A Paris, le 1er mai 1945. © belgaimage

« Il faut enseigner le processus politique qui a conduit à la Shoah »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pourquoi des années d’enseignement du génocide des juifs n’ont-elles pas fait reculer l’antisémitisme ? Enseignant dans des quartiers difficiles, Iannis Roder a été confronté à ce constat. Auteur de Sortir de l’ère victimaire, il prône d’étudier les ressorts idéologiques plutôt que d’en rester à la traditionnelle vision compassionnelle, septante-cinq ans après la libération des camps.

 » L’émergence de la mémoire de la Shoah et sa centralité ne semblent paradoxalement pas avoir empêché ni le retour de l’antisémitisme ni la remise en cause de notre modèle « , écrivez-vous (1). Comment l’expliquez-vous ?

On a essentiellement abordé la Shoah dans un sens moralisant, victimaire, avec l’intention louable de montrer les conséquences du crime afin de donner corps au slogan  » Plus jamais ça ! « . On n’a pas réfléchi à l’aspect politique de la question. On en a retenu la souffrance, la douleur, pas le processus politique qui a mené au génocide, ni l’idéologie des bourreaux. Le nazisme est devenu une sorte de mal absolu dont on ne savait pas grand-chose, voire rien du tout, si ce n’est la haine antisémite, que l’on n’a pas forcément analysée non plus dans les termes adéquats. Ainsi, son histoire est ignorée. Résultat : l’antisémitisme est à nouveau virulent et se retourne contre Israël, pointé du doigt au nom même de la Shoah. On est dans la confusion la plus totale. Si vous vous placez sur un plan moral, toutes les souffrances se valent. Du coup, il n’y a plus de raison de parler de tel ou tel phénomène plutôt que d’un autre. Et vous encouragez une forme de concurrence victimaire.

Dans nos sociétés très sécularisées, on peine à comprendre la force que procure la croyance.

Cela signifie-t-il qu’il faudrait davantage expliquer en quoi le nazisme était une atteinte à la démocratie ?

Non, pas nécessairement. Il faut d’abord insister sur la centralité de l’antisémitisme dans la vision du monde des nazis et montrer qu’il relevait d’un système de croyances auquel ils adhéraient totalement. Dans nos sociétés très sécularisées, on peine à comprendre la force que procure la croyance et le sens qu’elle peut donner à des existences. Il faut travailler sur cette thématique pour expliquer que l’engagement des jeunes dans le djihadisme a des précédents historiques et que le système démocratique est le rempart contre les violences de ce type.

Faut-il élargir l’enseignement de l’histoire de la Shoah aux autres génocides ?

Bien sûr, mais en n’oubliant jamais que chaque crime de masse s’inscrit dans un contexte qui lui est propre. Il faut comparer pour mieux singulariser. Ensuite, il convient d’étudier ces génocides en tant que phénomènes historiques pour démontrer que, comme ils sont déjà advenus à plusieurs reprises, ils peuvent encore arriver.

Il n’y aurait donc pas, via cette nouvelle pédagogie, de risque d’occulter la spécificité de la Shoah ?

Pas du tout. La spécificité de la Shoah réside dans la dimension planétaire du génocide imaginée par les nazis. Le Hutu Power voulait éradiquer totalement de la surface du Rwanda la population tutsie. Les nazis, eux, voulaient éliminer les juifs de la surface de la Terre. Il ne s’agit pas de banaliser la dimension particulière de la Shoah. Il s’agit de sortir de l’idée que le génocide est une question qui ne concerne que les juifs.

En quoi le développement des réseaux sociaux complique- t-il la tâche du professeur dans l’enseignement de la Shoah ?

De fait, les réseaux sociaux sont des prescripteurs de savoirs. De fait, la légitimité de la parole enseignante peut être remise en cause par des informations qu’ils véhiculent. Le problème réside dans la formation des élèves qui peuvent prendre parfois pour argent comptant les propos qu’ils entendent ou les vidéos qu’ils visionnent. Mais il faut aussi que le professeur soit bien outillé intellectuellement pour pouvoir expliquer sur quelles sources il se base pour parler, quels sont les historiens sur lesquels il s’est appuyé pour préparer son cours. C’est une question de méthode et d’apprentissage. Il n’est pas normal que les élèves mettent en doute la légitimité de l’enseignant. Il est compréhensible qu’ils le questionnent.

Manifestation de militants proarmes et de suprémacistes blancs à Richmond en Virginie, aux Etats-Unis, le lundi 20 janvier. Iannis Roder appelle à prendre au sérieux le discours de gens qui nous paraissent fous.
Manifestation de militants proarmes et de suprémacistes blancs à Richmond en Virginie, aux Etats-Unis, le lundi 20 janvier. Iannis Roder appelle à prendre au sérieux le discours de gens qui nous paraissent fous.© Michael Nigro/belgaimage

Les visites scolaires à Auschwitz sont-elles encore utiles ? Et si oui, selon quelles modalités ?

Les visites sont utiles dans le sens où nombre d’élèves ont du mal à se représenter ce que pouvait être un lieu comme Auschwitz. Néanmoins, quand on va à Auschwitz, en réalité, je pense notamment au site de Birkenau, il n’y a pas grand-chose à voir ; il y a tout à comprendre. Mais pour atteindre cet objectif, il faut être bien encadré et avoir beaucoup travaillé en amont avec les élèves pour leur donner la vision correcte de l’espace dans lequel ils se trouvent. Donc, oui à un voyage scolaire pour réfléchir sur ce qu’a été un centre de mise à mort, sur ce que les nazis ont réussi à mettre en place, sur cette idée qui a germé dans l’esprit d’êtres humains de créer des abattoirs pour d’autres êtres humains…

Est-ce la raison pour laquelle vous insistez pour bien nommer les choses ? Pour laquelle vous parlez de centre de mise à mort ?

Exactement. Le langage est extrêmement important. Les nazis l’avaient compris. Ne pas employer les mots adéquats pour désigner notamment les espaces pose problème. Aujourd’hui, vous entendez très souvent que les juifs ont été envoyés dans les camps de concentration. Non, les juifs n’étaient pas envoyés dans des camps de concentration mais dans des usines de fabrication de cadavres. Dans des centres de mise à mort, personne ne campe, on y assassine des vies.

(1) Sortir de l'ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, par Iannis Roder, Odile Jacob, 224 p.
(1) Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, par Iannis Roder, Odile Jacob, 224 p.

Le moment va venir où il n’y aura plus de survivant de la Shoah. L’absence de leur témoignage va- t-elle compliquer la transmission de la mémoire ?

Je ne pense pas que la disparition des derniers survivants d’Auschwitz soit un écueil à la compréhension de ce qu’a été la Shoah. Elle va en revanche provoquer un manque aux générations futures par le contact humain et l’émotion qui se dégageaient de ces rencontres. En réalité, les témoins survivants d’Auschwitz n’aidaient pas tellement les élèves à comprendre le crime parce que leur vécu était très spécifique. Ils faisaient partie d’une infime minorité de personnes qui avaient pu rentrer dans un camp de concentration et y avaient survécu. Ils témoignaient néanmoins de ce qu’a été la condition des juifs en Europe à cette époque et la véritable chasse à l’homme à laquelle se sont livrés les nazis. On exprimait la même crainte au moment de l’extinction des poilus de la Première Guerre mondiale. Il n’y aurait plus personne pour parler de l’expérience du champ de bataille. Or, on se rend compte aujourd’hui que l’on enseigne très bien l’histoire de la Grande Guerre.

L’étude du nazisme devrait nous aider à comprendre ce que disent les suprémacistes et les islamistes.

Craignez-vous le retour d’un totalitarisme du type du nazisme ?

Quand j’évoque cette hypothèse, je pense en priorité à deux phénomènes. Quand vous analysez les discours des islamistes, quelqu’un pourrait se dire que ces gens sont complètement dingues. Sauf qu’ils ne le sont pas. La preuve, ils passent à l’acte. Ils ont tué plus de 200 personnes en France. Ils tiennent des discours de type idéologique qui font système. Un système de croyances auxquelles ils adhèrent. La dimension paranoïaque y est très importante et elle génère chez eux de l’angoisse. Plus celle-ci est forte, plus le passage à l’acte est meurtrier. On retrouve la même attitude chez les nazis. C’est d’abord cela qui m’inquiète : ne pas prendre au sérieux ceux qui tiennent ces discours inquiétants et qui peuvent nous paraître fous. Je pense aussi aux comportements des suprémacistes blancs qui ont frappé à Utoya (NDLR : contre un rassemblement de jeunes militants travaillistes norvégiens le 22 juillet 2011, 77 morts), à Pittsburgh (NDLR : contre une synagogue le 27 octobre 2018 aux Etats-Unis, 11 tués) et à Christchurch (NDLR : contre des mosquées de cette ville de Nouvelle-Zélande le 15 mars 2019, 51 tués). Ils étaient animés par une vision d’assiégés, de type paranoïaque et eschatologique : soit nous nous défendons parce que nous sommes attaqués, soit nous disparaîtrons. L’étude du nazisme devrait nous aider à comprendre ce que disent les suprémacistes et les islamistes.

Iannis Roder, professeur d'histoire-géographie, responsable des formations au Mémorial de la Shoah, à Paris.
Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, responsable des formations au Mémorial de la Shoah, à Paris.© JACQUES DEMARTHON/belgaimage

Les juifs et nos sociétés sont-ils prêts à sortir de l’ère victimaire comme vous l’appelez de vos voeux ?

Il faut faire confiance à l’intelligence. Nous devons nous garder de céder à l’émotion parce que, si elle peut être un moment de la vie et de la rencontre avec l’événement historique, elle ne peut servir de tremplin pour réfléchir. Nous n’aurons pas le choix si nous voulons sortir de cet aspect compassionnel qui fait que finalement, tout finit par se valoir. C’est uniquement en travaillant sur les processus et sur les hommes qui les portent que nous y parviendrons. Cela ne veut pas dire qu’il faut oublier les victimes, pas du tout. Cela veut dire qu’il faut penser cet enseignement de manière différente.

« Vous allez devenir le témoin du témoin que je suis »

 » Quand j’ai eu des enfants, raconte Sophie Nahum, auteure de Les Derniers (Alisio, 250 p.), j’ai réalisé […] qu’ils n’auraient pas la chance de voir un survivant intervenir dans leur classe et ne connaîtraient ces événements, qui s’éloignent à grands pas, que par les livres.  » Elle s’est alors sentie investie de la mission de réaliser un documentaire sur les derniers rescapés des camps de concentration nazis et en a tiré un livre de témoignages, nombreux et poignants. La plupart, pour ne pas injecter à une fille ou à un fils leur souffrance en intraveineuse, ce qui aurait été d’une  » immense cruauté « , ont d’abord refusé de parler de l’horreur des camps. Et puis, trois événements ont contribué à leur faire changer d’avis : les déclarations des négationnistes niant l’existence-même des camps à partir de la fin des années 1970, la diffusion du film Shoah, de Claude Lanzmann en 1985, et les questions posées par leurs petits-enfants qui imposaient de rompre avec le silence observé dans les familles. Ces descendants sont souvent présentés par ces survivants comme leur plus belle revanche sur la vie. Ils sont désormais de plus en plus les témoins des témoins disparus, comme l’un de ceux-ci en a confié la mission à Sophie Nahum.

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