Franklin Dehousse

« L’obsession commerciale de l’Europe, une grande naïveté stratégique »

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

En 1995, avant d’accepter l’union douanière avec la Turquie, l’Europe imposa de nombreux préalables en matière d’Etat de droit et de libertés fondamentales. En 2018, la Turquie a régressé beaucoup plus loin qu’en 1995. Que fait l’Union européenne ? Rien.

Au contraire, elle veut approfondir le commerce, même si des dizaines de milliers de journalistes, fonctionnaires, professeurs, écrivains et juges sont incarcérés de manière totalement arbitraire. Trois journalistes viennent encore d’être condamnés à la prison à vie sans la moindre culpabilité sérieuse. Cet épisode révèle, comme d’autres, un basculement de philosophie. Le commerce doit être renforcé coûte que coûte, quel que soit le régime politique des partenaires. Cela ressort aussi de discours légers qui plaident l’alliance de l’Europe à la Chine, au lieu des Etats-Unis, pour protéger le système multilatéral. On néglige ainsi plusieurs évolutions fondamentales des relations commerciales internationales.

D’abord, si le commerce apporte des bénéfices incontestables, il provoque aussi, par son caractère déséquilibré, des dommages collatéraux substantiels. La faiblesse des standards environnementaux confère un avantage compétitif aux Etats laxistes. La faiblesse des standards sociaux contribue au nivellement par le bas des salaires. La faiblesse de la coopération fiscale entraîne des contournements massifs des taxations nationales. De plus, la libéralisation déséquilibrée des services encourage la faiblesse de la régulation financière, ce qui contribue à la multiplication des crises. Ce sont des problèmes généraux, liés à tous les accords commerciaux.

C’est un leurre d’imaginer le commerce comme une valeur absolue, sans lien avec la géopolitique.

Ensuite, la coopération commerciale avec des dictatures provoque des problèmes additionnels. Ces dictatures ne sont pas des marchés au sens où nous l’entendons. Les monopoles y abondent, la corruption aussi. Dans un pays comme la Tunisie de Ben Ali naguère, la famille du président et ses proches avaient mis les entreprises en coupe réglée. Nous avons sympathiquement soutenu cette économie de prédation pendant deux décennies. La Chine présente certaines de ces pathologies. Les familles de dirigeants bénéficient de protections parfois exorbitantes, et les violations de la propriété intellectuelle sont récurrentes.

Enfin, la coopération avec des dictatures présente des défis d’une tout autre ampleur. Certes, il faut respecter les énormes progrès de la Chine au cours des cinquante dernières années. L’élévation du niveau de vie, la réorientation du système énergétique, la montée de l’innovation impressionnent. En revanche, le respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce demeure modeste. La dominance des entreprises est systématiquement exploitée, menace grandissante pour l’avenir. L’espionnage aussi. Bloomberg vient de révéler un piratage chinois systématique des ordinateurs dans des centaines d’entreprises des Etats-Unis, ainsi que dans l’armée. Dans une veine différente, le président d’Interpol vient d’y être emprisonné. Cela témoigne d’un faible respect des règles internationales.

C’est un leurre d’imaginer le commerce comme une valeur absolue, sans lien avec la géopolitique. Le xxe siècle recèle de multiples exemples du contraire. Les responsables européens feraient bien de s’en souvenir.

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