Franklin Dehousse

L’Europe, ce grand bazar qui oublie l’intérêt général (chronique)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

En Europe, les gouvernants sont pour la solidarité… tant qu’ils ne sont pas contre en raison de leurs intérêts nationaux. La crise actuelle illustre l’absence de sens de l’intérêt général au sein de l’Union européenne.

Récemment, à Potsdam, l’ancien Premier ministre polonais Donald Tusk faisait la leçon au chancelier allemand Olaf Scholz: «Il n’y a aucune raison pour que l’ Allemagne, la France ou l’Italie aident moins l’Ukraine que les Etats-Unis, la Pologne et les pays Baltes.» Il avait évidemment raison.

Comme Vladimir Poutine l’a répété, ses ambitions ne se limitent pas à l’Ukraine et visent toute l’ancienne zone d’influence de l’URSS. Un élément ignoré par les nouveaux Chamberlain et Daladier en Europe, qui larmoient pour qu’on transige avec la Russie. Céder au chantage de Poutine aujourd’hui garantit de se retrouver demain face au même chantage énergétique et militaire à la frontière des pays Baltes et de la Pologne. La solidarité avec l’Ukraine, moralement nécessaire, soutient aussi nos alliés de l’Union européenne et nos propres intérêts.

Bon représentant de la classe politicienne en Europe, Donald Tusk carbure toutefois à l’amnésie. Où étaient, en effet, la Pologne et les pays Baltes (et la Finlande) lors de la grande crise financière de 2008-2016? Et lors de la grande vague des réfugiés d’Asie en 2015? A leurs yeux, cela ne concernait que l’Europe de l’Ouest et du Sud. Donc, pas de solidarité. De même, les autorités polonaises font de grands discours sur la solidarité militaire, mais au même moment elles anéantissent l’indépendance de leurs juges pour faire ce qu’elles veulent de leurs obligations (et de l’argent) européens.

Il n’y a pas, hélas, d’exception. L’Europe reste un grand bazar où les dirigeants vocifèrent pour obtenir tout ce qui leur plaît, en repoussant en même temps tout ce qui les gêne. L’ Allemagne demande de la solidarité contre la pénurie de gaz, tout en l’ayant refusée naguère dans la crise financière ou le lancement de Nord Stream 2. La France la demande pour lutter contre la hausse des prix, mais freine depuis vingt ans les connexions d’infrastructures énergétiques avec l’Espagne. L’Irlande veut qu’on la soutienne dans le Brexit, mais encourage l’évasion fiscale contre ses partenaires. Etc.

Et la Belgique? Il n’y a pas de budget, dit le Premier ministre. Mais le gouvernement Michel, représenté par Johan Van Overtveldt, bloquait la lutte européenne contre la fraude fiscale, qui aurait permis de mieux contrôler les flux sales d’argent russe. La Belgique n’a pas de ressources alternatives au gaz ni d’efficacité énergétique, dit le gouvernement. Mais le gouvernement Michel, représenté par Marie-Christine Marghem, luttait pour diminuer les objectifs européens pour le renouvelable et… l’efficacité énergétique. Le président du Conseil européen lui-même appelle, à juste titre, une meilleure coopération européenne pour les armements. Malheureusement, il a fait exactement l’inverse naguère, en abandonnant des solutions européennes pour le F-35 américain. On peut multiplier les exemples à l’infini.

Cette crise illustre l’absence du sens de l’intérêt général au sein de l’Union européenne.

En Europe, tous nos gouvernants sont pour la solidarité européenne… tant qu’ils ne sont pas contre en raison de leurs petits arrangements locaux ou leurs grands lobbies. Comme les précédentes, cette crise illustre la carence centrale de l’Union européenne actuelle: l’absence du sens de l’intérêt général, au détriment de tous.

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