Le 31 juillet à Rouen, une centaine de musulmans assistaient à la messe donnée en hommage au père Jacques Hamel, assassiné cinq jours plus tôt. © CHARLY TRIBALLEAU/AFP

France : Musulmans, l’ère du soupçon

Les attentats ont modifié le regard des Français sur l’islam et ses fidèles. Méfiance, peur, amalgames : un fossé s’est creusé. L’enjeu est désormais de parvenir à le combler.

Mohand n’en revient toujours pas. Patron d’un bar-restaurant de couscous au pied de la butte Montmartre depuis quinze ans,  » Momo « , titi parisien d’origine kabyle, n’a plus tout à fait les mêmes rapports avec son voisinage.  » Avec les vrais clients, les habitués ou les copains, aucun problème. Mais je vois bien que certains habitants du coin ne sont plus aussi aimables qu’avant « , lâche ce grand costaud, en soufflant la fumée de sa cigarette. A 300 mètres de là, dans le hall de la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris, Jacqueline, la soixantaine pimpante, le reconnaît bien volontiers :  » Oui, des fois, dans le métro, ou dans le bus, j’angoisse. Avec tout ce qui s’est passé…  »

31% des musulmans de France se déclarant comme tels se rendent une fois par semaine dans un lieu de culte, contre 8,2% de l’ensemble de la population. (Rapport « Un Islam de France est possible », Institut Montaigne, septembre 2016.)

Ce qui s’est passé, tout le monde l’a en tête : entre le 7 janvier 2015 et le 26 juillet dernier, les attentats djihadistes ont fait 238 morts et près de 900 blessés en France. La plus grande vague terroriste que le pays ait jamais connue. Des tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher à l’assassinat du père Hamel, en passant par les massacres du 13 novembre 2015 à Paris et du 14 juillet dernier à Nice, chacune de ces attaques a ébranlé la société, creusé des lignes de fracture déjà ouvertes. Personne n’en sort indemne. Le soupçon, la défiance, voire la peur, ont gagné des pans entiers du corps social. Le regard de nombreux Français sur leurs compatriotes musulmans et sur les étrangers de culture islamique a changé. Imperceptiblement ou brutalement. Bien plus souvent de façon négative que positive. Entre l’horreur des attentats, la crise des migrants, la perte de repères sociaux, sur fond de crise économique interminable et d’une primaire présidentielle de la droite et du centre misant sur la surenchère, tout se mélange. La violente polémique autour du burkini, l’été dernier, en est un exemple frappant. La place de l’islam dans la république française est à nouveau remise en question. Face à cela, les quelque 5 millions de musulmans vivant en France, dont l’écrasante majorité condamne les crimes de l’organisation Etat islamique, se sentent  » pris en otage « .

Contrairement à l’objectif poursuivi par Daech – déclencher une guerre civile dans les pays où cohabitent  » mécréants  » et musulmans -, la France est loin d’être tombée dans le piège. Sur les neuf premiers mois de l’année, les actes antimusulmans ont même baissé de près de 54 % par rapport à la même période de 2015, selon les statistiques établies par l’Observatoire national contre l’islamophobie du Conseil français du culte musulman (CFCM). En réalité, il s’agit d’une baisse en trompe-l’oeil, car à la suite des tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, les actes antimusulmans avaient été multipliés par onze par rapport à l’année 2014… Dans le même temps, les messages haineux et les appels anonymes à la violence explosent sur Internet.  » Nous comprenons l’inquiétude de nos concitoyens, mais il faut que les hommes politiques arrêtent d’envenimer le débat, plaide Abdallah Zekri, vice-président du CFCM. Aujourd’hui, quand un jeune musulman barbu entre dans un bus avec un sac, on le regarde de travers. Des femmes se font insulter parce qu’elles portent le foulard. C’est invraisemblable : le terrorisme aveugle frappe tout le monde !  » De fait, un tiers des victimes de la tuerie de Nice, le 14 juillet, étaient musulmanes.

Dans le quartier populaire de La Duchère, à Lyon, le pasteur Pierre-Olivier Dolino (pull blanc) favorise les échanges interreligieux.
Dans le quartier populaire de La Duchère, à Lyon, le pasteur Pierre-Olivier Dolino (pull blanc) favorise les échanges interreligieux.© GUILLAUME ATGER / DIVERGENCE POUR LE VIF/L’EXPRESS

Il n’empêche : une part croissante des Français exprime une méfiance ou un rejet vis-à-vis de l’islam. Moins de 30 % de la population pense que les personnes de confession musulmane sont bien intégrées, selon un sondage Ipsos de janvier 2016. Le simple voile, qui laisse apparaître le visage, suscite l’agacement ou le rejet d’un Français sur deux. Cadre dans la communication, Pierre, 59 ans, avoue  » avoir le poil qui se hérisse « , le vendredi, quand les musulmans de son quartier de Gennevilliers, au nord-ouest de Paris convergent vers la mosquée pour la grande prière.  » Je les trouve ostentatoires, avec leurs longues barbes et leurs djellabas, surtout les jeunes qui ne tiennent aucun compte des appels à la discrétion des imams. Quant aux filles, elles sont de plus en plus nombreuses à être intégralement voilées.  »

Ces quinze dernières années, la place de l’islam en France a profondément changé. Le nombre de lieux de culte a plus que doublé, passant de 1 000 à environ 2 500. Alors que la plupart des mosquées et de leurs fidèles se sont fondus dans le paysage, l’émergence d’un courant très minoritaire, mais très visible, de l’islam heurte les regards et l’opinion : le salafisme. Les tenants de cette lecture très rigoriste du Coran, portant barbe fournie et kamis tombant au-dessus des mollets, sont peu nombreux : entre 20 000 et 40 000. Ils  » tiennent  » environ 140 mosquées. Mais leur look très voyant et leur volonté de s’organiser en une contre-société régie par la loi islamique en font des épouvantails, y compris pour les musulmans lambda. Ces salafistes  » quiétistes  » rejettent la politique et condamnent le djihad, même s’il existe de possibles passerelles vers la violence. Mais, dans une période post-attentats, nourrie de craintes, d’exaspération ou de racisme latent, ces  » purs  » musulmans autoproclamés favorisent les amalgames. Les critiques sur l’islam et ses fidèles ne sont plus l’apanage en France de l’extrême droite, des athées de tous bords ou des tenants d’une laïcité offensive. Elles émanent désormais de tous les milieux socioculturels.

28% des musulmans – majoritairement jeunes, peu qualifiés et touchés par le chômage – se définissent avant tout par l’usage qu’ils font de l’islam pour signifier leur révolte à l’égard du reste de la société. (Rapport « Un Islam de France est possible », Institut Montaigne, septembre 2016.)

Après chaque attentat, pourtant, des appels au calme et à l’union ont été lancés. En particulier par les représentants des grandes religions. Le vendredi suivant l’assassinat du père Hamel, le 26 juillet, les responsables de nombreuses mosquées ont ouvert leurs portes à tous les citoyens ou ont organisé des marches silencieuses. Deux jours plus tard, des milliers de musulmans ont répondu à l’appel du CFCM et ont assisté à la messe dominicale. Une première.  » Le dialogue interreligieux est riche et permanent en France, souligne le père Vincent Feroldi, directeur national des relations avec l’islam au sein de l’Eglise de France. Cela dit, il existe au sein de l’épiscopat, comme au sein des fidèles, une véritable interrogation sur la capacité de l’islam à s’affirmer indéniablement comme une religion de paix en France.  » Le prêtre poursuit :  » La société ne veut manifestement pas du communautarisme. Les catholiques nous disent : nous voulons vivre tous ensemble, mais nous nous interrogeons sur la sincérité de certains musulmans à protéger cette entente. Mais je sais que les représentants de l’islam ont compris l’urgence de la situation.  »

A La Duchère, quartier populaire du IXe arrondissement de Lyon, des hommes de bonne volonté s’efforcent de préserver la paix sociale et la solidarité. Ce grand ensemble urbain de 12 500 habitants était autrefois surnommé  » la Petite Jérusalem  » : dans les années 1960, il a accueilli une population locale d’ouvriers, 4 000 juifs rapatriés d’Algérie et des travailleurs immigrés. Le visage de  » La Duch’  » a bien changé : la population d’origine maghrébine y est largement majoritaire. Mais les échanges interreligieux perdurent. Le groupe Abraham rassemble des catholiques, des protestants, des juifs et des musulmans autour de débats sur la question de la violence, la place des femmes…  » Nous essayons de maintenir un lieu de parole, où chacun peut s’exprimer sans tabou, explique le jeune pasteur Pierre-Olivier Dolino, responsable du foyer protestant où se déroulent ces rencontres. Le but est aussi de redéfinir au quotidien un consensus autour de la laïcité.  » L’entreprise est louable, mais pas toujours simple. La présence de 300 salafistes environ dans le quartier ne pousse pas au rapprochement entre habitants. Durant près de vingt ans, la mosquée At-Tawba ( » le repentir « , en arabe), un bâtiment préfabriqué coincé entre un immeuble et l’école primaire, a été infiltrée ou tenue par les  » salafs « . Un imam trop modéré à leurs yeux a été menacé de mort. Au terme d’une âpre lutte d’influence, de nouveaux dirigeants sont parvenus à évincer les fauteurs de troubles. La nouvelle mosquée, flambant neuve, va ouvrir ses portes très prochainement. Transparence et ouverture sont à l’ordre du jour.  » Nous voulons recruter un imam parfaitement bilingue, qui soit aussi capable de discerner la psychologie des fidèles, souligne Mohamed Allam, responsable des enseignements pour les jeunes et du soutien scolaire. Nous accueillons déjà sept classes le mercredi après-midi et le samedi. Les enfants apprennent l’arabe, le Coran et l’éducation civique. Nous sommes là pour leur apporter des connaissances, pas des jugements de valeur.  »

Un credo qui ne suffit pas à rassurer la centaine de fidèles de la synagogue Rav Hida, barricadée derrière un portail coulissant, quelques hectomètres en contrebas.  » Malheureusement, c’est un voisinage impossible. Les gens ont peur de venir ici, relève Serge Mimouni, 51 ans, vice-président de la communauté juive de La Duchère, 80 % de nos fidèles ont voté en faveur d’un déménagement. C’est un crève-coeur, mais nous n’avons pas le choix : nous allons ouvrir une nouvelle synagogue à 300 mètres d’ici, dans un endroit plus tranquille.  »

A La Duchère, comme ailleurs, la tentation du repli sur soi a le vent en poupe. Pourtant, Hakim El Karoui, consultant et auteur du récent rapport  » Un islam français est possible  » pour l’institut Montaigne, affiche un certain optimisme :  » Ce qui me frappe, c’est la résilience assez admirable de la société française. Dans d’autres pays, les musulmans auraient été la cible de violences physiques. Ici, c’est la parole qui sert d’exutoire.  » La société dispose effectivement de solides garde-fous. Mais quel degré de fracture peuvent-ils encore supporter ?

Par Boris Thiolay, avec Anne Vidalie.

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