Malika Djardi dans Episode (I Feel Nothing) : "La notion d'émotion ne sera a priori jamais transmise aux machines". © JB GILLET

Homo futurus : ces chorégraphes ont imaginé à quoi pourrait ressembler la danse dans 100 ans

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Pour la soirée composée Souvenirs du xxiie siècle, Les Brigittines, à Bruxelles, ont demandé à trois chorégraphes d’imaginer ce que serait la danse dans cent ans. L’occasion de comparer leur vision artistique du futur du corps humain à celle de scientifiques.

La jeune Française Malika Djardi, le Québécois Manuel Roque et l’Italien installé depuis des années à Bruxelles Mauro Paccagnella : trois danseurs-chorégraphes issus de trois générations auxquels Patrick Bonté, le directeur des Brigittines, a lancé le même défi : créer un solo sur ce que serait la danse au xxiie siècle (1). A quoi ressembleront nos corps demain, au vu des changements radicaux qui s’annoncent pour notre monde ? Serons-nous quasi immobilisés par les nouvelles technologies ou au contraire propulsés par elles pour plus de force, plus de rapidité ? Obèses ? Invulnérables ? Augmentés ? Posthumains ?  » La première évidence, c’est que je ne serai plus là, affirme Mauro Paccagnella quand on le questionne sur le point de départ de « solo accompagné » (par le musicien Didier Casamitjana) Homogramm-Tanz. On a trouvé cette idée de jouer sur l’hologramme pour me projeter dans un futur.  » Mais tout en prétendant utiliser la technologie pour apparaître virtuellement en relief au public, le chorégraphe convoque dans sa danse une mémoire du corps archaïque, tribale. Un double mouvement vers le passé et le futur, qui est aussi celui des scientifiques pour penser l’avenir du corps humain.

Manuel Roque dans F1 (Collapsologie) convoque la transformation pour s'adapter aux changements qui s'annoncent.
Manuel Roque dans F1 (Collapsologie) convoque la transformation pour s’adapter aux changements qui s’annoncent.© MARILÈNE BASTIEN

Pas jusqu’au ciel

Pour voir ce qu’il y a devant, il faut parfois se tourner vers l’arrière. C’est ce que démontre Alain Froment, médecin et anthropologue français, responsable scientifique au Musée de l’homme à Paris pendant dix ans. Dans Anatomie impertinente (Odile Jacob, 2013), il passe en revue l’évolution du corps humain dans chacune de ses composantes, des glandes sudoripares aux sourcils, avant d’esquisser dans son dernier chapitre le portrait de l’ Homo futurus. Selon lui, l’évolution biologique de l’être humain atteint actuellement le sommet d’une courbe.  » Quand on observe les statistiques pour les recrues du service militaire et les études de squelettes, on constate que la taille plafonne. Dans les pays où elle a le plus augmenté, comme les Pays-Bas, les adultes ne grandissent plus. En Europe, ce sont plutôt dans les pays de la Méditerranée, qui étaient un peu derrière, où l’on continue à grandir. Il y a un dicton en économie qui dit que les arbres ne grandissent pas jusqu’au ciel. L’homme non plus, il a une limite biologique.  » Et cette limite a déjà été atteinte dans le passé.  » Au paléolithique, l’homme de Cro-Magnon mesurait à peu près 1 mètre 80, poursuit Alain Froment. Ensuite, il y a eu une régression jusqu’au-delà du Moyen Age et la société industrielle.  »

Trois facteurs expliquent l’accroissement de la taille. D’abord l’alimentation, plus riche, plus diversifiée qu’autrefois.  » Le sucre a joué un grand rôle, car il produit de l’insuline, une hormone anabolisante, c’est-à-dire qui permet de construire de la matière « , précise l’anthropologue. Deuxième facteur : la lutte contre les maladies infectieuses, cause de la mortalité infantile et de retards de croissance.  » Et troisième point, qu’on oublie souvent : le mélange génétique. Autrefois, on se mariait dans son village ou celui d’à côté. Avec le développement des chemins de fer, au xixe siècle, les gens ont commencé à migrer en ville et ils rencontraient des gens qu’ils n’auraient jamais eu la possibilité de rencontrer avant. Pour la France, il faut imaginer les petites bonnes bretonnes qui arrivaient à Paris et y côtoyaient les marchands de charbon auvergnats. C’est ce qu’on appelle la rupture des isolats génétiques. Et on sait que plus le brassage génétique est grand, plus la taille augmente.  » Ces trois facteurs ont atteint aujourd’hui une sorte de point de saturation. Donc, il en va de même pour la taille.

Et le poids, alors ? Une alimentation riche en sucre et en graisse combinée à la sédentarité de nos modes de vie nous condamne-t-elle à finir comme les humains du film d’animation WALL-E : gras, les jambes atrophiées, se déplaçant uniquement sur des véhicules ?  » Là encore, on ne peut pas prolonger les courbes et dire que dans cent ans on sera tous obèses. Parce qu’il y a des mécanismes de réaction. Quand la tendance est inquiétante, quand il y a un risque pour la santé publique, les autorités réagissent et les individus aussi. On se rend compte qu’être trop gros, ça a un certain nombre d’inconvénients tant sur le plan social que sur le plan de la santé.  »

En matière de performances sportives, le médecin et professeur de physiologie Jean-François Toussaint a constaté que, depuis quelques années, certains records ne tombent plus du tout en athlétisme. Même constat pour la longévité.  » Il y a eu des centenaires depuis l’Antiquité, pose Alain Froment, mais ils sont plus nombreux maintenant. Dans le futur, il y en aura plus mais on ne peut pas vivre 150 ans. Là aussi, il y a une limite biologique.  » Mais ces frontières  » naturelles  » sont-elles surmontables grâce aux nouvelles technologies ? Certains le pensent, jusqu’à imaginer un homme du futur immortel.

Selon le médecin et anthropologue Alain Froment, l'évolution biologique du corps humain a atteint le sommet de sa courbe.
Selon le médecin et anthropologue Alain Froment, l’évolution biologique du corps humain a atteint le sommet de sa courbe.© DR

Humanité 2.0

Ayant déjà tâté de la science-fiction dans sa précédente création, 3, la chorégraphe Malika Djardi se confronte dans son solo Episode (I Feel Nothing) à une intelligence artificielle.  » Que seraient nos émotions futures et comment pourraient-elles dialoguer avec une forme d’intelligence qui serait totalement objective, qui n’arriverait pas à capter ce que seraient les émotions humaines ou, en tout cas, les mécanismes qui y mènent ?  » interroge-t-elle, en se référant au film culte de Ridley Scott Blade Runner, où les futurs humains sont impossibles à distinguer des androïdes.  » Ce qui nous relie en tant qu’humains, c’est cette notion d’émotion, qui ne sera jamais a priori transmise aux machines.  »

Mais le futur de notre corps ne se jouerait-il pas, justement, dans le rapport entre l’homme et la machine ? Le chirurgien et urologue Laurent Alexandre, auteur de La Mort de la mort (Jean-Claude Lattès, 2011), prédit que la convergence du progrès des nanotechnologies, de la biologie de synthèse, de l’informatique et des sciences cognitives mènera à la création d’une  » humanité 2.0 « . Prothèses high-tech, connexion des cerveaux grâce à des puces intégrées, nanorobots circulant dans le corps humain pour établir des diagnostics et intervenir, prévention et élimination des pathologies grâce au séquençage généralisé de l’ADN, dépassement de la mort cellulaire et de la mort tout court… Les fantasmes les plus fous de la littérature d’anticipation se réaliseront, selon ses théories, si pas demain, du moins après-demain :  » Nous ne serons plus les jouets d’un tri accompli sur des critères et par des forces de sélection aveugles qui nous sont extérieures, mais les décisionnaires et véritables sélectionneurs actifs des attributs de notre humanité.  »

Et ici aussi, Laurent Alexandre s’appuie sur les évolutions constatées dans le passé pour bétonner ses prédictions transhumanistes. Contraception, accouchement sous péridurale, implants cochléaires, greffes cardiaques, diagnostic préimplantatoire sur les embryons… Autant d’étapes déjà franchies malgré les réticences initiales. Le médecin cite encore la manière dont, en Israël, la généralisation de tests prénuptiaux a permis de quasiment éradiquer la maladie de Tay-Sachs, qui était très répandue dans ces communautés endogames. Un pas vers un eugénisme où le hasard perdrait sa place.

Mais la réalisation de cet homme augmenté pose de sérieuses questions au niveau socio-économique.  » Ces greffes, ces prothèses exigent un geste chirurgical et sont coûteuses, tempère Alain Froment. Donc elles ne peuvent s’adresser qu’à un nombre limité d’individus. C’est la même chose pour l’accès à son génome. Le risque, c’est une humanité à deux vitesses, alors que l’on connaît déjà aujourd’hui des problèmes de santé à deux vitesses selon qu’on vit dans un pays riche ou un pays pauvre, et selon la classe sociale. On se retrouverait avec une petite caste de gens augmentés, au service de laquelle vivraient les autres.  » Un scénario sombre, à la Metropolis, qui rend beaucoup moins attractifs tous ces progrès promis. De la même manière, la perspective d’une vie prolongée, voire infinie, se heurte concrètement aux limites démographiques et, plus pragmatiquement encore, à notre système de sécurité sociale et de retraite.

Mauro Paccagnella (et Didier Casamitjana) dans Homogramm-Tanz : penser l'avenir du corps à travers une mémoire archaïque, tribale.
Mauro Paccagnella (et Didier Casamitjana) dans Homogramm-Tanz : penser l’avenir du corps à travers une mémoire archaïque, tribale.© JOZ DECONINCK

Effondrements

Alors, comment danserons-nous au xxiie siècle ?  » Je pense que nous ne danserons plus, tranche pour sa part le chorégraphe Manuel Roque. Il y a de fortes chances pour qu’il y ait une extinction ou une disparition quasi totale de l’espèce humaine telle qu’elle existe à présent. Des changements drastiques s’annoncent et nous ne sommes vraiment pas armés pour faire face à la transition.  » Dans la perspective du réchauffement climatique du moins, Alain Froment se montre rassurant :  » Nous sommes des primates tropicaux, nés en Afrique, et donc adaptés pour des températures plutôt chaudes. Ce qui s’est plutôt passé jusqu’à présent, c’est l’adaptation au froid, qui a été pénible et qui s’est payée notamment par la perte de mélanine, pour bénéficier des effets favorables des ultraviolets.  »

Très inspiré par la collapsologie (étude de l’effondrement de la civilisation industrielle) et notamment par l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Seuil, 2015), Manuel Roque développe pourtant dans son solo F1 (Collapsologie) une piste d’espoir, via la notion de transformation.  » Comment pouvons-nous physiquement nous adapter à tous ces changements à venir ?  » questionne-t-il.  » Pablo Servigne et Raphaël Stevens sont aussi les premiers auteurs que j’ai lus à parler de la place des artistes, des philosophes et des poètes, poursuit Manuel Roque, pour inventer d’autres narratifs à ces problématiques-là, quand notre imaginaire est colonisé par toutes sortes de mass media et de scénarios catastrophes.  » Là se trouve sans doute le futur : dans l’imagination.

(1) Souvenirs du xxiie siècle : aux Brigittines, à Bruxelles, du 6 au 8 juin. www.brigittines.be.

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