La tension est à son comble sur l'île grecque de Lesbos, face à la Turquie, depuis qu'Erdogan a décidé de rouvrir la frontière aux migrants. © Joris van Gennip/belgaimage

Migration: pour ce spécialiste du Moyen-Orient, « Ankara est dans une fuite en avant »

La Turquie réclame le soutien de ses alliés occidentaux, sous peine de déclencher une nouvelle vague de réfugiés. Une attitude infantile, juge Hamit Bozarslan, spécialiste du Moyen-Orient.

En intervenant dans la province syrienne d’Idlib aux côtés de groupes rebelles, y compris djihadistes, la Turquie veut conserver une influence sur l’avenir de ce pays en guerre depuis 2011. Mais cette ambition, qu’elle a déjà payée au prix fort (plus de 50 soldats turcs tués en février), s’oppose à celle de la Russie, qui veut aider son protégé Bachar al-Assad à reprendre le contrôle du pays tout entier. Pour sortir de ce guêpier, la Turquie réclame le soutien de ses alliés occidentaux, en menaçant une nouvelle fois de déclencher un afflux massif de réfugiés en Europe. Eclairage de Hamit Bozarslan, professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) à Paris, spécialiste du Moyen-Orient, de la Turquie et de la question kurde.

Pourquoi la Turquie fait-elle pression sur l’Union européenne ?

Le discours antieuropéen et anti- occidental est très puissant en Turquie. C’était couru d’avance que le président Erdogan relancerait son chantage d’ouvrir les frontières, laissant déferler une nouvelle vague de réfugiés, car l’Europe n’a pas accepté sa politique syrienne dans sa globalité, donc y compris à l’égard des Kurdes. En 2015, lors de la première vague, la presse liée au pouvoir turc écrivait que la Première Guerre mondiale (NDLR : qui a vu le dépeçage de l’Empire ottoman) n’était pas terminée et qu’il fallait inonder l’Europe de réfugiés…

Jusqu’où l’Europe peut-elle accepter ce chantage ?

Difficile à dire. Ce bras de fer dure depuis cinq ans et l’Europe a systématiquement reculé : droits humains, réfugiés, Kurdes… C’est une preuve de la lâcheté des démocraties face à une antidémocratie. Or, cette capitulation n’a fait avancer aucun dossier, et n’a jamais réussi à calmer Ankara.

La Turquie a autant besoin de l’Union européenne, avec qui elle est alliée au sein de l’Otan, que de la Russie, son important partenaire stratégique. Le maillon faible, c’est l’Europe ?

Oui, car l’Union européenne ne parvient pas à se projeter comme une puissance, et donc finit par capituler. Face à elle, la Turquie est d’un cynisme extraordinaire, tout comme la Russie. Ces deux pays peuvent instaurer des politiques d’extrême cruauté en matière de droits humains. Ils n’ont pas de scrupules à utiliser la nuisance comme puissance chaque fois qu’ils sont bloqués dans leur politique étrangère.

Moscou dicte-t-il la politique de la Turquie à l’égard de l’Union ?

Non, ce sont deux choses très différentes, même si les discours se ressemblent beaucoup. Les deux régimes considèrent que l’occidentalisation, qui a débuté au xixe siècle, a été à l’origine de leur déclin. En Russie, on considère depuis 2008 la civilisation russe comme radicalement différente de l’européenne. Si les deux Etats souhaitent la fin de l’Europe comme horizon politique, ce n’est pas pour autant qu’ils se parlent à ce sujet.

Pourquoi la Turquie s’est-elle fourrée dans ce piège d’Idlib ?

Officiellement, pour protéger la paix dans le cadre du processus d’Astana ( NDLR : accord de mai 2017 entre Russie, Iran et Turquie sur la création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie). La Turquie ne cache pas qu’elle refuse d’héberger un million de réfugiés supplémentaires. Elle s’était aussi engagée à désarmer les rebelles djihadistes de l’organisation Hayat Tahrir al-Cham. Mais, là, c’est l’inverse qui s’est produit : elle leur a apporté une aide militaire après que les groupes rebelles pro-Turcs ont été évincés. C’est ce que Moscou reproche à Ankara.

Sans parler de l’occupation illégale par les forces turques…

Moscou le rappelle chaque fois, tout comme Damas. L’Union européenne, elle, se tait, car elle craint que si le régime de Bachar reprend Idlib, les réfugiés déferlent à nouveau. En attendant, le droit international est mis entre parenthèses.

Pourquoi cette politique erratique d’Erdogan en Syrie ?

C’est une politique d’aveuglement, de fuite en avant. Depuis 2013, le pouvoir turc ne survit que par le déclenchement de crises internes ou externes. Il veut aller aussi loin que possible dans le bras de fer, peu importe le prix. Le moment pragmatique dure très peu de temps avant qu’une nouvelle dynamique conflictuelle ne s’enclenche. La doctrine du  » zéro problème avec les voisins  » était celle appliquée par l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu. Loin d’être une politique pacifiste, il s’agissait en fait d’affirmer l’hégémonie de la Turquie. Mais personne ne l’a acceptée. Entre 2011 et 2014, les alliés islamistes de la Turquie dans le monde arabe ont tous perdu : en Tunisie, en Egypte, en Libye… Il reste encore la Syrie, où elle combat le pouvoir central.

Considérez-vous la Turquie comme coresponsable, avec le régime, de la tragédie en Syrie ?

Absolument. Trois pays ont joué un rôle central : Russie et Iran d’un côté, Turquie de l’autre, qui ont brutalisé la société syrienne. De surcroît, Iran et Turquie ont confessionnalisé le conflit, tout en organisant des milices sur le terrain.

Erdogan étant imprévisible, pourrait-on imaginer un rappro-chement avec Bachar al-Assad ?

Des éditorialistes turcs l’ont suggéré, arguant que c’était le meilleur moyen de neutraliser les Kurdes. Mais les choses ont dérapé. Un rapprochement économique ? Le régime syrien n’oubliera pas que la Turquie a surarmé l’opposition syrienne et les groupes islamistes. Damas ne va pas rouvrir ses frontières aux investisseurs turcs comme si de rien n’était.

La clé est à Moscou ?

Moscou dispose des moyens de pression nécessaires, y compris économiques, sur l’ensemble des belligérants. Autant Erdogan est erratique, autant Poutine reste dans une attitude très rationnelle. Cela fait des années que la Russie déploie des efforts pour sauver le régime de Bachar, ce qui lui permet de retrouver l’accès à la Méditerranée, et de se projeter à nouveau comme grande puissance. A cet égard, le discours  » ôte-toi de là  » qu’Erdogan a tenu à Poutine à propos d’Idlib apparaît comme très infantile. C’est le même discours que le leader turc tenait il y a peu à l’égard de Washington, à savoir  » ôte-toi de mon chemin afin que je puisse régler le sort des Kurdes « . On verra comment Poutine réussira à calmer Erdogan. Mais la violence se poursuivra encore. Moscou et Damas veulent récupérer Idlib, et ils réussiront.

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