des moyens de cette guerre. En vue de quelle paix mène-t-on la guerre, et selon quels moyens adéquats à ce but ? Moyens qui ne peuvent pas être seulement militaires, mais doivent être aussi diplomatiques et économiques, et supposent en tous les cas une pensée stratégique et politique. Il faut espérer que l’intelligence politique et, avec elle, les libertés publiques ne seront pas sacrifiées à une esbroufe sécuritaire, d’efficacité douteuse, mais médiatiquement payante.
Les réactions politiques sont beaucoup plus guerrières qu’en janvier…
C’est d’abord dû au nouveau palier de violence franchi par les actions terroristes. En janvier, il s’agissait d’actions terroristes ciblées. Ici, tout semble indiquer qu’il s’agit d’actions conçues par Daesh comme des actions de guerre, comme des sortes d’équivalents artisanaux et terrestres d’opérations de bombardements aériens. Cela étant, la rhétorique guerrière comporte des pièges redoutables si elle se formule dans les termes d’une « guerre de civilisation » ou dans ceux, encore plus inappropriés, d’une « guerre totale » (selon l’expression utilisée par Nicolas Sarkozy). Rappelons que la « guerre totale » implique que toute la société soit en guerre et qu’il n’y ait plus de différence entre combattant et non-combattant : c’est exactement, dans la lutte contre Daesh, ce que nous refusons. C’est sans doute le véritable piège à éviter : ce n’est pas parce que Daesh entend mener une guerre de religion que nous devons accepter ce terrain qui n’est en aucun cas le nôtre. Il ne s’agit pas de mener une guerre de religion, il s’agit de refuser la guerre de religion que veut imposer Daesh. Le refus que nous opposons à Daesh se fonde sur la conviction de l’égalité des libertés de conscience, ou sur le droit qu’à chacun de choisir son propre mode de vie dans l’espace de l’égalité des libertés. La notion de « civilisation » a ici le défaut d’être trop large : elle recouvre des principes et des pratiques de niveaux très différents et ses limites sont trop indistinctes. On pourrait soutenir, par exemple, que la pollution automobile ou la destruction des sources d’énergie fossiles font partie de la « civilisation occidentale ». Il ne faut pas diluer les principes — indissociables — d’égalité et de liberté dans une notion trop vague qui pourrait être retournée contre ces principes et servir de justification à des régressions autoritaires.
On brandit justement l’étendard de la France légère et grivoise, celle des Lumières et des libertins, tout en prônant des dispositifs très restrictifs des libertés civiles sur le plan intérieur, et accentuant les bombardements à l’extérieur. Un paradoxe ?
Qui est ce « on » ? Il faut distinguer les réactions légitimes de la société civile, affirmant sa liberté par des manifestations de toute sorte, et les mesures prises par les pouvoirs publics qui appellent l’examen rationnel et la délibération démocratique. Le « nous » qui s’oppose aux terroristes n’a pas à être un « nous » homogène et il n’a pas à être acritique envers les pouvoirs publics : c’est le nous multiple de ceux qui n’ont pas forcément les mêmes modes de vie mais qui ont en commun le partage d’un même espace public fondé sur une règle d’égalité et de liberté. Le « French way of life », c’est aussi bien la débauche de Rabelais que l’austérité de Calvin, le scepticisme de Montaigne que la foi de Pascal, le sarcasme de Voltaire que le spleen de Baudelaire. Ce n’est pas une identité, mais un mode de coexistence d’identités qui sont d’ailleurs en elles-mêmes multiples et ne relèvent jamais d’une seule appartenance. Les buveurs font très bien d’affirmer leur droit à boire et d’afficher leur fierté de leur culture du vin. Mais au niveau politique, l’Etat doit seulement prendre soin que chacun puisse vivre comme il l’entend, le libertin en libertin, la bonne soeur catholique en bonne soeur catholique. La liberté des identités dans le cadre de l’Etat de droit et de l’égalité démocratique n’est pas un principe identitaire. Le « commun » qui nous rassemble n’est pas une identité.
Comment peut-on qualifier la rhétorique et la philosophie politique de l’Etat islamique ? Serait-elle à la fois réactionnaire dans son idéal et révolutionnaire dans sa pratique ?
Je n’en suis pas un spécialiste, mon domaine étant l’histoire des idées dans la suite des Lumières et de leurs critiques. Mais, au vu de la fascination que son discours peut exercer sur des jeunes occidentaux en déshérence qui n’ont aucune inscription dans une des traditions musulmanes, Daesh semble en effet mobiliser des affects à la fois réactionnaires et révolutionnaires. Dès lors qu’il n’est qu’une réponse à des frustrations, le fantasme d’une origine pure à laquelle il faudrait revenir (fantasme qu’on peut dire « réactionnaire ») a pour contenu réel, non pas le maintien ou le développement d’une tradition (qui suppose le filtrage rationnel de l’héritage), mais une haine purement réactive envers la « modernité ». On accuse la modernité d’être nihiliste au motif qu’elle oublierait Dieu. Mais la modernité est d’abord une armature morale universaliste et égalitaire. La haine de la modernité, dès lors, procède de l’affect le plus nihiliste qui soit : une pulsion de mort qui, même si elle se projette dans un idéal médiéval, n’exprime pas un désir d’ordre ou d’harmonie communautaire ; au contraire, elle veut détruire les tissus complexes du sens commun démocratique dans un rêve d’apocalypse.
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