En Islande, Afrika, qui accueille des joueurs du monde entier, tente - avec difficulté - de se faire accepter des autochtones. © EMILIEN HOFMAN

L’Islande, terre d’accueil et de glace

Dans la banlieue de Reykjavik, le club de football amateur d’Afríka, constitué en majorité d’étrangers, dénonce l’injustice, les brimades et l’indifférence dont il se sent victime. Un sentiment parfois prolongé en dehors des pelouses.

En plein étirement, une quinzaine de footballeurs islandais ponctuent leur entraînement par quelques rictus à destination d’Afríka, l’équipe colocataire du terrain synthétique de Leiknir, en banlieue de Reykjavik. Khalid, Ali, Ronald, Mohammed et leurs coéquipiers ont en effet pas mal de difficultés à s’échanger le ballon correctement. Originaires du Maroc, d’Irak, du Chili, d’Ethiopie, ils font partie des 12 % d’immigrés d’Islande. Au début du siècle, ils ne représentaient que 2 % de la population, mais celle-ci s’est notamment mobilisée pour inciter le gouvernement à augmenter le nombre de bénéficiaires d’un droit d’asile. L’Islande, qui affronte la Belgique, ce 15 novembre, en Ligue des nations, cet élève modèle ?  » Lors d’un match, tout le monde est contre nous : les adversaires, l’arbitre et les spectateurs. Les Islandais veulent montrer qu’ils sont chez eux et qu’ils maîtrisent mieux le foot « , contrecarre le coach d’Afríka, Zakaria Anbari, qui brave la bise islandaise vêtu d’un simple K-Way.  » C’est pareil dans la vie de tous les jours « , abonde Gregor, un milieu de terrain polonais.  » Les Islandais sont égoïstes, ils pensent à leur propre développement et se foutent de savoir si vous les comprenez ou non.  » L’Islande, ce cancre dissimulé ? La réponse est manifestement entre les deux positions.

L'Islande, terre d'accueil et de glace

Bar à jus, Vinnuafl et échelle des nations

Hormis un passage de six mois au Portugal la saison dernière, le Namurois Jonathan Hendrickx évolue en D1 islandaise depuis quatre ans. Au bar à jus du centre de Reykjavik, il se souvient de l’arrivée de la première famille syrienne sur l’île.  » La majorité des locaux ont découvert ce qu’était une femme voilée. Les Islandais ont beaucoup moins l’habitude de voir un Noir ou un Arabe qu’en Europe occidentale.  »

Les Islandais sont égoïstes, ils se foutent de savoir si vous les comprenez ou non.

L’immigration est un phénomène récent en Islande, hostile il y a encore quelques décennies à la présence de Noirs dans la base américaine de l’île. Professeur d’anthropologie à l’université d’Islande, Kristín Loftsdóttir rappelle dans le Nordic Journal of Migration Research que durant le boom économique du début du xxe siècle, les migrants – principalement issus d’Europe de l’Est – sont réduits au statut de force de travail étrangère ( vinnuafl en VO). A l’époque, il n’est pas rare de trouver des annonces proposant des appartements  » adaptés pour accueillir des Polonais « . Selon l’anthropologue, l’arrivée de migrants d’Afrique provoque un autre type de réaction, entre l’excitation et les idées stéréotypées de ce que signifie  » être Noir « . Une attitude guidée par la volonté des Islandais de se sentir totalement Européens. Initialement, certains migrants, comme les Lituaniens ou les Polonais,  » symbolisent ce qui est perçu comme négatif pour l’Islande, à savoir le crime organisé et la prostitution « , écrit Kristín Loftsdóttir, persuadée que ces nouveaux arrivants sont alors vus comme incompatibles avec l’Islandais, courageusement extirpé de son passé colonial pour escalader  » l’échelle des nations « .

Zakaria Anbari (à g.) encadre sa troupe internationale deux fois par semaine.
Zakaria Anbari (à g.) encadre sa troupe internationale deux fois par semaine.© EMILIEN HOFMAN

Homogénéité glacée

Sous une neige aveuglante, Zakaria Anbari s’efforce de faire entendre ses consignes tactiques à ses ouailles. Ancien cycliste professionnel au Maroc, il rejoint son frère sur la Terre de glace en 1988 pour monter sa propre entreprise. La main posée sur son crâne dégarni, Anbari évoque brièvement sa banqueroute, qui l’a incité à s’impliquer dans le foot en rassemblant les Africains d’Islande pour former Afríka.  » Ces gars n’avaient pas reçu leur chance dans des clubs islandais parce qu’ils n’étaient pas assez bons ou parce qu’ils étaient étrangers « , se souvient le coach. Malgré un accueil physiquement rude des autochtones, Afríka se développe, accueille des joueurs du monde entier et devient la première équipe étrangère à intégrer la division 3 semi-professionnelle en 2003.  » C’est à ce moment-là que la guerre commence « , commente Zakaria Anbari, qui reconnaît le manque de qualité de son équipe, mais se plaint qu’elle soit en outre le bouc émissaire du foot national.  » Certains arbitres refusent de communiquer avec nous « , déplore Pavel, de Moldavie.  » A l’issue d’un match, un coéquipier vietnamien a joint ses mains pour saluer l’arbitre… qui a cru qu’il se moquait de lui et qui a sorti un carton jaune.  » Dans la buvette de Leiknir, Pavel prend une courte pause. Ces rapports conflictuels l’inquiètent, mais il rejette toute éventualité d’un racisme pur et simple des Islandais.

Gregor, le milieu de terrain polonais.
Gregor, le milieu de terrain polonais.© EMILIEN HOFMAN

Entre deux conférences à l’université de Reykjavik, le professeur de sociologie Helgi Gunnlaugsson éclaire une partie de l’énigme en évoquant le caractère homogène de la société islandaise, forte de ses normes sociales, croyances, modèles et comportements.  » Le foot islandais est profondément basé sur la tradition, donc quand quelque chose de différent (avec ses propres normes, styles et attitudes) fait son apparition dans cette société, les Islandais peuvent se montrer peu hospitaliers.  » Ce sentiment d’hostilité ressenti par les joueurs d’Afríka tient peut-être également du décalage entre l’idée qu’ils se font d’un  » chez soi  » et la réalité islandaise, où l’obscurité règne quatre mois par an sous une température moyenne de 8 °C.  » En tant qu’île, l’Islande est bien différente de tout autre pays « , ajoute Helgi Gunnlaugsson.  » La population est petite et vit, fière de son histoire, comme une grande famille depuis mille ans. Ça peut être difficile pour des étrangers d’intégrer cette mécanique.  »

Unanimement reconnue pour ses indéniables avancées sociales, l’Islande est encore surmontée d’un plafond de verre.  » Ça fera bientôt deux ans qu’une loi a été votée pour imposer l’égalité salariale entre hommes et femmes « , illustre Michel Sallé, docteur en sciences politiques et auteur de l’ouvrage L’Islande (éd. Karthala, 2013).  » Mais elle n’a toujours pas été appliquée. Des problèmes administratifs sont évoqués, mais les entreprises ne sont pas tout à fait prêtes non plus.  » Par ailleurs, certains cas de ressortissants étrangers bien installés en Islande et à qui le gouvernement ordonne soudainement le départ – en raison d’excès de vitesse – n’ont pas bonne presse.  » Bien souvent, des levées de boucliers de la population aboutissent toutefois au maintien dans la légalité de la personne concernée « , souligne Michel Sallé.

Afrika à l'entraînement. Un club actuellement constitué de joueurs albanais, marocains, polonais, chilien, anglais, moldave, éthiopien et irakien.
Afrika à l’entraînement. Un club actuellement constitué de joueurs albanais, marocains, polonais, chilien, anglais, moldave, éthiopien et irakien.© EMILIEN HOFMAN

« Do immigrants’ votes matter »

Il faut le dire clairement : les idées extrémistes n’ont pas voix au chapitre sur la Terre de glace.  » Il n’existe pas de groupes du genre  » L’Islande pour les Islandais « , précise Helgi Gunnlaugsson.  » Cela étant, la majorité des immigrants viennent d’Europe centrale ou de l’Est, ils sont donc plus proches de l’Islandais au niveau culturel que le sont des Asiatiques ou des Africains. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’immigration est plutôt une réussite sur l’île. Surtout que ces gens viennent ici pour travailler.  » Dans ce domaine, une révolution complète est en cours au sein du mouvement syndical islandais pour prendre mieux en compte la situation des étrangers, moins bien traités que les Islandais en matière de sécurité sociale et de revenus. Une tâche ardue tant le développement du tourisme suscite les petites paies et les recours à des soi-disant stagiaires.

Depuis 2007, le gouvernement entend mener une politique d’intégration des immigrés à travers diverses actions bien précises, comme l’accès à l’apprentissage de l’islandais, crucial pour s’insérer dans la société.  » En Islande, vous devez pouvoir entamer facilement la discussion quand vous rencontrez quelqu’un « , relève Nour Natan Ninir, le trésorier d’Afríka, arrivé sur l’île par amour.  » D’où l’importance de parler comme les locaux.  » Pour ne pas les déstabiliser, certains directeurs d’école autorisent toutefois les enfants d’immigrés à choisir leur langue maternelle comme deuxième option. Avant les élections municipales de 2014, l’action  » Do immigrants’ votes matter  » encourage les ressortissants étrangers à poser leurs questions et exprimer leurs besoins aux politiques lors d’un meeting. Créé il y a dix ans, le Fonds de développement pour les questions d’immigration incite de son côté à la naissance de projets culturels d’associations d’immigrants.  » Les exemples sont légion, note Helgi Gunnlaugsson. On ne veut pas arriver aux situations connues en France, avec Le Pen, ou en Suède : il y a trop d’hostilité envers les migrants. L’Islande doit encore apprendre à être multiculturelle et à accepter des gens d’une culture très éloignée, mais on doit également trouver des solutions pour permettre aux étrangers de s’ajuster à notre société à travers le dialogue et la culture.  » Et pas trop le football, donc.

Un docu « pour que les gens se comprennent »

Entre 2002 et 2005, le réalisateur islandais Olaf de Fleur Johannesson décide de consacrer un film, Afrika United, à cette équipe peu banale. Dans le même style que l’émission de téléréalité Les Héros du gazon, diffusée à la RTBF, de 2015 à 2017, la caméra suit les footballeurs dans leur quête de victoire et se focalise sur plusieurs personnages marquants.  » Je veux faire des films sur des gens qui ne sont pas ordinaires, explique le réalisateur sur le site du Yamagata International Documentary Film Festival. Je transforme les histoires en films et les montre à un public ordinaire. Je pense que, pour que les gens se comprennent, il est important de savoir que ce type de personnes existe dans le monde.  »

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