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« Facebook a payé pour diffuser des fake news »

Muriel Lefevre

Facebook a trompé les autorités et utilisé des stratégies douteuses pour couvrir le cocktail toxique de l’ingérence russe, des fuites de données et des piratages sur son réseau. C’est ce que révèle une redoutable enquête du New York Times. Extraits.

Lorsque, au printemps dernier, éclate le scandale Cambridge Analytica et que les utilisateurs comprennent que Facebook a donné les renseignements personnels de dizaines de millions de personnes à une compagnie spécialisée en données politiques et liée au président Trump, l’entreprise cherche dans un premier temps à détourner les responsabilités et à masquer l’ampleur du problème. Mais, rapidement, elle se rend compte que cela ne suffira pas.

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Zuckerberg va alors effectuer une tournée d’excuses publiques à travers le monde. « Nous n’avons pas réagi assez vite face à la menace russe et diffusé des informations erronées sur notre réseau, nous faisons aujourd’hui tout notre possible pour interdire ce genre d’abus sur Facebook », tel était le message récurrent du géant technologique depuis plus d’un an. Ce mea culpa planétaire omettait cependant de répondre à une question cruciale. Le pourquoi. Pourquoi Facebook avait tant tardé à prendre des mesures ? Une question auquel a tenté de répondre une équipe de cinq journalistes du New York Times qui ont enquêté durant six mois. Ils sont parvenus à interviewer plus de cinquante personnes en interne et en externe. Il s’agit notamment d’anciens et actuels dirigeants de Facebook et d’autres employés, de législateurs et de représentants du gouvernement, de lobbyistes et de membres du personnel du Congrès. La plupart ont parlé sous le couvert de l’anonymat parce qu’ils avaient signé des accords de confidentialité, n’étaient pas autorisés à parler aux journalistes ou craignaient des représailles.

Grâce à ces témoignages, les journalistes ont pu dresser un portrait réaliste des coulisses de ce mastodonte des réseaux sociaux. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que celui-ci risque de ne pas plaire dans les hautes sphères de l’entreprise. On y dresse un portrait peu flatteur de Mark Zuckerberg mais aussi de Sheryl Sandberg, que l’on considérait pourtant comme une des garantes du bon sens au sein de l’entreprise. Si l’on en croit l’article du New York Times, rien ne serait moins vrai. Car au sommet de Facebook, on s’est partagé les tâches.

Sheryl Sandberg
Sheryl Sandberg© Reuters

« En un peu plus d’une décennie, Facebook a connecté plus de 2,2 milliards de personnes, une nation mondiale à part entière qui a remodelé les campagnes politiques, les affaires publicitaires et la vie quotidienne dans le monde. En cours de route, Facebook a accumulé l’une des plus grandes banques de données personnelles de tous les temps, un trésor de photos, de messages et autres qui ont propulsé l’entreprise dans le Fortune 500. Mais à mesure que s’accumulaient les preuves que le pouvoir de Facebook pouvait aussi être exploité pour perturber les élections, diffuser de la propagande virale et inspirer des campagnes meurtrières de haine dans le monde entier, M. Zuckerberg et Mme Sandberg ont trébuché. La paire, axée sur la croissance, a ignoré les signaux d’alarme et a ensuite cherché à les cacher à la vue du public. À des moments critiques au cours des trois dernières années, ils ont été distraits par des projets personnels et ont transmis les décisions en matière de sécurité et de politique à leurs subordonnés. » dit le NYT.

Cette enquête révèle, notamment que pendant que le numéro un, Zuckerberg, s’auto flagelle aux quatre coins du monde, Sandberg, la numéro deux, va superviser une campagne de lobbying agressive pour mettre à mal les critiques, dévier la colère du public vers des entreprises rivales et surtout éviter une réglementation qui risque de faire beaucoup de mal à l’entreprise. Facebook va ainsi employer une firme républicaine pour discréditer les activistes qui militent contre les agissements de Facebook, en partie en les reliant au financier libéral George Soros. Elle va également exploiter ses relations d’affaires et courtiser ou cajoler des législateurs hostiles, tout en essayant de dissiper la réputation de Facebook en tant que bastion du libéralisme.

George Soros
George Soros© BELGAIMAGE

Retour sur les coulisses d’un scandale

Facebook ne dira longtemps rien publiquement au sujet de problèmes de sa plate-forme, mais dès le printemps 2016, un expert de la cyberguerre russe découvre quelque chose d’inquiétant et en informe M. Stamos, le chef de la sécurité sur Facebook. Des pirates russes semblaient sonder des comptes Facebook pour des personnes liées aux campagnes présidentielles. Des mois plus tard, alors que M. Trump bataillait contre Hillary Clinton pour la présidence, l’équipe a également trouvé des comptes Facebook liés à des pirates russes qui envoyaient des messages aux journalistes pour partager des informations provenant des courriels volés.

Stamos
Stamos© Reuters

Stamos, va se retrouver à la tête d’une équipe chargée d’examiner l’étendue de l’activité russe sur Facebook. Il est stupéfait qu’en décembre 2016, Zuckerberg se moque publiquement de l’idée que de fausses nouvelles sur Facebook avaient contribué à l’élection de M. Trump. A-t-il bien lu le rapport de son équipe ? Il rencontre alors Zuckerberg, Sandberg et d’autres dirigeants Facebook importants.Il n’aura droit qu’à la colère de Sandberg en réponse qui lui reproche que l’examen de l’activité russe sans approbation expose légalement la société. Ce qui n’empêche pas les dirigeants de l’entreprise de développer le travail de M. Stamos en créant un groupe appelé Projet P, pour « propagande », afin d’étudier les fausses nouvelles sur le site.

Dès janvier 2017, le groupe sait que les premières conclusions de Stamos ne font qu’effleurer la surface de l’activité russe sur Facebook. On évoque alors l’idée de publier un communiqué, mais cette idée sera vite enterrée. Washington était déjà sous le choc de la révélation selon laquelle Vladimir Poutine, le président russe, avait personnellement commandé une campagne d’influence visant à aider à élire M. Trump. Si Facebook impliquait davantage la Russie, les républicains accuseraient l’entreprise de se ranger du côté des démocrates. Et si Facebook retirait les fausses pages des Russes, les utilisateurs réguliers de Facebook pourraient aussi réagir avec indignation d’avoir été ainsi trompés.

Les subordonnés de Mme Sandberg vont adopter une approche similaire à Washington, où le Sénat avait commencé à mener sa propre enquête. Tout au long du printemps et de l’été 2017, les responsables de Facebook vont minimiser à plusieurs reprises les préoccupations des enquêteurs du Sénat au sujet de l’entreprise, tout en affirmant publiquement qu’il n’y avait eu aucune ingérence russe sur Facebook.

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Mais à l’intérieur de l’entreprise, c’est plutôt l’angoisse. En août 2017, c’est même la panique et on lance une alerte force 5. Zuckerberg et Sandberg n’auront dès lors d’autre choix que de rendre publiques certaines conclusions du rapport interne. Des conclusions qui seront néanmoins moins précises que le rapport initial publié par Stamos. Juste un jour après la confession soigneusement sculptée de la société, le Times publie une enquête sur d’autres activités russes sur Facebook, montrant comment les services de renseignements russes ont utilisé de faux comptes pour promouvoir les courriels volés au Parti démocrate et à des personnalités de Washington.

Ces révélations vont faire exploser le consensus politique qui avait protégé Facebook et d’autres grandes entreprises technologiques. Les républicains, déjà préoccupés par le fait que la plate-forme censurait les opinions conservatrices, ont accusé Facebook d’alimenter ce qu’ils prétendaient être des accusations sans fondement de complot contre M. Trump et la Russie. Les démocrates, longtemps alliés à la Silicon Valley sur des questions comme l’immigration et les droits des homosexuels, attribuent maintenant en partie la victoire de M. Trump à la tolérance de Facebook envers la fraude et la désinformation.

Après des semaines d’attente, Facebook va devoir remettre les messages russes au Congrès et admettre que près de 126 millions de personnes avaient vu les messages russes. Le même mois, et malgré les pressions, M. Warner et la sénatrice Amy Klobuchar, démocrate du Minnesota, ont déposé un projet de loi visant à obliger Facebook et d’autres entreprises Internet à divulguer qui a acheté des publicités politiques sur leurs sites – une expansion importante de la réglementation fédérale visant les entreprises de technologie.

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En octobre 2017, Facebook va faire appel à un consultant basé à Washington, Definers Public Affairs, qui avait été engagé à l’origine pour surveiller la couverture médiatique de l’entreprise. Fondée par des vétérans de la politique présidentielle républicaine, Definers s’est spécialisée dans l’application de tactiques de campagne politique aux relations publiques des entreprises – une approche employée depuis longtemps à Washington par de grandes sociétés de télécommunications et des gestionnaires de fonds spéculatifs activistes, mais moins courante dans le monde des entreprises technologiques.

Elle est spécialisée dans ce qu’on appelle l’ « opposition research ». La stratégie est relativement simple: s’assurer que Facebook apparaisse de façon positive et montrer les concurrents directs comme Google et Apple sous un mauvais jour. Les Definers, les employés de cette entreprise, ont par exemple posté des articles sur NTKNetwork.com. Ce site ressemble à un site d’infos, mais il est géré par la société de relations publiques. Les articles de ce site sont régulièrement repris par des sites d’information conservateurs tels que Breitbart. Facebook a également utilisé Definers pour s’attaquer à de plus gros opposants, comme le milliardaire hongrois Soros, un croque-mitaine de longue date des conservateurs et la cible d’intenses calomnies antisémites à l’extrême droite. Un document de recherche distribué par Definers aux journalistes cet été, un mois à peine après l’audience de la Chambre, présentait M. Soros comme la force occulte derrière ce qui semblait être un vaste mouvement anti-Facebook. C’était une cible naturelle. Dans un discours prononcé au Forum économique mondial en janvier, il avait attaqué Facebook et Google, les décrivant comme une « menace » monopoliste, « sans volonté ni tendance à protéger la société contre les conséquences de leurs actions ». Les théories conspirationnistes qui disent que Soros tire toutes les ficelles en coulisses seront de plus en plus adoptées par les républicains.

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En mars 2018, The Times, The Observer of London et The Guardian publient une enquête conjointe sur la façon dont Cambridge Analytica s’est approprié les données des utilisateurs de Facebook pour établir le profil des électeurs américains. Zuckerberg et Mme Sandberg vont décider d’anticiper les articles, avec une déclaration qui annonce que Facebook avait suspendu Cambridge Analytica de sa plate-forme. Les dirigeants ont pensé que le fait de devancer les nouvelles atténuerait le choc. Ils avaient tort. L’histoire a suscité l’indignation dans le monde entier, suscitant des poursuites judiciaires et des enquêtes officielles à Washington, Londres et Bruxelles.

Facebook passe alors à l’offensive. Kevin Martin, ancien président de la Federal Communications Commission et vétéran de l’administration Bush, est nommé à la tête du lobbying américain de la société et on va étendre le travail des Definers. On va assister à une éruption de la couverture médiatique.

Durant cette période, Zuckerberg continue sa tournée et campagne publicitaire tape-à-l’oeil intitulée « Here Together » pour s’excuser auprès de ses utilisateurs. Le big boss a aussi accepté de témoigner au Capitole. Un exposé qui ne se fera pas sans heurt, certains allant jusqu’à avancer qu’il s’agissait peut-être d’un robot.

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L’approche de Sandberg va elle aussi commencer à provoquer quelques remous en interne. Certains collègues estimant que Mme Sandberg – dont les ambitions de retour à la vie publique ont fait l’objet de nombreuses discussions au sein de l’entreprise – protégeait sa propre image aux dépens de Facebook. « Un matin de la fin de l’été, des travailleurs ont masqué les fenêtres d’une salle de conférence du bureau de Facebook à Washington. Peu de temps après, un garde de sécurité a été posté devant la porte. C’était un spectacle inhabituel : Facebook s’enorgueillit de ses plans de bureaux ouverts et de ses salles de conférence transparentes aux murs de verre. Mais Mme Sandberg devait témoigner devant le Comité sénatorial du renseignement – une rencontre cruciale pour sa compagnie en bataille – et ses assistants ne prenaient aucun risque. » dit encore le New York Time. Les lobbyistes de Facebook avaient déjà travaillé d’arrache-pied au Comité du renseignement, demandant aux législateurs de s’abstenir d’interroger Mme Sandberg sur les questions de protection de la vie privée, sur Cambridge Analytica et sur la censure.

Lors de son audition Sandberg a posé des notes manuscrites sur la table devant elle : le nom de chaque sénateur du comité, ses questions et préoccupations préférées, un rappel pour lui dire merci. Et avec quelques indications en grosses lettres : « Lent, Pausé, Déterminé. » Une ligne de conduite qui ne déviera pas d’un iota.

Dans la tourmente et malgré des vents de plus en plus contraires, Zuckerberg, 34 ans et fondateur, et Sandberg, 49 ans et ancienne responsable de l’administration Clinton et vétéran de Google, restent à la tête de l’entreprise, tandis que d’autres cadres de haut niveau ont quitté l’entreprise après des conflits sur les priorités de Facebook.

M. Zuckerberg, qui contrôle le réseau social avec 60 % des actions et l’a fondé en 2004, s’est vu pourtant demander à plusieurs reprises au cours de la dernière année s’il ne devait pas démissionner de son poste de directeur général.

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