En 1991, Michael Jackson s'inspire de l'Egypte antique pour le clip de Remember the Time, avec Eddie Murphy et le top modèle Iman. Selon deux "chercheurs" russes, les pyramides auraient été érigées... entre les XIVe et XVIe siècles © Capture d'écran

Histoire parallèle : l’Histoire aurait commencé… il y a 1000 ans

Les « récentistes » en sont convaincus : la succession des événements tels qu’on les apprend à l’école est fausse. Et notre monde est bien plus jeune qu’il n’y paraît. Une théorie aussi fumeuse que dangereuse.

La Rome antique ? Pas si antique que ça. Le « premier empire » aurait émergé au XIe siècle. Avant ? Il n’y avait rien. Les historiens se sont tout simplement trompés… Loufoque, cette idée a pourtant trouvé de l’écho. Tout au long de l’été, Le Vif/L’Express vous invite à découvrir les extraits du livre Théories folles de l’Histoire, à paraître en septembre. Fruits de l’imagination fertile de complotistes acharnés, ces thèses partent du même principe : la vérité est ailleurs, on nous la cache. Le credo de ces dingues ? « Une proposition est vraie, parce que rien ne prouve qu’elle est fausse. » Si débattre avec de tels interlocuteurs semble inutile, étudier leurs élucubrations est, tout compte fait, passionnant. D’abord, parce qu’elles sont fort distrayantes ! Ensuite, parce qu’elles démontrent par l’absurde la pertinence et la grandeur de la méthodologie historique. Enfin, parce que comprendre et analyser forge des armes contre les « assassins de la mémoire ».

EXTRAITS

Membre de l’Académie des sciences de Russie, lauréat du prix de mathématiques du Présidium de l’URSS et du prix d’Etat de la Fédération de Russie, titulaire de la chaire de géométrie différentielle de l’université de Moscou, topologiste de réputation mondiale, le docteur Anatoli Timofeïevitch Fomenko, né en 1945 à Stalino – aujourd’hui Donetsk, en Ukraine -, a entrepris de réviser l’Histoire. Non point tel ou tel point litigieux du passé, mais la succession des événements dans leur ensemble… Usant – et abusant – d’outils statistiques, ce savant éminent s’est donc avisé d’établir une « nouvelle chronologie » qui efface des chapitres entiers de notre mémoire, comme il l’explique dans le documentaire La Reconstruction de l’Histoire, produit en 2009, que nous citerons à plusieurs reprises :

Théories folles de l'histoire, par Philippe Delorme. Collection Documents, L'Express/Presses de la Cité, 400 p., (parution le 22 septembre).
Théories folles de l’histoire, par Philippe Delorme. Collection Documents, L’Express/Presses de la Cité, 400 p., (parution le 22 septembre).© SDP

« Nous avons trouvé que des chroniques historiques différentes décrivent en réalité les mêmes événements, mais elles ont été attribuées à tort à des époques différentes. Grâce à nos recherches, nous avons réussi à identifier ces doublons historiques, après quoi nous avons constitué une nouvelle échelle chronologique. La version de l’Histoire d’avant le XVIIe siècle qui existe aujourd’hui est terriblement déformée. Ces erreurs ont été commises par des chroniqueurs, du XVIe au XVIIIe siècle… »

Pour accomplir cet exploit faramineux, Fomenko et son principal collaborateur, Gleb Vladimirovich Nosovsky, calculent de prétendues  » répétitions quantitatives » repérées en comparant des sources de langues et de périodes distinctes. Ils traquent les ressemblances dans les toponymes, torturent les étymologies, débusquent les « réflexions fantômes », scrutent les similitudes entre les biographies de souverains, échafaudent des séries parallèles de règnes qui, selon eux, auraient été enregistrées en double ou en triple. La théorie  » récentiste », résultat de leurs vaticinations, est ahurissante. L’Histoire aurait commencé il n’y a guère plus d’un millier d’années.

[…] C’est donc au commencement de notre prétendu XIe siècle qu’émerge un premier empire, à la suite d’un cataclysme « d’origine cosmique », qui n’aurait laissé aucune trace dans les mémoires. Fomenko et Nosovsky sont formels : la capitale de ce royaume primordial se dressait sur les bords du Nil, à l’emplacement de l’actuelle Alexandrie. C’est probablement là que naquit l’écriture, d’abord sous la forme hiéroglyphique. Quant aux pyramides, aux temples et autres obélisques, ils ne furent construits que bien plus tard, entre les XIVe et XVIe siècles, dans un matériau inventé par les alchimistes, le béton philosophal…

[…] L’ensemble de ces élucubrations est complaisamment développé, avec force détails, au fil des sept lourds volumes du best-seller d’Anatoli Fomenko, traduit en anglais sous le titre History : Fiction or Science ? (2003-2006) et vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires…

« La nouvelle chronologie est une théorie validée par la recherche astronomique et l’analyse statistique des anciens manuscrits. Elle satisfait aux normes scientifiques les plus rigoureuses. Elle fournit une explication cohérente de ce que nous connaissons déjà », proclament Fomenko et ses confrères pour présenter leur ouvrage. Outre une étude  » empirico-statistique de la matière narrative », ils s’appuient sur certains paramètres de mécanique céleste, comme les dates d’éclipses solaires ou le paramètre de l’accélération lunaire comparé aux données de L’Almageste de Ptolémée. Dans la stricte observance du canon marxiste-léniniste, ils posent comme axiomes que « l’évolution humaine est linéaire, graduelle, irréversible, et que la nature cyclique de la civilisation humaine est un mythe ».

Si elles ont provoqué un réel engouement auprès du grand public russe, inutile de préciser que les thèses récentistes ont été vertement condamnées par la communauté des chercheurs. Ainsi, en décembre 1999, une table ronde pluridisciplinaire est organisée par le département d’histoire de l’université de Moscou, sur le thème des « Mythes de la nouvelle chronologie ». L’éminent archéologue Valentin Lavrentievitch Ianine, spécialiste de la Russie médiévale, résuma le sentiment général en comparant Fomenko à l’illusionniste David Copperfield. De son côté, le philologue Andreï Anatolyevitch Zaliznyak déclara que les bévues linguistiques de Fomenko étaient, en mathématiques, du niveau  » d’erreurs dans les tables de multiplication ».

Pour que Fomenko et consorts aient raison, il faudrait en effet mépriser tous les acquis de l’archéologie, de la paléographie, de la diplomatique, de la numismatique, de la sigillographie, de la science historique dans son ensemble. Admettre qu’un groupe inconnu d’érudits du XVIe siècle aurait produit un immense corpus de documents fictifs, en variant les idiomes, les supports, les écritures, les encres, les sceaux et les formules, relève du simple non-sens.

Le succès relatif des idées folles de Fomenko s’explique de plusieurs façons. D’abord par la supériorité dont les mathématiques, « reines des sciences » et politiquement neutres, jouissaient dans le système soviétique. Ensuite, fort de son renom d’universitaire, Fomenko a pu jouer les novateurs face à une historiographie académique sclérosée et habituée à une instrumentalisation idéologique de la mémoire.

[…] C’est aussi pourquoi le fomenkoïsme ne s’est guère répandu au-delà des frontières de l’ancienne sphère d’influence soviétique. Si le récentisme a trouvé des adeptes dans les milieux panslavistes, en Bulgarie et en Serbie, il n’a eu presque aucun écho dans le monde anglo-saxon.

Seule l’Allemagne a développé, indépendamment du mathématicien russe, une école révisionniste, quoique sur des bases différentes. Son chef de file, Heribert Illig, éditeur de la revue Zeitensprünge (« Temps accéléré »), toujours diffusée, soutient que la Renaissance a succédé immédiatement au Bas-Empire romain. Dès lors, des figures comme celles de Charlemagne seraient des fictions littéraires. Quant à Uwe Topper, il voit dans la distorsion du temps une machination fomentée par l’Eglise catholique à la faveur de la réforme du calendrier par Grégoire XIII en 1582. Cet auteur lâche la bride à son imagination quand il suggère, dans un article publié dans la revue Bipedia en 2003, que le « mur païen » du mont Sainte-Odile a été édifié par les aïeux des Alsaciens pour se protéger des attaques de dinosaures…

En France, le flambeau récentiste est brandi surtout par un zoologue de formation, François de Sarre, qui fait siennes certaines conclusions de ses compères d’outre-Rhin. Il affirme ainsi qu' »un événement catastrophique majeur » est venu bouleverser le cours de l’Histoire il y a un peu moins de sept cents ans, mettant fin à la puissance romaine.

[…] Au pays de Descartes, de telles fantaisies ne retiennent l’attention que d’une poignée d’intellectuels marginaux, tel Pierre Dortiguier, professeur de philosophie en retraite, antipositiviste et converti au chiisme iranien, longtemps proche du « dissident » Alain Soral et de la mouvance Egalité et Réconciliation. Ce complotiste, pour qui « le 11 Septembre n’a pas eu lieu », déclarait, en janvier 2012, sur le site Le Libre TeamSpeak, que le récentisme est « une théorie très intéressante « , car « tout ce qui est de l’ordre de l’histoire officielle est discutable ».

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