La Russie veut éviter " l'erreur d'engager trop de troupes sur le sol syrien. " Ici, à Idlib. © O. Haj kadour/afp

Gilles Kepel : « Les crises du Moyen-Orient conditionnent notre avenir »

Christian Makarian

Dans son nouveau livre Sortir du chaos, Gilles Kepel tire les enseignements de la guerre en Syrie et décèle une étonnante convergence de vues entre Israël et l’Arabie saoudite.

Voyageur infatigable et analyste inlassable, cet arabisant qui a consacré sa vie à la compréhension du monde musulman se livre à une époustouflante exploration des conflits qui se succèdent. Avec Sortir du chaos (Gallimard), Gilles Kepel nous donne à lire un de ses meilleurs livres. De la Tunisie à l’Egypte en passant par la Libye, de la Syrie au Yémen en passant par l’Arabie saoudite, il retourne à la racine des choses et nous conduit jusqu’à nos jours à travers les conflits en cours. Une remise en perspective de l’actualité, un itinéraire d’érudition.

Après plus de sept ans de guerre en Syrie, et alors que se livre la dernière bataille du régime et de ses alliés contre les rebelles, à Idlib, peut-on conclure à la victoire à plate couture des Russes et à la défaite des Occidentaux ?

En apparence, la Russie remporte cette guerre haut la main, notamment en raison de la cécité des Occidentaux, de leurs atermoiements et de la mauvaise qualité de leur analyse de la situation. Mais ce n’est qu’une apparence. Si, grâce à la Syrie, où elle s’est engagée militairement à la fin de l’été 2015, la Russie a réussi à redevenir une grande puissance qui pèse sur le sort du monde, alors qu’en 2014 elle avait été ostracisée et frappée par les sanctions décidées par les Nations Unies après l’annexion de la Crimée, Moscou doit, en réalité, traiter au Moyen-Orient avec quatre alliés. Ces derniers sont tous antagoniques et tirent à hue et à dia. Vladimir Poutine ne peut pas se passer d’eux, or il va devoir arbitrer un jour ou l’autre. Sur la victoire militaire en Syrie pèse le spectre de l’Afghanistan, pays où l’Armée rouge fut également victorieuse, ce qui n’a pas empêché l’épuisement et la fin de l’URSS. Poutine, alors colonel du KGB à Dresde, en RDA, reste très marqué par cet épisode, qu’il a vécu de loin comme un effondrement et qui a fondé sa vision du monde.

Les Russes souhaitent qu’Assad intègre des membres représentatifs de l’opposition.

Qui sont ces quatre alliés ?

L’Iran, la Turquie, mais aussi, on en parle moins, Israël et l’Arabie saoudite.

Comment justifier ces alliances très contradictoires ?

On sait combien l’Iran est l’ennemi d’Israël. Or, les Russes, qui ne veulent pas commettre l’erreur d’engager trop de troupes au sol, ont pour supplétifs la force Al-Qods, c’est-à-dire les pasdaran iraniens du général Qassem Soleimani, des volontaires du Pakistan ou d’Afghanistan et, bien sûr, le Hezbollah chiite libanais. Le Hezbollah, auréolé de sa  » victoire  » en 2006 au Sud-Liban, où il a tenu tête à l’armée israélienne, est aussitôt vilipendé par les pays arabes sunnites, qui, eux, sont engagés contre Assad. Le paradoxe veut que la Russie ne puisse mener à bien sa stratégie que grâce à ces alliés hétéroclites, car le régime de Damas a perdu une grande partie de ses troupes sunnites, qui ont déserté.

Les rebelles n’ont pas été seulement lâchés par les Occidentaux, ils l’ont aussi été par les Saoudiens, qui les finançaient massivement…

Gilles Kepel :
Gilles Kepel :  » Moscou doit traiter avec quatre alliés antagoniques. « © Francesca Mantovani/reporters

C’est exact. Mais l’Arabie est une pétromonarchie comme la Russie, les intérêts de ces deux pays, qui étaient jusque-là opposés, sont devenus convergents face à la chute des cours. En octobre 2017, première historique, le souverain saoudien s’est rendu à Moscou. Les Saoudiens ont fait là une concession de taille : alors qu’ils irriguaient des mouvements islamistes qui combattaient Assad, ils ont subitement annoncé aux Russes qu’ils ne voyaient plus d’objection à ce qu’il reste au pouvoir. En contrepartie, ils ont demandé aux Russes de bloquer l’Iran. Ce faisant, ils ont presque adopté la même position qu’Israël.

C’est-à-dire ?

L’accès aux bordures du Golan, via la présence militaire des pasdaran en Syrie et l’implantation au Sud-Liban du Hezbollah, est, en effet, pour Téhéran le moyen de pouvoir menacer directement le territoire juif. Si jamais l’aviation occidentale en venait à bombarder le complexe nucléaire iranien de Natanz, les missiles iraniens pourraient alors être tirés à partir du sol syrien ou libanais. C’est pourquoi Israël continue inexorablement son harcèlement des positions iraniennes dans la région. Mais pour compléter cette stratégie, Benyamin Netanyahou a entrepris de se rapprocher des Russes afin qu’ils exercent de leur côté une pression sur l’Iran. Le 9 mai dernier, lors de la grande parade patriotique sur la place Rouge commémorant la victoire sur le nazisme, alors qu’aucun chef d’Etat occidental n’avait fait le déplacement, le Premier ministre israélien était à Moscou. Le soir même, il envoie 28 avions frapper les positions iraniennes en Syrie. Cela n’a pu être réalisé qu’après l’accord tacite des Russes, qui se sont contentés d’appeler à l’apaisement.

Gilles Kepel :

Après six décennies de conflits israélo-arabes, voir aujourd’hui Jérusalem et Riyad sur la même ligne n’est pas la moindre surprise de la guerre de Syrie…

C’est frappant. Le 14 mai 2018, jour où les Etats-Unis transfèrent leur ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem dans la liesse, une soixantaine de protestataires palestiniens qui s’étaient approchés du mur de séparation à Gaza sont tués. Or, la réaction du monde arabe, qui aurait atteint son comble en d’autres temps, est inaudible. Il y a tant de massacres en Syrie, en Irak, au Yémen, en Libye et ailleurs que le conflit israélo-arabe est occulté par l’affrontement sunnites-chiites et par les heurts intra-sunnites.

Néanmoins, on voit mal pourquoi et comment la Russie pourrait soudain se brouiller avec l’Iran ?

Les Russes sont favorables à une transition politique en Syrie, ils souhaitent qu’Assad intègre des membres représentatifs de l’opposition dans sa structure ; c’est un point qui oppose Poutine à Assad, les relations entre les deux hommes ne sont pas excellentes. Si un pouvoir stable et durable n’est pas établi à Damas, des guérillas permanentes déstabiliseront le pays et obligeront les forces russes à exercer une présence et une action constantes : Moscou n’a pas les moyens de mener une guerre d’usure, qui rappellerait par trop l’Afghanistan. De leur côté, Assad et les Iraniens sont, eux, favorables à la liquidation radicale des rebelles ; ce qui suppose, à Idlib, une solution purement militaire. L’Iran voit la Syrie comme un deuxième Irak, à savoir un pays arabe où elle pourrait jouer le rôle prépondérant. Sauf que la Syrie, à l’inverse de l’Irak, est à forte majorité sunnite.

Que penser des tensions internes en Iran ?

L’Iran est très impacté par les sanctions décidées par Donald Trump accompagnant le retrait des Etats-Unis du JCPOA. Ses exportations pétrolières sont en chute libre, avec près d’un million de barils de moins par jour. Le groupe dit des modérés, incarné par le président, Hassan Rohani, et le ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, est incriminé pour s’être engagé dans une politique de négociation avec les Occidentaux qui n’a finalement servi à rien. Face à ce discrédit, on voit monter la figure charismatique de Qassem Soleimani, le chef des pasdaran, considéré comme le diable aux Etats-Unis. Son aura actuelle pourrait signifier qu’un militaire prendrait l’ascendant sur les religieux ; on assisterait alors à la montée d’une sorte de nouveau Reza Chah, un homme fort, à la fois soutenu par les nationalistes et adoubé par les mollahs. C’est une hypothèse. En attendant, Washington et Jérusalem exercent une pression maximale sur l’Iran pour le mettre à genoux. Si cette stratégie parvenait à ses fins, la Syrie deviendrait alors pour l’Iran un piège fatal.

Dans ce chaos, le silence de l’Europe reste assourdissant…

Sortir du chaos, Les Crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, par Gilles Kepel, Gallimard, 528 p.
Sortir du chaos, Les Crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, par Gilles Kepel, Gallimard, 528 p.

L’Europe est directement concernée en raison des vagues terroristes qui la frappent et des flux migratoires qui découlent de toutes ces déflagrations. Elle subit à l’intérieur de ses propres rouages démocratiques un violent contrecoup, qui se mesure par la percée des populistes dans les pays d’Europe centrale, mais aussi en Allemagne ou en Italie… sans parler des succès d’Eric Zemmour dans les librairies françaises ! La menace que font peser les différents partis extrémistes sur les élections européennes de 2019 est très sérieuse. L’Union européenne s’avère incapable de gérer son voisinage sud et sud-est, alors même que cela exerce des effets désastreux sur sa cohésion. Son impuissance fait d’elle une cible à la fois pour des forces ouvertement hostiles, comme les mouvements terroristes, et pour ses propres citoyens, affolés face au déferlement migratoire et au  » grand remplacement « . Plus grave encore, la crise des migrants révèle l’inaptitude de l’Union à se réformer. Il est pourtant vital pour elle de définir une politique étrangère commune et, si besoin, des actions militaires concertées. Les crises du Moyen-Orient et de la Méditerranée conditionnent notre propre avenir. Pour sortir du chaos, il faut s’impliquer davantage dans cet espace qui est notre frontière directe, on ne peut pas en faire l’économie. Nous payons le prix de notre aveuglement et de notre fainéantise intellectuelle. Le paradoxe, insupportable, est que la Russie, qui a si peu de retenue en matière de droits de l’homme, dispose aujourd’hui d’une expertise sur cette région, qui n’est pas meilleure que la nôtre, mais qui est beaucoup plus en phase avec le processus de décision politique.

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