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La Corse, l’île aux récits mystérieux

Virginie Skrzyniarz Journaliste

De nombreux héros ont écrit la légende de la Corse. Sans oublier l’imaginaire religieux, les rochers évocateurs, les récits mystérieux et tous ces mythes et croyances à l’origine obscure qui ont façonné son âme.

La Corse et ses croyances obscures

De nombreux héros ont écrit la légende de la Corse. Sans oublier l’imaginaire religieux, les rochers évocateurs, les récits mystérieux et tous ces mythes et croyances à l’origine obscure qui ont façonné son âme.

Sylvie Casalta s’en souvient comme si c’était hier… Un matin frais et ensoleillé d’avril, alors que la guide-conférencière accompagne un groupe de touristes dans le dédale des rues de Bastia, une mendiante s’approche d’elle sur la place du Marché. Concentrée sur sa présentation des produits régionaux, Sylvie la repousse d’un geste machinal de la main. Son regard croise celui de l’indigente et, en une fraction de seconde,… elle comprend. Quelques heures plus tard, son pressentiment se confirme: migraine, nausées et sensation de torpeur… La jeune femme connaît bien les symptômes de l’ochju (le mauvais oeil).

Par chance, elle sait aussi comment y remédier. La quadragénaire décroche son téléphone et appelle aussitôt sa grand-mère. Une heure plus tard, la voici qui arrive dans le village de Linguizetta, où réside l’aïeule. Du haut de ses 95 printemps, Minicola est une signadora (celle qui signe). Comme sa propre grand-mère, qui, selon la tradition, lui a transmis oralement le savoir un soir de la veillée de Noël, à minuit sonnant, la vieille dame a le don d’exorciser le mauvais sort. Minicola allume une bougie, remplit une assiette creuse d’eau et, tout en récitant une prière à voix basse, fait des signes de croix au-dessus du récipient. Avec le petit doigt, elle jette ensuite trois gouttes d’huile qui, aussitôt, s’étalent. Le verdict tombe: Sylvie est innuchjata (victime du mauvais oeil). Minicola recommence le rituel une fois, deux fois… A la troisième, les gouttes se figent à la surface de l’eau. Sa petite-fille est alors délivrée du mal.

Au-delà des clichés

« Loin d’être une pratique folklorique désuète, la signature du mauvais oeil est une coutume très répandue en Corse, explique Jean-Claude Rogliano, écrivain régionaliste. Si le maléfice est désigné différemment d’une région à l’autre – ochju au Cap Corse, ghiustrata en Balagne, acciaccatura dans le Sud, innuchjatura un peu partout – et si le cérémonial de désenvoûtement comprend de nombreuses variantes, les grandes lignes restent identiques d’un bout à l’autre de l’île. »

La Corse est une terre qui fait fantasmer le monde entier depuis des siècles. Ulysse aurait abordé ses rivages (les érudits ont reconnu dans la description d’Homère les bouches de Bonifacio) et des hommes célèbres y seraient nés: Napoléon (une certitude!), mais aussi, peut-être, Christophe Colomb et… Dom Juan. Des personnages mythiques – Colomba, héroïne imaginée par Prosper Mérimée, à la tête d’une des plus sanglantes vendettas de l’histoire de l’île – et des bandits célèbres, réels ou imaginaires, ont également forgé la légende du lieu. Mais la Corse, c’est aussi un peuple. Qu’ils le veuillent ou non, ses habitants ne sont pas des gens comme les autres. Au-delà des clichés, il existe une âme corse, façonnée par une mémoire îlienne, dans laquelle les insulaires (certes, pas tous, mais une majorité) se retrouvent toujours.

Ancrée au tréfonds de cette âme, il y a la foi chrétienne. « La quasi-totalité de la population de l’île est de confession catholique. Si, à l’instar de leurs voisins du continent, les Corses désertent aujourd’hui massivement l’office dominical, il n’en demeure pas moins que la religion continue de guider leur vie quotidienne », poursuit l’écrivain. Sur l’île de Beauté, on ne fait aucun projet d’avenir sans le ponctuer de « si Diu vole » (si Dieu le veut) et les pèlerins sont encore légion, le 8 septembre, à rejoindre le sanctuaire de Lavasina, le Lourdes local.

Outre la Vierge Marie, les Corses vénèrent plusieurs saints. Sainte Dévote et sainte Julie ont même été déclarées patronnes de l’île. Si un enfant tombe gravement malade, on le voue à saint Antoine. Sainte Lucie, elle, guérit les maladies des yeux et saint Pancrace, les rhumatismes. Chaque début d’automne, c’est une foule de vignerons qui se pressent à Patrimonio (région de Nebbio) pour rendre hommage à saint Martin, saint, par excellence, de l’abondance. Quant aux marins et pêcheurs, ils continuent de porter au mois de mai la statue de saint Erasme en procession jusqu’aux ports pour y bénir leurs barques.

Mais le Corse conserve aussi en lui d’antiques croyances, venues de la profondeur des temps, que la religion chrétienne n’a pas réussi à effacer et qu’elle a dû intégrer. Prières secrètes, rituels codés, gestes symboliques se sont transmis oralement, souvent en génération alternée, des grands-parents aux petits-enfants. Tout comme la façon d’envisager le monde.

Les pratiques symboliques corses reposent ainsi sur la certitude que de puissants liens unissent les êtres et engendrent de multiples interactions. Certains individus ont, par exemple, le don de guérir. D’autres personnes savent lire l’avenir dans le crépitement du feu ou la coquille d’un oeuf. Une grande partie de la population de l’île en est toujours persuadée: le destin de chacun est écrit d’avance.

Le visible et l’invisible

Dans la conduite de leur vie, les Corses sont surtout guidés par le sentiment que ce qu’ils voient (le visible) se double d’une face invisible, mais déterminante. Du coup, ils sont méfiants, persuadés que les personnes heureuses et chanceuses dégagent une énergie positive convoitée par l’oeil du jaloux.

Le touriste qui visite l’île en fait rapidement le constat: les boutiques de souvenirs corses regorgent d’amulettes et d’objets au potentiel magique. Afin d’éloigner le mal, on porte ici en pendentif l’oeil de sainte Lucie, une médaille bénite, ou de la catochite, cette pierre dite miraculeuse jadis utilisée par les mages. Il n’est pas rare de voir un Corse glisser dans sa voiture, ou sous son lit, un sachet rempli de gros sel, connu pour son rôle immensément protecteur, ou encore de placer un oeuf (pondu le jeudi de l’Ascension) dans sa maison pour la mettre à l’abri des incendies. Certes, ces pratiques peuvent faire sourire le profane. Mais si elles ne concernent pas toute la population de l’île, elles sont cependant loin d’être exceptionnelles.

On l’a souligné: le Corse est super-stitieux. « Il ne commence ni ne termine jamais une tâche le lundi ou le vendredi (deux jours éminemment néfastes) et ne passe pas à proximité d’un cimetière ou d’une fontaine la nuit, sous peine d’être atteint par l’imbuscada, un sortilège lancé par les esprits hostiles des morts, confirme Jean-Jacques Andreani, auteur de nombreux ouvrages sur le patrimoine insulaire. Il ne pose pas non plus un pain à l’envers sur une table, en souvenir de la miche réservée au bourreau les jours d’exécution que le boulanger retournait sur son présentoir pour mieux l’identifier. »

La nature, elle-même, est source de suspicion. L’île de Beauté est la région qui compte le plus de dolmens et de menhirs en Europe. Quelque 500 spécimens ont été mis au jour, dont près de la moitié sur le site de Filitosa, dans la commune de Sollacaro. Certains représentent des visages humains, d’autres des guerriers armés. Mais la tradition populaire s’est dépêchée d’oublier les véritables origines de ces constructions pour les relier à des forces occultes. Dans le sud de l’île, le dolmen de Funtanaccia est appelé « stazzona del diavolo » (la forge du diable), et les deux menhirs U Frate et A Sora (le frère et la soeur) de Sartène seraient les corps d’un moine et d’une religieuse pétrifiés pour avoir eu une liaison.

La plus grosse crainte de l’insulaire reste pourtant la mort. On a peine à imaginer la quantité de rituels qui entourent ce moment. Lors du décès d’un proche, on ouvre encore souvent la fenêtre pour que l’âme puisse s’échapper du domicile, mais on couvre les miroirs pour éviter qu’elle ne soit terrifiée si jamais elle venait à rencontrer son reflet. Gare à celui qui croiserait sur sa route une connaissance suivie d’une finzione (une apparition), autrement dit son double qui se dirige déjà vers la mort. Le pire étant néanmoins de se savoir présent dans un rêve de mazzeri. Ces hommes et femmes – des « chasseurs d’âmes », selon l’expression de la Britannique Dorothy Carrington, pionnière de l’ethnologie en Corse – errent la nuit de manière onirique et tuent en chemin à coups de hache des animaux qui portent le visage de personnes condamnées à mourir prochainement. S’il faut choisir parmi toutes ces malédictions, mieux vaut sans doute alors croiser le mauvais oeil…

Nos remerciements à Jean-Jacques Andreani, Jean-Marc Olivesi, Jean-Claude Rogliano et Janine Serafini pour leur aide précieuse, ainsi que l’office de tourisme de Bastia et, notamment, Josian Calloni.

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