L'implantation d'éoliennes menace-t-elle la valeur archéologique et l'attrait touristique de la Crète? © getty images

Vent de colère contre des éoliennes en Grèce

En Crète, la plus grande île grecque, la population s’inquiète d’une implantation effrénée d’éoliennes. A Ierápetra, un parc a été construit sur un site archéologique, malgré l’opposition d’une partie de la population. Un précédent dangereux?

« Les vignes sont plantées sur les coteaux les plus ensoleillés. Le cépage de la région, c’est le Liatiko », renseigne Giorgos Tomadakis, un sexagénaire qui habite le village de Kato Chorio, dans la région de Ierápetra, en Crète. Sous ses yeux, la montagne traverse la plus grande île de Grèce et paraît tomber dans l’immensité bleue de la mer de Libye. La voix de ce Crétois discret et modeste laisse deviner une pointe de fierté: « Ce cépage est l’un des plus vieux de la Méditerranée. » Malgré la beauté des lieux, Giorgos Tomadakis est préoccupé, comme de nombreux habitants. « Le gouvernement a construit ici quatre éoliennes alors que c’est un important site archéologique », soupire-t-il, dépité de voir la montagne balafrée par des routes permettant le transport des immenses pylônes gris et des gigantesques pales. Il fait partie du comité de citoyens qui s’est constitué pour en dénoncer l’implantation.

Auparavant, il fallait aux entreprises entre six et huit ans pour obtenir les certifications environnementales ; aujourd’hui, il faut entre cent et cent cinquante jours.

C’est au printemps 2020, dans une Grèce confinée, que ce parc a été construit sur l’isthme de Ierápetra. Mais « depuis au moins une décennie, la Crète est en proie à l’installation effrénée d’éoliennes », affirme Despina Koutandou, journaliste d’une radio de l’île. Elle est consciente que ce gros caillou présente un avantage: l’île est l’une des plus venteuses en Méditerranée. Or, « pour implanter des éoliennes, il faut une zone exposée au vent pour qu’elles aient un bon rendement ; il faut également qu’elles soient éloignées des zones habitables car, souvent, la population y est peu favorable », précise Stéphanie Lux, à la tête du cabinet Chances Conseil, spécialisé dans les questions environnementales. Ces deux conditions semblent réunies dans l’isthme de Ierápetra.

Engagement européen

C’est une aubaine pour le gouvernement qui développe un nouveau mix énergétique afin de respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050 décidé par l’Union européenne. Longtemps, la Grèce a été le troisième pays producteur de charbon en Europe. Ses centrales thermiques tournaient à plein régime pour alimenter les 10,8 millions d’habitants et les entreprises du pays. Arrivés au pouvoir en juillet 2019, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis (Nouvelle Démocratie, droite conservatrice) et son gouvernement sont décidés à accélérer la transition énergétique. En septembre 2020, ils ont annoncé le plan « pour une transition juste dans une ère postlignite ». Déjà, la production d’électricité par combustion de lignite est passée de 32 GW en 2008 à 5,7 GW en 2020. Les dernières centrales thermiques devraient être arrêtées en 2023. Désormais, Athènes entend privilégier une production d’électricité reposant sur le gaz naturel et les énergies renouvelables, photovoltaïque et éolienne en tête.

Lina Mendoni, ministre grecque de la Culture: volte-face ou pragmatisme?
Lina Mendoni, ministre grecque de la Culture: volte-face ou pragmatisme?© belga image

L’arsenal juridique est adapté pour atteindre ces objectifs. Une loi de « modernisation de la législation environnementale » est adoptée dès mai 2020. Une source ministérielle précise: « Auparavant, il fallait aux entreprises entre six et huit ans pour obtenir les certifications environnementales ; ce délai est désormais compris entre cent et cent cinquante jours. » Les infrastructures d’énergie renouvelable peuvent apparaître plus rapidement. Quitte à faire fi des richesses archéologiques et environnementales que comptent la Grèce et ses îles? Socrates Famellos, député du parti de gauche Syriza et ex-ministre de l’Environnement dans le gouvernement d’Aléxis Tsípras, soupçonne que des conflits d’intérêt et un intense lobbying puissent prévaloir sur la préservation environnementale. Pour lui, les sites Natura 2000, zones de protection de la biodiversité en Europe, qui couvrent environ 40% du territoire grec, sont mis en péril ; des menaces planent sur les trésors antiques que chaque nouvelle fouille met au jour.

Sur l’isthme, Myranta Varda, chimiste environnementaliste, souscrit: « Ici, nous sommes en train de faire table rase de tout ce qui est environnement et patrimoine culturel. » Elle passe en revue les vignes, les oliviers millénaires, les ruches, les oiseaux… Surtout, les habitants veulent préserver leur trésor archéologique. Il s’agit d’un « site extraordinaire qui témoigne que la Crète est habitée depuis 7 800 ans », souligne Giorgos Tomadakis. Manolis Klontzas, de l’Institut d’archéologie et de muséologie à l’université Masaryk, en République tchèque, décrypte: « C’est un paysage historique de la plus haute valeur universelle. » D’ailleurs, en 2000, le site a été classé « territoire archéologique unifié continu » par le Conseil archéologique central de Grèce que présidait Lina Mendoni, archéologue de formation, alors secrétaire générale du ministère et devenue en juillet 2019… ministre de la Culture.

Enjeu de mémoire

La liste des vestiges sur ce territoire est impressionnante, d’après Manolis Klontzas qui se réfère notamment à la déclaration de classification du site: un cimetière de l’âge de bronze précoce, un sanctuaire de l’âge du fer précoce de Kefali Vasiliki, un tombeau à Kamaraki Vasiliki, une forteresse médiévale à Kazarma, le site d’Aphrodite Kefali datant du néolithique tardif, un système de sémaphores… A cette liste impressionnante, il ajoute « de nombreux autres sites archéologiques et historiques qui n’ont pas encore été officiellement explorés, ni, donc, déclarés comme tels ». Surtout, analyse-t-il, « ce site archéologique unifié montre que l’habitat y a été continu et quel est l’impact des communautés locales dans le paysage depuis la période néolithique ». Pour l’âge de bronze, il s’y trouve des traces de la période minoenne, puis des empreintes de l’âge de fer, de l’ère byzantine en Crète… Nikos Panayiotkis, archéologue de la région, confirme: « Tout autour de l’espace où sont implantées les éoliennes existent des sites d’une importance historique considérable. Par exemple, il y a là le plus ancien système de communication et de défense découvert à ce jour. » Bref, le lieu a traversé les millénaires et mérite, selon ces chercheurs, d’être plus profondément exploré. C’est un enjeu de mémoire.

Pour la première fois, un parc éolien a été construit sur un site archéologique. C’est un précédent qui sera reproduit ailleurs en Grèce.

Pourtant, le comité d’archéologie de Crète en a décidé autrement afin de permettre l’installation du parc éolien. A l’automne 2017, il tourne le dos à la décision de 2000 et « déclasse » le site. Puis, les différentes administrations accordent les autorisations nécessaires à la création de ce parc éolien. Une bataille débute entre les habitants de la région et les autorités. Le gouvernement, alors dirigé par Aléxis Tsípras, est saisi par les citoyens. L’affaire est portée devant le Conseil archéologique central en juin 2019, quelques jours avant les élections législatives. Elles se soldent par un échec pour Syriza et conduisent, le 7 juillet 2019, à un changement de majorité au Parlement et de Premier ministre. Depuis, chacun se renvoie la balle.

Dans la région de Ierápetra, les sites archéologiques foisonnent. La multiplication de parcs éoliens pourrait hypothéquer leur mise en valeur.
Dans la région de Ierápetra, les sites archéologiques foisonnent. La multiplication de parcs éoliens pourrait hypothéquer leur mise en valeur.© getty images

Citoyens primés

« Ces éoliennes n’appartiennent pas à la mairie mais à des compagnies privées. Elles ont obtenu toutes les autorisations nécessaires », affirme le maire de Ierápetra, Theodosis Kalatzakis, interrogé par Le Vif. Il ajoute: « Elles ne posent aucun problème environnemental et produisent une énergie moins chère. » Il dit enfin avoir écouté la population: « Tous les conseils de village ont voté pour ces éoliennes », signale-t-il… bien que le village de Kato Chorio ait voté contre. Enfin, « les éoliennes ont été installées sur un endroit de la montagne où il n’y a aucun site archéologique ; ils sont à côté. C’est pourquoi les sociétés ont obtenu l’autorisation d’installation de la part du Conseil archéologique. » Le 16 septembre 2019, s’appuyant également sur la décision du Conseil archéologique de Crète, Lina Mendoni, devenue ministre de la Culture et des Sports, retire la saisine du Conseil archéologique central, « car le service compétent a confirmé qu' »il s’agissait d’un projet légalement autorisé qui n’a pas causé de dommages au site archéologique déclaré » », précise un courrier du ministère. Les éoliennes poussent pendant le confinement.

« Ce parc était-il nécessaire? », interroge Giorgos Tomadakis. Aujourd’hui, 289 éoliennes sont déjà installées sur la partie est de la Crète, où près de 30% de l’énergie produite repose sur cette technique. L’objectif est d’en produire dix fois plus, comme en témoigne l’examen des permis de construire accordés. A quel prix? « Pour la première fois, à Ierápetra, un parc éolien a été construit sur un site archéologique, protégé puis déclassé. C’est un précédent qui sera reproduit ailleurs en Grèce », prévient Nikos Panayiotis. Les citoyens de Kato Chorio peuvent, en tout cas, se targuer d’une distinction. Ils viennent d’obtenir le Prix européen du patrimoine décerné par l’association des archéologues européens. Son président, Franco Nicolis, justifie: « Nous avons souhaité saluer le combat de ces citoyens pour la préservation du paysage, du patrimoine, de l’histoire alors que les éoliennes et les routes qu’il faut construire pour y accéder peuvent dégrader les environs. »

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