Molière 2018, la stand-upper remercie parents et thérapeute de lui avoir "transmis cette belle angoisse de mort" et laissé des "névroses assez intactes". © R. MEIGNEUX / SIPA

Leur vie est un feuilleton : Blanche Gardin, l’humour à vif

Le Vif

Affichant en pleine lumière son mal-être et jouant de la misanthropie, elle fait rire – et réfléchir – des salles bondées. Parcours d’une femme torturée qui a mis longtemps à trouver sa voie.

Episode 1 – Où l’on dialogue avec une jeune femme qui sort de scène et refuse les servitudes de la notoriété

L’apparition du phénomène Blanche Gardin remonte au 28 mai 2018. C’était lors de la soirée des Molières, une cérémonie dédiée au spectacle vivant. Quelques années après s’être lancée dans le stand-up, un format importé des Etats-Unis par lequel l’humoriste se raconte dans un monologue ininterrompu, elle a été sélectionnée pour son deuxième spectacle en solo, Je parle toute seule, mis en scène par Maïa Sandoz. Salle Pleyel, à Paris, elle se présente pour décerner le prix de l’humour, dont elle s’avère être l’heureuse lauréate. Audacieux, le procédé révèle au grand public une personnalité qui n’hésite pas à prendre son auditoire à rebrousse-poil. L’artiste s’était déjà signalée aux César, quelques mois plus tôt, en pleine affaire Weinstein.  » Dorénavant, les producteurs n’ont plus le droit de violer les actrices, s’était-elle félicitée, avant de s’interroger, faussement naïve : Mais est-ce que, nous, on a encore le droit de coucher pour avoir les rôles ?  » Aux Molières, le trophée en main, elle remercie ses parents de lui avoir  » transmis cette belle angoisse de mort  » et sa thérapeute de lui avoir laissé des  » névroses assez intactes « . La séquence se répand sur la Toile comme une traînée de poudre, récoltant en quarante-huit heures plus de quatre millions de vues. Les appels affluent : les théâtres nationaux veulent la programmer et, à l’Européen, à Paris, sa salle de prédilection (de 350 places), la billeterie est prise d’assaut. Elle doit y donner son prochain spectacle, qui lui a valu d’être de nouveau sélectionnée cette année aux Molières. Avec un titre à double détente : Bonne Nuit Blanche, des mots que lui chuchotait sa mère à l’heure du coucher.

Je ne suis pas à l’aise avec le fait de devenir un personnage public.

C’est dans cet espace du xviie arrondissement qu’en cette soirée de printemps, malgré le peu d’espoir que l’on m’a laissé, je viens plaider ma cause auprès d’elle. Je la retrouve à sa sortie de scène, dans une pièce adjacente aux couleurs criardes, encore vêtue de son costume : une robe de soie bleue à collerette de princesse, aux manches et au décolleté festonnés de passementerie. Blanche Gardin est en train de mimer un passage du spectacle sur les chiens d’aveugle, disparus depuis que les crottes sont passibles d’amende. Elle a déclenché des rires hystériques quand elle s’est mise à imiter un molosse mâchonnant la crotte d’un de ses congénères.  » Les premières fois, les gens ne riaient pas trop, note-t-elle. Maintenant, ça y est, je crois que je l’ai.  » Et la voilà qui claque de nouveau des mandibules avant de partir d’un rire franc.

Ça sent la décontraction après la concentration. Elle vient de dérouler pendant plus d’une heure un texte au cordeau devant un public conquis. Avant d’aborder ses thèmes favoris – les rapports hommes-femmes, la sexualité, la solitude et la condition de mortel -, elle a ouvert le bal d’un regard critique sur les gilets jaunes rêvant de débarquer les élites, les dangers du référendum et le grand débat d’Emmanuel Macron.  » L’opinion publique est déjà une denrée excédentaire « , a-t-elle lancé, avant de fustiger la  » bienveillance déclarative  » d’une  » société de consommation en baskets moelleuses « .

Parfaitement droite dans ses escarpins au look rétro, d’une légère raideur qui signe sa présence sur scène, elle quitte son interprétation canine et se tourne vers moi :  » Je ne suis pas à l’aise avec le fait de devenir un personnage public. Je trouve qu’il y a une confusion, les gens interprètent le spectacle d’un humoriste comme une série d’opinions sur des sujets d’actualité, alors qu’il ne fait que surfer sur un inconscient collectif.  »

N’empêche que, quelques jours plus tard, elle poste sur Facebook une lettre ouverte au président français pour décliner la proposition du ministère de la Culture de la nommer dans l’ordre des Arts et des Lettres.  » Je ne pourrai accepter une récompense que sous un gouvernement qui met tout en oeuvre pour sortir les personnes sans domicile de la rue « , enrage Blanche Gardin.

Dans les coulisses de l’Européen, elle se montre affable et, malgré la fatigue qu’on devine, me fixe droit dans les yeux.  » Quel est votre but avec ce portrait ?  » interroge-t-elle, sur ses gardes. Avec l’impression de passer un oral, je lui explique ma démarche. Elle promet d’y réfléchir. Le verdict tombe quinze jours plus tard par la voix de son attachée de presse :  » Blanche ne veut pas être dans l’interprétation et le commentaire de son personnage.  » Pourquoi tant de prévention ?  » Des proches se sont exprimés sans que Blanche ait été consultée, lâche un membre de sa garde rapprochée. Des portraits sont parus rapportant des choses délicates, la volonté est de cadrer davantage.  » Sa relation avec le comique américain Louis C.K., son modèle avant de devenir son compagnon, joue-t-elle dans cette volonté de contrôle ? Sans aucun doute. Inconnu en France, cet humoriste a régné en maître incontesté du stand-up américain avant d’être emporté, en 2017, par la vague #MeToo, pour exhibitionnisme. La révélation de leur liaison, à l’automne 2018, a déclenché sur Twitter une avalanche de commentaires.

Il semblerait toutefois que ce besoin de maîtrise et le soin chatouilleux qu’elle porte à la protection de sa vie privée remontent à plus loin. L’humoriste a cessé de parler à la presse depuis qu’elle a connu la célébrité après la cérémonie des Molières 2018. Et, avant même de connaître cette subite notoriété, la simple publication sur les réseaux sociaux par une amie d’une photo où elle apparaissait la faisait bondir.

Episode 2 – Où tout commence avec des parents communistes, se poursuit par une série de sketchs filmés et débouche sur un trac qui gâche tout

Née le 3 avril 1977,Blanche Gardin a grandi dans une famille d’intellectuels. Le père, Bernard, le visage sec et moustachu, de faux airs de Jean Ferrat, est un linguiste révéré par ses pairs, pudique et secret. Blanche a pour lui de la fascination. Elle a 25 ans quand il meurt d’un cancer. La mère, Nanon, traductrice, iconographe, est l’auteure de plusieurs ouvrages : des livres pour enfants, d’autres de culture générale, de bien-être, et une biographie du peintre russe Kazimir Malevitch (1879 – 1935).

Militants communistes, ses parents iront jusqu’à emmener toute la famille en vacances derrière le rideau de fer, en Union soviétique. Leur engagement a laissé des traces chez Blanche. Dans sa chambre d’enfant, ce n’est pas le chanteur Roch Voisine qui trône en poster, mais Lénine. A la maison, à Bois-Colombes, dans la banlieue nord-ouest de Paris, la télé n’a pas droit de cité, les livres, eux, couvrent les murs. En famille, entre amis, parfois autour de longues tablées, on parle des heures, politique bien sûr, mais aussi histoire, littérature, cinéma et de la culture des pays asiatiques, parmi d’autres, qu’ils ont visités.

Blanche, elle, fait le pitre. Elle veut s’affirmer face à sa soeur et à son frère, ses aînés de six et quatre ans. A 11 ans, elle prend ses premiers cours de comédie au théâtre de l’Espiègle, à la MJC de Courbevoie, au sein d’une troupe semi-professionnelle d’enfants. L’apprentissage leur laisse une part active, la plupart d’entre eux en feront d’ailleurs leur métier. Ils se produisent dans des cafés-théâtres, mais aussi dans des salles d’envergure, tel le Ranelagh, à Paris. Chaque été, au festival d’Avignon, ils paradent grimés et vêtus de costumes confectionnés par leurs soins.  » Blanche avait une tête angélique et il émanait d’elle un air extatique « , se souvient le comédien Mathieu Ducrez. Un autre ancien de la troupe, le metteur en scène Léo Guillaume, décrit une enfant attentive, plus que démonstrative :  » Ce n’était pas la gamine qui attire les regards à elle. Elle était très en éveil, mais plutôt discrète et solitaire, avec ce mélange de forte présence et d’absence, marque d’une observation active.  »

Sur les planches, la fillette se donne sans retenue. Elle se distingue dans une pièce intitulée La Réponse imprévue. Cela commençait comme du boulevard autour de l’increvable trio – le mari, la femme et l’amant dans le placard – avant de se rapprocher du théâtre de l’absurde, avec l’apparition d’un nourrisson que les adultes gavent de nourriture pour conjurer leurs angoisses. Chaque fois, le bébé régurgite sa bouillie. Dans ce rôle régressif, la petite Blanche s’en donne à coeur joie.  » A l’âge où l’on veut plaire aux garçons, elle n’avait pas peur d’en rajouter dans le registre crade, dégobillant partout, s’amuse son ancien camarade Léo Guillaume. Du haut de sa chaise haute, elle prenait tout le plateau, on ne voyait qu’elle.  » Leila Torvesi, également inscrite au cours, et qui la voyait dans son environnement familial, se souvient :  » C’était une grande déconneuse, mais elle y mettait déjà beaucoup de conscience et une forme de gravité. Au sein de cette famille où on philosophait beaucoup, elle interrogeait par l’humour la condition humaine.  »

A la maison, lorsque l’étincelle de l’improvisation s’allume chez la benjamine, Nanon s’empare d’une caméra. Femme ouverte et intelligente, elle est le personnage dominant de la famille. Ce cadre est-il trop serré pour l’adolescente au tempérament bien trempé, parfois radical ?  » Il y avait un rappport amour-haine entre les deux « , affirme un familier qui se souvient de leurs rapports houleux.

Sur scène, l’humoriste n’hésite pas à brocarder sa mère, qui, dit-elle,  » prend cher  » dans ses séances d’analyse. Ce qui n’empêche pas le duo de s’aimer. Récemment, à l’Européen, Nanon est venue applaudir sa fille et, à la fin du spectacle, elle était la première à la féliciter dans sa loge avant de l’emmener dîner. C’est par ailleurs chez sa mère que l’artiste a fêté ses 40 ans entre amis.  » Chez Blanche, il y a un respect de l’autorité et, en même temps, ça l’angoisse, relève le producteur Matthieu Tarot. Elle a une aversion pour les fêtes de famille, les conventions et la vie en chaussons.  »

L’appel de la scène est venu tardivement. Après un bref détour par l’ébénisterie, et avant de devenir éducatrice en banlieue, Blanche Gardin se passionne pour la sociologie et va même jusqu’à s’immerger dans la police pour les besoins de son mémoire de fin d’études. Agent de sécurité pendant quelques mois, elle règle la circulation devant le Sénat. La comédie est alors reléguée au statut de loisir, même si elle la pratique de plus en plus assidûment depuis sa rencontre avec un étudiant en audiovisuel, Ali Arhab, lors d’un anniversaire. Comme à son habitude, pour pimenter la soirée, la jeune femme est partie en libre impro sous l’oeil médusé du futur réalisateur. Avec la caméra qui ne le quitte jamais, il enregistre le show. Le film marque la naissance de la bande des  » Intermythos « , bientôt complétée par trois autres membres, dont Nicolas, alors le petit ami de Blanche, un peintre avec qui elle mène une vie de bâton de chaise.

Très vite, les amis passent leur temps libre à la réalisation de courts-métrages et de sketchs, inspirés des Monty Python, les maîtres de l’humour british. Pendant les vacances, ils s’enferment dans la maison de campagne des Gardin, dans le Périgord, et tournent l’après-midi ce qu’ils ont écrit le matin, Nanon délivrant des conseils et jouant dans certains épi- sodes, de même que d’autres membres de la famille, plus ponctuellement.

Convaincu du potentiel de la troupe, Ali Arhab démarche chaînes de télé et maisons de production. Ça finit par mordre. Un seul poisson mais c’est le bon : Kader Aoun, dénicheur de stand-uppers français et metteur en scène de Jamel Debbouze ainsi que des duettistes Omar et Fred.

Blanche Gardin fait ses débuts à Canal +, eldorado de l’humour nouvelle vague. D’abord, dans Le Vrai Journal de Karl Zéro, puis au Jamel Comedy Club, une émission qui a pour ambition de révéler les espoirs du stand-up, et dont l’expérience se révèle pour elle  » violente  » et  » ultradouloureuse « . La cadence est soutenue et la compétition entre les apprentis comédiens, exacerbée. Les méthodes de Kader Aoun, qui exerce une forme d’emprise sur les débutants et que beaucoup craignent, sont éprouvantes.  » La pression était telle que Blanche ne parvenait pas à monter sur les planches sans boire « , confie Alain Degois, dit  » Papy « , le découvreur de Jamel Debbouze quelques années plus tôt dans son atelier de théâtre à Trappes, dans les Yvelines. L’humour communautaire n’est pas sa tasse de thé.  » Elle voulait sortir de son personnage de Blanche un peu racaille « , ajoute-t-il. Frappé par son talent, il la tanne pour qu’elle monte son propre spectacle. En vain. Il lui faudra cinq années pour dépasser sa terreur de la scène.

Blanche Gardin, ici au Comedy Cellar, à Manhattan, admire le comique iconoclaste américain Louis C.K. Grâce à lui, elle a compris que non seulement on peut partager la part inavouable que l'on porte en soi, mais aussi en faire rire.
Blanche Gardin, ici au Comedy Cellar, à Manhattan, admire le comique iconoclaste américain Louis C.K. Grâce à lui, elle a compris que non seulement on peut partager la part inavouable que l’on porte en soi, mais aussi en faire rire.© K. KOVEN/HANSLUCAS.COM

Episode 3 Comment, après avoir vécu avec des punks à Naples et connu maintes épreuves douloureuses, l’humoriste a sauvé sa vie grâce à l’écriture

Blanche Gardin a traversé bien des tempêtes. Tôt frappée par un sentiment d’étrangeté au monde et des accès de dépression, elle a fugué. A 17 ans, elle s’enfuit avec une amie à travers l’Europe dans l’intention de se suicider. C’est un joint de trop qui l’a incitée à ce coup de tête morbide. Le lendemain, au réveil, l’adolescente, dégrisée, n’ose pas se raviser. Elle laisse une lettre à ses parents :  » Vous n’aurez qu’à faire comme si j’avais eu un cancer.  » Avant de recevoir les premières nouvelles, ils vivront trois mois dans l’épouvante, et devront patienter six de plus pour la revoir. C’est le père qui va la chercher à Naples. En la voyant faire la manche sous l’emprise de LSD dans un groupe de punks à chiens, il pleure.  » Blanche porte encore cette culpabilité comme une croix « , raconte Leila, qui note chez son amie une absence d’insouciance malgré un goût pour la rébellion et les quatre cents coups.  » Elle s’octroyait une grande liberté, mais pouvait en éprouver aussitôt des remords.  »

L’humoriste cultive les vertus de la souffrance, au point de voir dans les mauvais coups de la vie d’heureuses nouvelles. La comédienne Olivia Côte, coauteure, avec Judith Siboni, de la série Vous les femmes, était en pleine rupture amoureuse lorsqu’elle reçut de son amie Blanche le texto suivant :  » Je crois que je suis jalouse. C’est la grâce, les chagrins d’amour. Pleure tout ce que tu sais. Féconde douleur que celle-là !  » Le message arrache à l’inconsolable un éclat de rire.  » Blanche a toujours cette façon de tordre l’évidence !  »

Côté rupture, Blanche Gardin connaît son sujet. En 2014, une séparation la plonge dans la dépression. A 37 ans, c’est la première fois qu’elle est plaquée. La blessure narcissique se double d’une hantise de la solitude.  » Ce n’était pas simplement la peur du célibat, mais plus largement la sensation d’être seule face au monde et à sa dimension existentielle « , analyse la réalisatrice Emma Luchini, la fille de Fabrice Luchini. Elles se sont connues cette année-là, l’été, dans la Drôme. Etrangement, le cafard ne jette qu’une ombre légère sur les vacances.  » Dans le chaos le plus total, Blanche démontrait une telle vitalité, poursuit la cinéaste. Chez elle, le désespoir est indissociable de la drôlerie.  »

Passionnée de sociologie, elle s’immerge dans la police pour son mémoire de fin d’études.

Plus tard, lorsque Blanche Gardin pousse la porte d’un hôpital psychiatrique, c’est, dit-elle,  » pour ne plus être seule « . Dans l’établissement où elle séjourne, un médecin l’encourage à écrire. Elle se passe alors en boucle les sketchs de Louis C.K., qu’elle a découvert au Jamel Comedy Club. Désigné  » homme le plus drôle du monde  » par la presse outre-Atlantique, notamment par le magazine Rolling Stone, le comique américain excelle dans l’autodérision sauvage, ne craignant pas d’exposer sa part d’ombre. Devenue un classique de l’humour noir, sa série Louie se présente comme un autoportrait aussi peu avantageux qu’hilarant et émouvant. Pour Blanche Gardin, c’est une épiphanie : il est possible non seulement de partager la part inavouable que l’on porte en soi, mais aussi d’en faire rire. Dès lors, elle voue un culte à l’artiste iconoclaste. En janvier 2018, en apprenant qu’il s’est livré à des pratiques exhibitionnistes, elle confie à Télérama être  » tombée de l’immeuble « , tout en regrettant qu' » on puisse mettre dans le même sac un producteur qui viole des actrices et un mec dont le fétichisme, c’est de se masturber devant des femmes en leur demandant s’il peut le faire « . Lors de son intervention aux César, elle portera un ruban blanc, en signe de soutien au mouvement de libération de la parole des femmes, et un badge à l’effigie de la star déchue, qui deviendra à la ville son partenaire.

Le séjour en HP a changé la donne.  » Jouer était devenu vital « , pointe Papy. Elle noircit des pages. En anglais dans un premier temps. Ça lui permet de prendre de la distance avec son expérience au Jamel Comedy Club. Et puis, ambitieuse, elle veut se frotter à New York, la  » Mecque du stand-up « , dit-elle.  » En 2015, j’ai reçu un coup de fil d’une Française qui voulait venir jouer ici « , relate au Vif/L’Express Noam Dworman, directeur du mythique Comedy Cellar, à Manhattan, où se sont produites les références américaines du genre, comme Chris Rock, Sarah Silverman ou, bien sûr, Louis C.K. Dans une  » scène ouverte « , une soirée durant laquelle débutants et chevronnés se succèdent pour des numéros d’une quinzaine de minutes, Blanche Gardin propose un sketch portant sur les gros, ouvrant même sur son propre surpoids.  » Le public a mal réagi, révèle Olivia Côte. Elle s’est pris un four.  » La journée, dans l’espoir de rencontrer Louis C.K., elle fait le pied de grue dans les bureaux de sa production, jusqu’à ce qu’on lui montre poliment la sortie. Peu importe, l’élan est pris.  » J’avais lâché une femme qui avait du mal à sortir de chez elle seule, je la retrouve traversant l’Atlantique pour rencontrer son idole « , s’étonne encore Emma Luchini. Deux ans après leur premier séjour dans la Drôme, les deux femmes s’y retrouvent.  » Elle avait fait l’apprentissage de la discipline, restructurant sa vie autour de l’écriture et de la philosophie, avec la lecture de Schopenhauer et de Nietzsche « , se souvient Emma Luchini. De l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, Blanche Gardin a retenu la nécessité d’engager le corps dans toute pensée. Les excès ont laissé place à l’ascèse. Elle randonne, entreprend des retraites, se lève tôt et, la veille d’écrire, s’abstient de boire, ne serait-ce qu’un verre de vin.

En 2015, dans une
En 2015, dans une « scène ouverte » au mythique Comedy Cellar, à Manhattan, la Française propose un sketch portant sur les gros, ouvrant même sur son propre surpoids. « Le public a mal réagi. Elle s’est pris un four. »© K. KOVEN/HANSLUCAS.COM

Il en sort un premier texte très personnel, Il faut que je vous parle.  » On n’avait pas atteint ce niveau d’écriture depuis Pierre Desproges « , estime Papy, qui le monte à la Nouvelle Seine, une salle dans une péniche, amarrée en face de Notre-Dame de Paris. Le visage franc et ouvert, à l’écart des coteries du show-biz, l’homme redonne confiance à l’artiste rongée par le trac. Elle arrive aux répétitions avec une robe à pois. Il lui conseille simplement de se vernir les ongles en rouge, et dispose, pour toute mise en scène, un micro sur pied pour qu’elle s’y accroche.  » Comme Edith Piaf à ses débuts, Blanche avait quelque chose d’un oiseau blessé, poursuit-il. Ses textes étaient si forts qu’il n’y avait pas besoin de bouger.  » L’humoriste a depuis conservé cette posture statique.

La mécanique Gardin est lancée.  » Blanche sur scène, c’est une horloge, ajoute Papy. C’est écrit à la virgule, au souffle près.  » Le silence, les intonations, tout est calibré. Le texte, en revanche, est en permanence amendé, au gré de l’actualité et de la récolte de rires.  » Elle sort presque toujours de scène en disant que c’était nul « , relève le comique Pierre-Emmanuel Barré, qui l’a côtoyée lors d’une tournée. Eternelle insatisfaite, elle est capable d’incorporer à son numéro du soir un passage récrit le matin. D’autant qu’elle se montre prolifique.  » Ça lui vient très vite, elle a énormément de repartie « , affirme son camarade qui l’a observée consigner ses vannes sur des papiers volants amassés dans son sac.

Là où les stand-uppers mettent en moyenne trois ans à roder un show – sept pour certains ! -, elle écrit un spectacle par an. En cela, elle suit les préceptes d’un des pionniers du genre, l’Américain George Carlin. Ce maître de l’irrévérence préconisait de jeter chaque année l’ensemble de ses vannes pour creuser toujours plus profond en soi.  » Blanche sur scène, c’est Le Cri d’Edvard Munch, quelque chose de tout vert et dégueulasse « , analyse Papy, qui se remémore la scène de l’agonie de la grand-mère,  » vieux gecko taxidermé « , dans le premier seule -en-scène de Blanche.  » Dans une autre bouche, ça pourrait être d’une vulgarité crasse, chez elle, ça devient presque poétique, comme un texte de Charles Bukowski.  »

Au théâtre,
Au théâtre, « c’est une horloge, dit d’elle Alain Degois, le découvreur de Jamel Debbouze. C’est écrit à la virgule, au souffle près. » Le silence, les intonations, tout est calibré. Le texte, lui, est en permanence amendé au gré de l’actualité et des rires suscités.© K. KOVEN/HANSLUCAS.COM

Episode 4 Où l’on découvre que c’est à la campagne et en doutant de l’humanité que vient l’inspiration

En seulement quatre années, Blanche Gardin s’impose dans le milieu du stand-up. Sur scène, elle se raconte sans fard – et sans enfant -, avec un  » système digestif périmé  » et des  » ovaires qui doivent ressembler à François Hollande « . Rien de gratuit toutefois. Lorsqu’elle fait pleurer de rire avec le récit de sa première et brutale sodomie, c’est pour pointer la violence que les femmes intègrent comme une norme dans la sexualité. A la fin de ses prestations, elle salue. Une fois, pas deux. Et sort. Pour ne plus y revenir.

Rétive aux mondanités, goûtant la solitude de séjours réguliers à la campagne, elle s’entoure à la ville d’une garde rapprochée d’une efficacité redoutable et d’un cercle d’amis loyaux. Tous ou presque ont le même mot pour la caractériser :  » clairvoyante « .  » Elle sent les humeurs, les non-dits, les gênes, c’est un capteur « , décrit Sylvain Fusée, réalisateur de WorkinGirls, une série humoristique dans laquelle elle a joué le rôle d’Hélène Grilloux, dépressive profonde aux prises avec le monde de l’entreprise. C’est sur ce plateau qu’elle a rencontré l’une de ses plus proches amies, la comédienne et scénariste Vanessa David. Leur complicité rigolarde leur a valu le surnom de  » Tic et Tac « .  » Ce qui me frappe, chez Blanche, c’est sa cohérence, insiste l’actrice. Que ce soit dans le travail ou dans les relations humaines, elle veille de toutes ses forces à ne pas se trahir.  » Exigeante envers elle-même, elle l’est envers les autres. Et cela passe parfois par des coups de sang.  » Elle y va franco de port, résume Papy. Chez les personnalités comme elle, qui ont fait tomber les tabous, il n’y a plus de filtres.  »  » Il ne faut pas être allergique à la vérité quand on la côtoie, poursuit sa confidente Vanessa David, mais elle ne fait rien pour blesser. D’ailleurs, face aux attaques, elle aurait tendance à fuir.  »

Dans sa vie privée, c’est une héroïne romanesque dépassée par ses émotions.

Loin de ses proches, Blanche Gardin demeure sur ses gardes. Les sollicitations et les servitudes qui accompagnent la notoriété la rebutent. Ceux qui ont voulu l’approcher pour un selfie le savent.  » Elle peut refroidir et sait parfois en jouer « , relève son ami l’humoriste Marc Fraize, alias Monsieur Fraize, les yeux cerclés de lunettes rondes qui lui donnent un air juvénile. Avant d’écumer les théâtres de France avec son personnage très réussi d’inadapté social, il a plusieurs fois assuré les premières parties de Blanche Gardin. Il observe chez elle cette façon de toujours garder une  » distance de sécurité  » :  » C’est une déconneuse, drôlissime, mais on sent que ça gamberge, avant de se lâcher elle a besoin de se sentir en confiance.  »

Sur scène, avec cet air de ne pas y toucher dans sa parure de conte de fées, la voilà qui déclare :  » Je ne suis pas loin de penser que les hommes sont bêtes et méchants. Plus exactement, que les hommes sont bêtes et que les femmes sont méchantes.  » Le trait est grossi pour les besoins du genre, mais, en sous-texte, il y a cette lecture acérée et parfois amère de la nature humaine qui irrigue tout son travail. Ainsi, Problemos, long-métrage sur les milieux zadistes sorti en 2017, dont elle a coécrit le scénario avec Noé Debré, respecte tous les codes de la comédie, à l’exception du final, d’une tonalité bien sombre. Le réalisateur du film, Eric Judor (d’Eric et Ramzy), voulait le remplacer par une fin plus heureuse.  » Blanche s’y est radicalement opposée, elle était prête à retirer son nom du manuscrit, souligne le producteur Matthieu Tarot. Ce qu’elle voulait démontrer, c’est que l’homme est un loup pour l’homme.  »

L’avenir la rend sceptique, l’humanité la désespère.  » Elle est effarée par les dangers du capitalisme et l’inconséquence de l’homme face à la planète « , poursuit Matthieu Tarot. Le 31 mars dernier, c’est au profit de la Fondation Abbé-Pierre et des Enfants du canal, une association d’aide aux sans-abri, qu’elle a rempli le Zénith de Paris, où elle a joué Bonne Nuit Blanche en présence de 200 SDF invités. Ce n’était pas un engagement de circonstances. Pendant l’été 1996, déjà, à 19 ans et en vacances, elle prend le volant de sa 104 bleu marine au capot jaune, avec une amie, pour se rendre à l’église Saint-Bernard à Paris, où se sont retranchés plus de 200 sans-papiers africains, en lutte pour leur régularisation. Elle passera deux nuits sur place avec l’actrice Emmanuelle Béart, qui s’est improvisée leur porte-parole. Ils seront expulsés sur ordre du ministre de l’Intérieur d’alors, Jean-Louis Debré.

Aimant prendre le contre-pied des modes, Blanche Gardin ne se résigne pas au monde tel qu’il va :  » Ce n’est pas parce que la technique évolue que l’homme évolue « , lance-t-elle dans Je parle toute seule. Jusqu’à peu, elle tapotait ses textos sur le clavier d’un vieil Alcatel et les réseaux sociaux lui font horreur. Elle les utilise peu, même si elle est très attentive à ce qu’on y dit d’elle. Sensible à l’époque des chansonniers, elle joue de l’accordéon, et ses robes semblent toutes sorties du même patron, hérité des années 1950 : la taille cintrée, le genou couvert.  » Elle est à part, résume Monsieur Fraize. On pourrait facilement l’imaginer écrire à la bougie.  »

Sensible à l'époque des chansonniers, elle joue de l'accordéon, et ses robes semblent toutes sorties du même patron des années 1950. Ici, l'humoriste à l'Européen, à Paris, sa salle de prédilection de 350 places.
Sensible à l’époque des chansonniers, elle joue de l’accordéon, et ses robes semblent toutes sorties du même patron des années 1950. Ici, l’humoriste à l’Européen, à Paris, sa salle de prédilection de 350 places.© K. KOVEN/HANS LUCAS

Episode 5 – Où l’on découvre une ascète perfectionniste qui se méfie de ses excès passés

Tous le soulignent : c’est une bosseuse. Le travail acharné, méthodique, tient une place centrale dans sa vie. Blanche Gardin s’y montre efficace, précise. Son ami le metteur en scène Paul Moulin, qui l’a dirigée dans Zaï zaï zaï zaï, une adaptation théâtrale de la bande dessinée de Fabcaro, se souvient de son activisme.  » Blanche prend le projecteur pour le poser à la place qu’elle juge la meilleure. Sans s’occuper de ce que sera le travail du technicien, développe-t-il. Quelque chose déborde en elle, qu’il faut parfois recadrer.  »  » Sur le plateau de Problemos, elle était capable d’arriver le matin avec trois versions différentes de la scène du jour qu’elle avait récrite dans la nuit « , signale Eric Judor. Cette envie d’être sur tous les fronts peut être problématique quand elle n’est pas maître à bord.  » Se laisser diriger peut être une souffrance pour elle, poursuit le réalisateur. Il fallait que je sois certain de ma mise en scène, sinon il me fallait argumenter.  »

Hors les planches et les plateaux de cinéma, ce n’est pas la même musique.  » Dans sa vie privée, c’est une héroïne romanesque dépassée par ses émotions « , déclare Vanessa David. Au ras du roc, la vulnérabilité affleure.  » Ça tient à un fil « , selon Monsieur Fraize, qui note chez elle de  » petits rituels maladifs « . La vigilance qu’elle respecte dans son hygiène de vie est proportionnelle à ses excès passés. Les doses de nicotine ont remplacé les paquets de cigarettes, quant au jus de carotte substitué à l’alcool, il doit être bio.  » Si un soir elle tire sur une clope, c’est un an de dépression qui vient derrière « , schématise l’humoriste.

Dans ses spectacles, interdits aux moins de 17 ans selon ses propres indications, Eros et Thanatos forment le couple star, tandis que tripes et sécrétions lardent généreusement les considérations existentielles. Son humour est qualifié de  » trash  » (de l’anglais,  » poubelle « ). Elle préfère le très sobre  » vivant « .  » Avec des figures comme Gaspard Proust, le politiquement incorrect est devenu la nouvelle doxa, analyse Emma Luchini. Chez Blanche, il n’y a aucune pose, son personnage public est poussé, mais pas tant que ça. Sa vie est jonchée d’histoires pas possibles.  »

Blanche Gardin s’abandonne peu, mais quand elle s’y autorise, cela peut prendre un tour spectaculaire.  » Elle maintient un contrôle d’elle-même qui rend d’autant plus jouissifs les moments où elle se lâche, à poil sur le bar « , révèle Monsieur Fraize. Des moments de pure fantaisie, où elle se montre en praticienne de pole dance, cette danse acrobatique autour d’un mât née dans les bars à strip-tease.

Le jour où une amie lui présente Olivia Côte, dans le hall animé d’un théâtre parisien, les deux femmes se saluent en se montrant leur culotte.  » Nous partageons cette spontanéité déplacée et, en ça, enfantine, raconte l’actrice, qui dézingue dans sa série Vous les femmes le mythe de l’éternel féminin. Nous avons la même jubilation à pouvoir nous ridiculiser, y compris par le corps.  » La comédienne y voit l’apanage d’une génération, celle des années 1970, période de libération féminine.  » On n’est plus vouées à glousser derrière des hommes qui font les andouilles, revendique-t-elle. Alors, évidemment, ça ne facilite pas les relations avec eux.  »

Dans ses spectacles, Blanche Gardin a façonné son personnage de célibataire à la dérive. Sa vie sentimentale a connu des très hauts et des très bas. Fine observatrice de son métier, l’humoriste a moins de discernement dans sa vie privée.  » Dans ses relations affectives, son taux de lucidité chute un peu, livre Vanessa David, car elle y met de grands élans.  » Elle ne connaît guère de limites.  » Elle se propulse dans les situations sans filet ni ceinture de sécurité « , complète Emma Luchini, qui décèle chez elle  » une fascination pour la destruction, voire le désastre « . Dans ses périodes sombres, l’artiste se réfugie dans des retraites.  » Parfois, j’ai peur qu’elle aille trop dans cette direction, qu’elle s’enferme dans une yourte, parce que c’est là qu’elle écrit « , confesse Sylvain Fusée, le réalisateur de WorkinGirls, qui lui connaît un autre visage, lumineux.  » On parle souvent de ses névroses, mais quand je pense à Blanche, j’entends un éclat de rire tonitruant.  »

En dépit du désespoir dont elle se nourrit, Blanche Gardin se montre au quotidien joyeuse et facétieuse, à l’affût de tout ce qui peut l’amuser.  » Elle a mûri, assure Olivia Côte. Elle fait attention à elle, mène une vie équilibrée, dort bien, et reste très investie dans le travail.  » Toujours droite derrière ce micro qui l’arrime à la vie comme une ancre.

Par Aurélie Jacques.

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