Fethi Benslama est psychanalyste et professeur à l'Université Paris Diderot. © E.Marchadour

« La femme est un des éléments de la crise du monde musulman »

Laurence D'Hondt
Laurence D'Hondt Journaliste

Fethi Benslama est psychanalyste et professeur à l’Université Paris Diderot. Confrontant psychanalyse et Islam, il invente le mot de  » surmusulman « , analyse le paradis en Islam comme le lieu d’une jouissance masculine sans limites et raconte comment la fatwa de la tétée doit entraver le désir entre collègues de sexes opposés. Une analyse éclairante sur la psychologie de l’islamisme.

Vous êtes l’auteur de ce néologisme, le surmusulman. Un néologisme qui est à la croisée de la psychanalyse et de l’Islam. Pouvez-vous expliquer ce que vous comprenez par ce mot ?

Fethi Benslama : Le surmusulman est un mot qui m’est apparu au croisement de mon travail dans la banlieue de Paris où je reçois des jeunes que l’on dit radicalisés et de mon travail sur la psychologie en Islam. Une conjonction historique déterminée, -l’effondrement de l’Empire ottoman, la création de la Turquie, premier Etat laïc dans le monde musulman et l’apparition de l’idéologie islamiste des frères musulmans en 1928- a fait en sorte que la religion devienne un puissant moyen d’affirmation identitaire. Le surmusulman est une figure produite par un siècle d’islamisme qui a répandu l’idée que l’Islam est menacé à plusieurs niveaux : par l’Occident dominant, par la modernité et sa sécularisation et par les musulmans sécularisés. On n’en parle pas assez, mais les musulmans, surtout ceux vivant en Europe, se sécularisent à toute allure. Le surmusulman est celui qui affirme dans la contrainte qu’il exerce contre lui même, son identité musulmane. En fait, il se sent coupable dans son propre regard de contribuer à l’effondrement de sa civilisation.

Vous parlez de la radicalisation comme symptôme. Pouvez-vous expliquer ?

Dans « radicalisation », il y a le mot « radical », qui signifie la racine. Les radicalisés cherchent un ancrage, car ils se sentent déracinés. Ici en l’occurrence, la radicalisation est la manifestation d’un conflit entre le monde moderne et la personne. La solution à ce conflit consiste pour le radicalisé à montrer une identité très forte qui inspire la crainte et va apporter une certaine jouissance. La radicalisation est donc une sorte de traitement apportée à une singularité que le sujet n’arrive pas à vivre et qu’il va déléguer à Dieu.

L’idée de pureté du djihadiste s’accompagne d’une forme de « répudiation de la vie », selon vos termes. Quelle est la vie qui est ainsi rejetée ?

-Le monde d’ici bas est pour les islamistes, un monde d’épreuves qui doit être surmonté pour accéder au paradis, le paradis étant le lieu d’une jouissance absolue. Il s’agit donc d’un mouvement mortifère qui rejette la vie ici bas pour préférer la mort.

Le paradis en Islam est habité par l’image des 72 vierges qui attendent le martyr qui se fait exploser au sein d’une foule d’innocents. N’est-ce pas une image qui encourage l’homme à choisir la mort ?

Le paradis musulman est décrit comme un lieu de plaisirs infinis pour les hommes. La jouissance corporelle et spirituelle s’y entremêle. La sexualité y occupe une place de première importance, dont la promesse d’un grand nombre de femmes vierges. Quant aux femmes, si elles ne sont pas exclues du paradis, il existe peu de précisions concernant leurs plaisirs. Leur lot est plutôt celui d’une béatitude désincarnée. L’Islam confère dans l’au-delà le privilège qu’il accorde aux hommes dans la vie. Il entretient l’imaginaire phallique d’un lieu de jouissance absolue pour eux, autrement dit sans loi, donc sans péché.

Quel est le message que ce paradis envoie aux croyants ?

-Cette promesse de jouissance absolue dans l’au-delà a, à mon sens, deux fonctions. La première est de soutenir la virilité des hommes et les aider au passage à l’acte, soit à la mort. La seconde est de les inciter à sacrifier une part de leurs pulsions dans le bas monde, dans l’espoir d’obtenir une compensation totale dans l’autre monde. Cette espérance les conduit à accepter la mort, car la mort est l’accès à un triomphe total sur l’ennemi extérieur, mais aussi l’ennemi intérieur de l’homme : son surmoi, cette instance qui surveille, qui critique, qui contraint, source de la morale et de la culpabilité, et qui peut être d’une grande cruauté. On voit donc comment le paradis des hommes dans l’islam a pour fonction le soutien du surmoi masculin. C’est pourquoi il est dans la logique du surmusulman.

Vous sous-entendez donc que la mort devient une finalité ?

-Avant de se tuer, le sujet s’est déjà fait mourir intérieurement. La personne est vivante, mais elle est déjà morte comme sujet. Dès lors, la limite entre la vie et la mort est brouillée et le passage à l’acte devient plus facile. Il y a eu un détournement de la conception du martyr par l’islamisme : il n’y est plus un combattant engagé pour une cause, mais il privilégie son désir de mourir. Il y a beaucoup de testaments de djihadistes qui attestent de cet état d’esprit. Notons que dans la tradition chrétienne, le martyr est à l’opposé de la figure du martyr musulman: il est celui qui subit la mort sans prendre les armes.

Vous parlez de la « fatwa folie ». Vous parlez plus précisément de la fatwa de la tétée. Pouvez-vous expliquer ?

-La fatwa folie correspond à l’une des grandes visées de l’islamisme qui est de reprendre le contrôle de la vie pulsionnelle que la tradition ne contrôle plus suffisamment. Un des éléments de la crise du monde musulman est la femme. Les femmes ont toujours été enfermées dans les maisons. Leur présence aujourd’hui notamment sur les lieux de travail, est perçue comme un des vecteurs de la subversion qui a eu lieu dans le monde musulman. C’est pourquoi beaucoup de femmes choisissent de mettre le voile : pour se laver du reproche d’être un agent qui détruit la tradition et l’Islam. La fatwa de la tétée montre l’affolement des théologiens devant l’arrivée d’un monde où hommes et femmes se côtoient : la haute autorité d’Al Azhar en Egypte a émis une fatwa en 2007 qui veut que si une femme donne la tétée à un homme, celui-ci devient son fils. Donc les théologiens ont proposé que sur les lieux de travail, les femmes donnent la tétée aux collègues masculins pour établir artificiellement un lien de sang. Ainsi, pensent les théologiens, en introduisant le tabou de l’inceste, il ne peut y avoir de relation sexuelle ! Cela a fait l’objet de beaucoup de sarcasmes en Egypte. Il y a certainement eu quelques tentatives d’applications, mais cette fatwa démontre davantage l’affolement des théologiens qu’une réelle capacité à contrer la mixité et le monde moderne.

*Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman, seuil, 148 pages, 15 Euros.

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