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Magali Reghezza, géographe: « On ne peut pas juste hausser les digues! » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les crises des démocraties occidentales sont des signaux d’alerte importants car c’est à cause d’elles que la question climatique n’avance pas, affirme la géographe Magali Reghezza. Les gouvernements doivent oser questionner les citoyens sur les choix à poser, quoi qu’il en coûte. Au-delà du consensus de façade selon lequel « il y a urgence à agir »…

Trente-huit morts, un disparu, quelque 100 000 personnes touchées et près de 50 000 habitations sinistrées dans 209 communes. Des dégâts incalculables. Les inondations qui ont noyé une partie de la Belgique, à la mi-juillet, ont abîmé villes et villages et laissé leurs habitants dépouillés de tout. Les déchets s’empilent sur un tronçon d’autoroute et les dossiers de demandes d’indemnisations gonflent. Une commission d’enquête parlementaire s’active, en Wallonie, pour dire tout ce qui doit l’être de cette catastrophe sans précédent. Voilà pour le passé. Et pour l’avenir? Des changements structurels sont indispensables, martèle la géographe française Magali Reghezza. De ceux qui garantissent une juste transition. Pour répondre au changement climatique et rendre leurs territoires moins vulnérables, les démocraties occidentales doivent oser poser les questions qui fâchent à leurs citoyens: Que veut-on et que fait-on? Quels seront les coûts de ces projets? Et les bénéfices? Qui paiera?

Bio express

  • 1978: Naissance à Nice.
  • 2002: Docteure en géographie et aménagement.
  • Depuis 2007: enseigne la géographie à l’Ecole normale supérieure (ENS-Paris).
  • 2012: publie Paris coule-t-il? (Fayard, 350 p).
  • 2012: Codirige l’ouvrage Résiliences urbaines: les villes face aux catastrophes (Le Manuscrit, 364 p.).
  • Depuis 2015: maître de conférence habilitée à diriger des recherches en géographie à l’ENS.
  • 2019: Nommée membre du Haut conseil pour le climat en France.

Des événements comme les inondations de cet été, appelés à se reproduire, remettent-ils en cause nos modes de vie?

Oui, et de deux façons. La première est que l’on sait que ce sont les modes d’occupation des sols – c’est-à-dire la manière dont on s’est installés dans des zones à risque en oubliant parfois le risque – et l’aménagement du territoire réalisé depuis cinquante ans qui sont en partie responsables de cette augmentation des dommages. On voit bien que malgré tous les progrès techniques, nos sociétés ne sont pas moins vulnérables que par le passé: les digues et les systèmes de protection et d’alerte n’empêchent pas les dégâts. La deuxième est que l’on sait, avec le dernier rapport du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, que ce type d’événements, encore très improbables au début du XXe siècle, augmentera en fréquence. Or, ce changement climatique est directement corrélé à nos modes de vie et aux émissions de gaz à effet de serre liés à nos modèles de production et de consommation. Le changement climatique en cours dépasse très largement, en rythme et en ampleur, la variabilité naturelle du climat observée au siècle dernier. En amont, donc, les risques d’inondation augmentent du fait du réchauffement climatique lié à nos modes de vie, et en aval, la catastrophe survient parce que nos sociétés sont exposées et présentent des vulnérabilités.

La gestion de crise est un métier. Et ce n’est pas celui des bourgmestres.

Faut-il agir sur les deux plans: à la source pour limiter le changement climatique et, en bout de chaîne, pour limiter les vulnérabilités des territoires?

Exactement. Atténuer le premier et adapter le second. Dans les deux cas, on a besoin de transformations profondes et structurelles. On ne peut pas juste hausser les digues! Si on garde le même modèle de fonctionnement, le changement climatique va se poursuivre. Or, chaque demi-degré compte, dès lors que les répercussions ne sont pas proportionnelles à l’augmentation de la température. Avec une augmentation de moins de 2°C, il sera compliqué de s’en sortir mais c’est encore possible ; au-dessus de 2,5°C, ce sera vraiment très difficile. Et au-delà de 3°C, les impacts seront tellement énormes qu’ on ne sera plus en mesure de tous s’ adapter.

Les communes, en première ligne sur le front des inondations, se sont plaintes du manque d’appui des autres niveaux de pouvoir. Le nouveau contexte climatique impose-t-il d’envisager de nouvelles solidarités?

La solidarité, ça signifie que je dépends de mon voisin et de ses décisions qui ont des conséquences sur moi, et inversement. On le voit avec le coronavirus: si la France se réserve tous les vaccins, les autres pays européens n’en ont pas. C’est une solidarité négative. Mais il y a aussi des solidarités positives qui sont celles du partage des coûts et des bénéfices. Certaines actions génèrent des bénéfices multiples pour l’ensemble des parties prenantes. Un exemple: lorsqu’il faudra rebâtir, chez vous, les bâtiments effondrés, il ne s’agira pas seulement de ne pas reconstruire au même endroit mais aussi d’en profiter pour édifier un bâtiment bas carbone, bien isolé, autonome en énergie. Les habitants seront ainsi moins vulnérables aux canicules et en cas d’inondations. Ces vastes chantiers créeront de l’emploi et, sans doute, de nouveaux métiers et de nouvelles manières de travailler. Agir ainsi revient à partager les coûts et bénéfices de façon juste. Cette transition équitable doit être au coeur de la réflexion. Parce que lors d’inondations, par exemple, plus vous êtes exclu, socialement défavorisé, plus vous habitez des logements fragiles et plus il sera difficile pour vous de reconstruire et d’accéder à la résilience.

On assiste à une gestion très technocratique du problème climatique, regrette Magali Reghezza.
On assiste à une gestion très technocratique du problème climatique, regrette Magali Reghezza.© RENAUD CALLEBAUT

Au moment de la catastrophe, les communes n’en étaient pas moins démunies pour réagir…

C’est toute la question de la gestion de crise: à supposer qu’ on les décide aujourd’hui, des politiques de réponse au changement climatique prendront dix ou quinze ans pour être implantées. On ne sait pas transformer plus rapidement des villes ou un tissu industriel. En attendant, il faut donc des solutions, réversibles et temporaires. Construire une digue coûte cher et tient un temps, mais vous ne traitez pas le problème à la racine. Avec la multiplication des catastrophes, la gestion de crise deviendra une composante essentielle de la résilience. On voit bien que les pays qui n’ ont pas subi de chocs violents, contrairement aux Pays-Bas avec les grandes inondations de 1953, n’ont pas repensé leur gestion de crise. Ce type de choc est, hélas, nécessaire pour rebondir. A présent, il est urgent de modifier les logiques de gestion des crises.

Comment?

D’abord, il faut des compétences: la gestion de crise doit devenir un métier. Les bourgmestres sont amenés à gérer les crises alors que ce n’ est pas leur métier. Les pompiers et la protection civile, eux, y sont formés. Les bourgmestres marient des gens le lundi et le mardi, s’occupent de sauver leurs habitants perchés sur des toits! Il faut donc une augmentation des compétences. Il faut aussi planifier cette gestion de crise: se demander de quels moyens on dispose, où ils se trouvent, comment les mettre en oeuvre, ce qui manque, en quoi investir… Si vous n’avez ni téléphone, ni barque de secours, ni groupe électrogène, ça ne peut pas fonctionner. Enfin, il faut des exercices réguliers pour tester les procédures, les cellules de crise, les chaînes de commandement. Les premiers au front sont les élus locaux et c’est normal. Mais la phase où ils sont seuls doit durer le moins longtemps possible. On mesure la réussite d’une gestion de crise au temps minimal que vous avez passé à être isolé. Tout doit être anticipé: quid si les routes, l’électricité, les télécommunications sont coupées? Cela s’apprend, cela ne s’improvise pas. Ce n’ est qu’ainsi que l’on peut déployer des aides et des renforts pour les élus locaux.

Aux Etats-Unis, l’épisode de l’ouragan Katrina qui, en 2005, a isolé des milliers de personnes pendant plusieurs jours, a modifié en profondeur la gestion de crise…

Oui. Cela a été un tel choc que le pays a entièrement repensé sa gestion de crise, du national au local. On a maintenant des gens formés aux « routines de l’ exceptionnel », les forces sont connues et on sait où et comment les déployer en cas de nécessité. Aux Antilles, la Croix-Rouge a également mis en place un plan baptisé « 72 heures d’autonomie ». Son principe: vous tenez 72 heures après un séisme et au plus tard après 72 heures, on vous garantit qu’ on est là.

Vous dites que l’écologie est d’abord politique puisque ce sont des choix qui doivent être posés. Avez-vous le sentiment que ces choix sont effectivement posés?

Les choix sont occultés par ce discours consensuel de façade: « Il y a urgence à agir. » Ensuite? Le problème est réattribué aux experts, aux scientifiques, aux ingénieurs. C’est le cas dans toutes les démocraties. On assiste à une gestion très technocratique du problème climatique, qui doit, dit-on, se régler par la technique, un nouveau cadre légal ou réglementaire, de l’ingénierie territoriale. Mais jamais les citoyens ne sont consultés sur ces sujets. Les grandes questions ne sont jamais posées. Il va falloir faire des efforts, qui les fait? Qui paie et comment répartit-on les coûts et les bénéfices? Un exemple: on engage une transition énergétique, voilà ce que ça donne si on prend du nucléaire, du gaz ou du charbon. Qu’ en pensez-vous? Même chose si on transforme l’agriculture. Il va forcément y avoir des gagnants et des perdants. Ces débats doivent être mis sur la table au moment des élections. Or, souvent, les partis politiques ne sont pas du tout sur ces sujets-là. On sait ce qu’on devrait faire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre mais il y a plusieurs chemins de transition possibles. Donc il faut négocier la manière d’y arriver. C’est pourquoi les politiques climatiques constituent un enjeu politique au sens le plus noble du terme.

Au Japon, la catastrophe est perçue comme une opportunité pour changer les choses et se transformer.

Pourquoi n’y a-t-il pas de débat public sur ces questions?

Parce que la sensibilisation des élus à ces questions est insuffisante, en tout cas en France. Parce que ceux-ci ont peur de ne pas être réélus ou d’aborder un sujet anxiogène. Ou par certitude que les technologies vont nous sauver et qu’il faut simplement tenir bon jusque-là. Et puis, il y a le jeu électoral que l’on observe dans les démocraties qui ne vont pas bien, comme la Belgique ou la France, avec une abstention qui grimpe, la montée du complotisme, les difficultés à former un gouvernement, un contexte de défiance par rapport à un corps politique qui n’ a pas su se renouveler. Pour toutes ces raisons, les élus ne posent pas les bonnes questions aux citoyens, en les considérant comme des abrutis.

Si les victimes doivent être reconnues, on ne doit pas en faire des
Si les victimes doivent être reconnues, on ne doit pas en faire des « assistés ».© BELGA IMAGE

Le contrat social qui unit la population à l’Etat consiste à ce que le second protège la première. Dans une catastrophe comme celle de juillet, cette protection n’a pas été assurée. Comment repenser notre rapport aux pouvoirs dès lors qu’ils ne sont plus à même de gérer l’incertitude?

Cela rejoint la question de la défiance à l’égard du politique. Pour tout événement, on cherche des responsables et des coupables. D’abord, l’Etat central qui, à son tour, va trouver des boucs émissaires comme par exemple, dans ce cas-ci, les prévisionnistes météo, l’administration, les entreprises privées qui ont mal construit, etc. A la fin, ça retombe sur le citoyen, qui est toujours bien un peu responsable, et qui n’avait pas à s’installer là… Ce qui crée ce sentiment de défiance envers l’Etat, c’est que, du fait de l’impréparation et de l’inaction, et alors que le phénomène est connu, l’Etat laisse perdurer une situation de risque. Depuis deux ou trois ans, toutefois, des juridictions condamnent des Etats pour inaction climatique. Cela prouve que le contrat social tient toujours puisque les institutions sont encore en mesure de dire qu’il n’a pas été respecté. Et cela reprécise les responsabilités de chacun dans cette obligation de protection: la responsabilité des Etats est d’agir pour protéger les populations.

Nous sommes passés d’une société du risque à une société de l’incertitude, dites-vous. La démocratie en sort-elle égratignée?

L’incertitude n’ est pas nouvelle, les sociétés du passé vivaient déjà avec elle. Mais nous en avons une perception différente aujourd’hui parce que nos technologies permettent de mieux en mieux et de plus en plus tôt de prévoir. L’incertitude vient aussi du fait que nous ne savons pas ce que feront les Etats: vont-ils ou non appliquer l’accord de Paris (NDLR: conclu en 2015, c’est le premier accord mondial juridiquement contraignant à imposer des mesures de lutte contre le réchauffement aux pays signataires)? Nous sommes néanmoins capables de tracer des scénarios, selon différentes hypothèses. Reste ce qu’on n’a pas anticipé, qu’on n’a pas vu ou pas voulu voir. Les gouvernements ne peuvent l’assumer car cela reviendrait à rompre le contrat social. Alors, il leur arrive de se défausser sur la technique et les ingénieurs, qu’ils mettent en avant pour ne pas assumer leurs propres responsabilités. Normalement, il leur revient de prendre des décisions après avoir été élus démocratiquement, en se fondant sur les analyses et les données d’experts qui s’appuient eux-mêmes sur la science. Mais aujourd’hui, on a l’impression que la parole est seulement aux experts. Ce qui donne à penser qu’il n’y a qu’une solution possible, et ce qui engendre cette vague de complotisme, de fake news, de méfiance envers les médias.

Certains affirment que, pour résoudre la question climatique, il faudrait « une bonne dictature »…

Non, bien sûr. Aucun régime de ce genre n’a d’ailleurs jamais eu de politique favorable au climat. La question climatique a, au contraire, besoin de plus de démocratie: que les choix soient posés et les décisions prises par le plus grand nombre possible, afin d’être les plus légitimes possibles. Il importe que le dissensus propre à la démocratie puisse servir de base à des compromis acceptés par tous, que ce ne soit pas un camp qui confisque le pouvoir à l’autre. Ce n’est pas un match de foot, la démocratie! Les crises des démocraties occidentales sont des signaux d’alerte importants parce que c’est à cause d’elles que la question climatique n’avance pas.

Quelles sont les conditions nécessaires pour que surgisse une résilience efficace après une catastrophe de cette ampleur?

La première condition de la résilience, c’est se demander à quoi on veut être résilient et quel état on veut atteindre. Veut-on un retour à l’identique – ce qui n’est pas la bonne solution – ou tirer les leçons pour être moins vulnérables la prochaine fois? Il est indispensable de capitaliser sur l’expérience, apprendre, et profiter des catastrophes pour agir différemment, même si c’est rude à dire. La résilience ne peut fonctionner que si elle est anticipée: elle est beaucoup plus difficile à mettre en place quand tout est par terre et les gens traumatisés. Enfin, on doit prévoir un accompagnement de long terme et une reconnaissance du caractère de victimes – tout en ne les transformant pas en assistés. Sinon, les situations individuelles se détériorent et, de crise en crise, on se fragilise de plus en plus. Pareil avec les territoires.

Au Japon, le mot risque n’existe pas. Comment le comprendre? Peut-on s’en inspirer?

Chez nous, le risque est perçu négativement. Au Japon, les mots qui désignent le risque sont associés à un bienfait: la catastrophe est une opportunité pour changer les choses et se transformer. Le risque, il faut vivre avec lui. Ça ne veut pas dire accepter ni arrêter de lutter, mais intégrer des contraintes dans notre quotidien et essayer d’y répondre par une transformation structurelle. Si on y parvient, on n’en est plus, alors, à gérer le risque mais on est dans un projet de territoire et de société. Le risque devient une donnée de cet ensemble beaucoup plus complexe, qui remet en son centre l’humain et ses valeurs fondamentales.

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