"Mère Suu " (ici, en 2016) nie l'oppression des Rohingya et refuse l'envoi d'une mission d'observation par l'ONU. © Soe Zeya Tun/Reuters

Femmes de pouvoir en Asie (1/4) : Aung San Suu Kyi, lady de fer

Le Vif

A la découverte de ces femmes leaders asiatiques qui font trembler leurs homologues masculins et, parfois, la population. Pour le premier numéro, focus sur la dirigeante politique birmane, Aung San Suu Kyi.

Le 18 mars 2012, dans la ville de Lashio, au centre de la Birmanie, une clameur monte, tandis qu’Aung San Suu Kyi apparaît au sommet de la colline.  » Amay Suu (Mère Suu) !  » s’exclame la foule, émerveillée. Le visage nimbé d’une lumière dorée, la  » Dame de Rangoon  » savoure son triomphe. Dans quelques jours ont lieu les premières élections législatives libres, après un demi-siècle de dictature. Partout dans le pays, ses apparitions déclenchent des scènes de liesse et de dévotion. Mère Suu, l’héroïque dissidente, libérée en novembre 2010, après quinze ans de détention, incarne l’espoir de tout un peuple.

Cinq ans plus tard, Aung San Suu Kyi est au pouvoir. Elle a été nommée conseillère spéciale de l’Etat, une fonction très élevée, et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), dispose d’une majorité au sein des deux Chambres. Pourtant, l’ambiance n’est plus à la fête. L’économie patine, les conflits ethniques déchirent la population, les droits de l’homme sont bafoués… Partout, des voix s’élèvent pour critiquer le manque d’efficacité du gouvernement et, surtout, de sa dirigeante. Que fait la Lady ? L’icône vient tout juste d’avoir 72 ans. Est-elle à la hauteur de son destin ?

Aung San Suu Kyi a pourtant attendu ce moment toute sa vie. Elle lui a même tout sacrifié, à l’image de son père, le général Aung San, assassiné en 1947, alors qu’il négociait avec les Britanniques l’indépendance de la Birmanie. Dans les années 1960, la jeune Suu Kyi part poursuivre ses études en Inde, puis en Grande-Bretagne. En 1988, elle rentre à Rangoon pour s’occuper de sa mère. Le pays est alors sous la coupe d’un dictateur, le général Ne Win. Cette même année, des manifestations massives ont lieu dans tout le pays. Aung San Suu Kyi veut se battre. Le 26 août, elle prononce son premier discours, à Rangoon. Le 27 septembre, elle participe à la fondation de la LND, tandis que Ne Win est renversé. Une nouvelle junte prend le pouvoir et réprime les manifestations dans le sang. Arrêtée le 20 juillet 1989, Aung San Suu Kyi est enfermée dans une villa de Rangoon hérissée de barbelés, au bord d’un lac. Elle y vivra ses pires épreuves. En 1997, son mari, qui réside en Angleterre avec ses deux garçons, est atteint d’un cancer. D’une cruauté inique, les autorités lui refusent un visa, mais elles autorisent son épouse à quitter le pays. Terrible dilemme : partir, c’est abandonner la lutte. Elle ne peut s’y résoudre. Elle écrit une lettre d’adieu à son mari, qui lui arrivera deux jours après sa mort, en 1999.

L’ex-dissidente au pouvoir montre d’inquiétants travers autocratiques. Et la Birmanie s’enfonce dans la crise…

Privée de soins médicaux, coupée du monde, Aung San Suu Kyi endure des années d’ascétisme forcé. Elle s’astreint à une discipline de fer, se lève chaque jour avant l’aube pour méditer, mange peu – légumes, fruits et poisson. Et apprend à se méfier des autres, aussi. Aujourd’hui encore, la Lady n’accorde sa confiance qu’à de rares élus – tel son médecin. Elle a rompu avec ses amis étrangers, qui l’avaient pourtant soutenue durant son incarcération. Travailleuse acharnée, elle dirige seule et ne délègue rien, ce qui ralentit les circuits de décision. Du simple fonctionnaire au ministre, tout l’appareil administratif est suspendu à ses décisions. Et personne n’ose lui remonter les mauvaises nouvelles…

Résultat, rien n’avance. Surtout pas les réformes attendues dans l’éducation et la santé, deux domaines pourtant cruciaux. Pour la première fois depuis cinq ans, la croissance fléchit. Les investissements étrangers ont plongé de 30 % l’an dernier, selon la Nikkei Asian Review. Sur le plan politique, Aung San Suu Kyi cristallise les rancoeurs et refuse de dénoncer les exactions des militaires dans les Etats Chan et Kachin, dans le nord-est du pays. La façon dont elle a géré la crise des Rohingya, ethnie musulmane vivant dans l’Etat d’Arakan, dans l’Ouest, a beaucoup terni son image, notamment à l’étranger. Opprimés, considérés par la plupart des Birmans comme des  » sous-hommes  » venus illégalement du Bangladesh, les Rohingya vivent dans une misère absolue. En octobre 2016, certains d’entre eux, excédés, ont tué neuf policiers. En représailles, l’armée birmane s’est déchaînée. Viols, meurtres… Pour échapper aux massacres, des dizaines de milliers de Rohingya sont partis se réfugier dans des camps au Bangladesh. Depuis, ils s’y entassent dans des conditions inhumaines, dans l’indifférence absolue du pouvoir birman. Et Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la paix en 1991, ne dit rien. Pis, elle accuse les Rohingya d’avoir mis en scène de fausses agressions, et s’oppose à l’envoi d’une mission d’observation par les Nations unies. Ulcérés par son silence, une douzaine de Nobel ont déploré dans une lettre au Conseil de sécurité de l’ONU, en décembre, le fait qu’elle n’ait pris  » aucune initiative pour défendre les droits des Rohingya et leur assurer la citoyenneté « .

De fait, la Lady n’a pas une position facile. Les députés de son parti sont souvent d’anciens prisonniers, qui se sont battus toute leur vie pour la démocratie, mais qui n’ont aucune expérience politique. Face à eux, les militaires demeurent très puissants : la Constitution leur octroie un quart des sièges à l’Assemblée et leur réserve les ministères, hautement stratégiques, de la Défense, de l’Intérieur et des Frontières. Afin de ne pas braquer les généraux, sans lesquels elle ne pourrait pas mener ses réformes, elle reste silencieuse dans le dossier des Rohingya. Un mauvais calcul, selon de nombreux observateurs. Mais a-t-elle le choix ? Naguère prisonnière, elle se découvre désormais en liberté surveillée.

Par Charles Haquet.

Bio Express

19 juin 1945 : Naissance à Rangoon.

1988 : Fondation de la Ligue nationale pour la démocratie.

1989 : Première arrestation.

1991 : Reçoit le prix Nobel de la paix.

2003 : Echappe à un assassinat.

2012 : Elue députée.

2016 : Nommée conseillère spéciale de l’Etat.

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