© Renaud Callebaut

Leïla Slimani: « On est toujours l’étranger de quelqu’un »

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Chanson douce, son deuxième roman auréolé du prix Goncourt en 2016, a propulsé Leïla Slimani au firmament de la littérature francophone. Depuis, la Franco-Marocaine n’a plus quitté la scène médiatique, notamment en multipliant les tribunes féministes pour la liberté sexuelle au Maroc. Un thème qui irrigue le premier volet époustouflant de la trilogie Le Pays des autres que cette femme engagée et libre consacre aujourd’hui à son histoire familiale complexe. Rencontre exclusive à la veille de sa venue à la Foire du livre de Bruxelles dont elle sera l’invitée d’honneur.

Ceci est la version XXL de notre entretien paru dans Le Vif/L’Express du 27 février.

Vous êtes très attendue après le succès de Chanson douce. Avez-vous hésité à changer radicalement de registre?

J’ai hésité parce que je ne savais pas si j’avais les épaules pour m’engager dans une entreprise aussi ambitieuse. Avec beaucoup de personnages, du souffle, un temps long. Mes deux premiers romans se passaient dans des univers plutôt clos, sur des temporalités limitées, avec peu de personnages. Mais j’avais très envie de tenter l’aventure. Notamment parce que je suis une lectrice de grandes sagas romanesques. Et que je voulais vraiment prendre ma famille comme source d’inspiration, en y ajoutant bien sûr beaucoup de mon imagination. Et puis aussi, j’avais envie de m’éloigner de la société contemporaine, de ce présent anxiogène et de regarder les choses avec le recul de l’histoire.

Comment vous êtes-vous documentée?

Je l’ai fait de deux façons. J’ai relu beaucoup de livres sur l’histoire du protectorat au Maroc. J’avais déjà pas mal étudié la question à la fac et parce que je couvrais le Maghreb comme journaliste. Ma crainte c’était que l’Histoire avec un grand « h » prenne le pas sur le roman. Et je voulais absolument éviter ça. Eviter qu’on dise que c’est un roman sur la colonisation. Non, c’est un roman familial qui se passe pendant cette période. Et adopte le point de vue de gens qui sont dans le présent de la colonisation, dans leur quotidien. Donc j’ai posé beaucoup de questions à ma famille, à ma mère, à mes tantes, mes cousines. Ma mère nous ayant raconté énormément d’histoires dans notre enfance, je suis allée voir mes soeurs pour demander ce dont elles se souvenaient. On a fait des recoupements. En mélangeant les deux, les sources historiques et les souvenirs familiaux, j’ai réussi à retrouver l’atmosphère de cette époque même si, j’insiste, ce n’est pas un roman historique.

Aviez-vous des modèles littéraires en tête?

Oui, beaucoup. Même si on ne peut pas tout à fait le classer dans le registre de la saga familiale, Faulkner m’a inspirée. Il travaille sur un espace limité, avec des personnages qui se recoupent. Je l’ai beaucoup relu, notamment parce que l’atmosphère qui habite ses romans pouvait faire écho à ce que je voulais faire. Cette moiteur, cette chaleur, cette nature hostile et qui en même temps émerveille. Et puis la ségrégation, le rapport entre les races… Sinon j’ai adoré les grandes sagas russes, que ce soit Les semailles et les moissons ou Guerre et paix. Ou Zola, qui a été mon premier choc littéraire quand j’étais adolescente. J’ai lu tous les Rougon-Macquart dans l’ordre. J’adorais ces romans au long cours, que l’on finit en sachant que l’on n’a pas vraiment fini car il y en a un autre derrière.

Qu’avez-vous appris sur vous-même à travers ce périple?

Ça m’a un peu réconcilié avec moi-même. Souvent au Maroc, les gens peuvent avoir un rapport assez caricatural avec des gens comme moi. C’est le cliché: toi tu es une francophone, tu es une bourgeoise, tu n’es pas une vraie Marocaine. J’avais envie de leur raconter que si je n’étais peut-être pas le stéréotype de la Marocaine, je n’en suis pas moins marocaine. J’ai une histoire accidentée, complexe, avec des mélanges. On me traite de bourgeoise mais on voit bien que mes grands-parents se sont faits par le travail. Pareil, ma mère s’est faite par les études. Ils ont accédé à un statut social supérieur mais de manière tout à fait légitime. Par le fruit de leur travail. Je voulais dire aux Marocains à travers ce projet que c’est dommage de vouloir lisser notre histoire et qu’ils se rendent compte qu’il y a des individualités spécifiques, des histoires d’amour, de rencontres, de mélanges, qui font partie de l’identité de notre pays.

La description du Maroc de cette époque n’est pas tendre. Comment ont réagi vos proches en lisant le livre?

Il faut se rappeler que le Maroc était un pays d’une immense pauvreté. Quand les colons sont partis, il n’y avait que 5% des Marocains qui avaient été scolarisés. Le pays a été frappé par des épidémies de dysenterie, de choléra et même de peste. La famine était présente aussi. L’agriculture était très peu développée par manque de mécanisation, absence d’irrigation. Je voulais aussi raconter que ce pays subissait une misère extrême. Surtout dans le monde rural. Quand il ne pleuvait pas pendant l’hiver, c’est simple, l’été suivant les gens mourraient de faim. Camus a raconté ça pour l’Algérie dans Misère de la Kabylie, il aurait pu dire la même chose sur le Maroc à la même époque.

Le personnage de Mathilde, qui s’inspire de votre grand-mère, découvre le sexisme et le racisme de la société marocaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est une inversion de la stigmatisation habituelle…

A un moment ou à un autre, on est toujours l’étranger de quelqu’un, on est toujours amené à subir la loi de l’autre. Le mari de Mathilde, Amine, vient en France faire la guerre pour un pays qui n’est pas le sien. Il en est fier. Mais quand il rentre dans son pays à lui, il redevient un colonisé. Il est tutoyé, il est malmené par l’occupant. Mathilde appartient au camp des dominants mais du simple fait qu’elle est mariée à cet indigène, elle est passée dans l’autre camp aux yeux des Français. Et puis c’est une femme, et une femme qu’elle soit blanche ou marocaine, elle subit tout le temps et partout le pays des autres qui est celui des hommes.

La beauté de l’art est cette capacité d’identification au-delà de notre culture, de notre religion.

Tous les personnages féminins sont exposés et victimes de cette domination masculine écrasante…

Oui. Le monde des femmes c’est un monde sans choix. Vous subissez les choses. Vous n’avez pas comme les hommes le choix de partir, de changer, de décider d’embrasser un autre destin, d’avoir plusieurs compagnes. Ça m’a souvent manqué dans le roman historique, surtout colonial, qui est très souvent axé sur les hommes. Parce qu’on parle de la guerre ou du pouvoir. La femme est le plus souvent un personnage secondaire qui accueille l’homme, le rassure. Je voulais montrer que dans ces régimes, c’est très intéressant de se pencher sur le sort des femmes parce qu’elles subissent une double loi : la ségrégation liée au fait d’être colonisées et la ségrégation liée au fait d’être des femmes.

Dans le roman, Selma est une jeune fille libre et insoumise. Elle aspire à la liberté. Du coup, elle est très mal vue.

Oui. Elle représente la femme du futur, celle qui veut assumer son destin. Elle incarne le désir de liberté, cette transgression qui à la fois fascine et suscite la violence. Elle fascine par sa beauté et en même temps, à cause de cette beauté justement, tout le monde veut l’écraser. Elle jouera un rôle important dans la deuxième partie. Ce qui m’intéressait aussi chez elle c’est la question qu’elle pose: comment se fait-il que les hommes, qui sont ceux pour qui elle a envie d’être libre, qui l’éveillent à l’amour, sont en même temps ceux qui la dominent? Le rapport à l’homme est souvent plus ambivalent que ce qu’on dit. Il n’est pas qu’un dominateur. Il est aussi celui qui fait qu’on a envie d’être libre, qu’on a envie de voir, qu’on a envie de sortir. Elle est prise entre deux feux: un amour passionnel pour les hommes, un désir de sensualité et de sexualité, et en même temps, ces mêmes hommes vont se mettre constamment sur sa route et être un obstacle à son émancipation.

La beauté est une arme à double tranchant…

Oui, parce que les femmes deviennent du coup aussi vos ennemies. C’était intéressant de montrer que dans des périodes ou des lieux où le système patriarcal est très présent, ce qui est terrible c’est que la solidarité entre les femmes devient impossible. La femme est toujours vécue comme une concurrente, une prédatrice, une pute qui volera un jour un homme à quelqu’un, un mari, même si ce n’est pas le mien. Le patriarcat ce n’est pas qu’une histoire entre les hommes et les femmes mais aussi entre les femmes et les femmes, entre lesquelles le dialogue devient impossible.

Aviez-vous dès le départ envie de mettre l’accent sur les injustices subies par les femmes?

C’est apparu en cours d’écriture. Même si je savais dès le départ que je voulais donner beaucoup de place aux femmes. Mais après, je me suis dit, c’est incroyable, mon grand-père, on lui disait « tais-toi », « ne reste pas là », « va ailleurs ». Mais à ma mère et à ma grand-mère, on leur a toujours dit ça, quel que soit le régime, colonial ou pas. Je me suis dit que les hommes criaient « liberté, indépendance » dans la rue mais que les femmes criaient la même chose à l’intérieur des maisons mais personne ne les entendait. Ça m’a sauté d’un coup aux yeux.

Au fond, vous poursuivez sur le terrain romanesque le combat que vous menez pour la défense des femmes dans vos essais et vos articles.

Pour moi, la littérature n’est pas un combat. Le roman n’est pas l’espace du combat parce que le combat suppose que vous ayez un adversaire, un ennemi idéologique ou réel que vous désignez. Or dans un roman on n’a pas d’ennemi. On doit considérer tous les points de vue avec la même sincérité. Et montrer la part d’humanité des pires salopards. Mais c’est vrai qu’il y a des échos à mon engagement dans la mesure où le livre met en lumière des femmes qu’on a oubliées ou dont on a minimisé le rôle. Les premiers nationalistes marocains vont mettre la femme en avant, ils vont dire que le Maroc ne deviendra jamais moderne si on ne libère pas les femmes. C’est un moment de grand espoir pour elles. Qui va être refroidi rapidement. Je voulais montrer ça aussi, que dans des périodes historiques où les hommes se sont gaussés de grands mots comme liberté ou égalité, très souvent les femmes ont été oubliées.

Les choses ont quand même changé au Maroc…

Oui, évidemment. Entre les droits qu’avait ma tante à l’époque et ceux que j’ai moi, il y a un monde. Je suis en colère contre ceux qui disent que rien n’a changé. C’est n’importe quoi. Dans les années 70 et 80, c’était bien pire pour les femmes. Vous n’aviez pas droit de divorcer, vous pouviez être répudiée, vous ne pouviez pas garder vos enfants, la plupart des femmes ne travaillaient pas, elles avaient en moyenne cinq enfants. Il n’y avait pas de contraception. Aujourd’hui au Maroc on a une fécondité qui est la même que dans le monde occidental. 35% des femmes marocaines sont cheffes de famille, travaillent en dehors du foyer. Les femmes sont présentes dans tous les secteurs de la société. Il reste des problèmes énormes comme l’interdiction de l’avortement, la pénalisation des rapports sexuels hors mariage. Mais il faut rester objectif, ça a changé, et rendre hommage à toutes celles grâce à qui ça a changé, toutes les féministes de terrain, les mères célibataires, les femmes qui travaillent, celles qui se sont fait avorter clandestinement, qui depuis 50 ans sont là, se battent, prennent des coups pour changer les mentalités.

Plus largement, l’affaire #MeToo est aussi en train de changer la donne…

C’est le premier vrai changement que j’ai vu dans les rapports entre les sexes. Rien que le terme « moi aussi » est important. Vous regardez une femme et vous lui dites « moi aussi », ça crée un lien très fort. Vous pouvez aller au Maroc, en Chine, aux Etats-Unis, peu importe la culture ou la religion, les femmes ont une expérience commune. Mais chacune s’enfermait dans une forme de silence parce qu’on se méfiait de l’autre, de son regard. Les femmes étaient dans la concurrence. Depuis #MeToo, la solidarité a pris le dessus. Il y a un autre changement important: je me suis rendu compte que désormais les femmes se protègent entre elles. Vous allez dans une soirée. Si un type un peu collant vous importune, immédiatement vous allez avoir des femmes qui vont s’interposer et faire comprendre que non, c’est non.

Depuis #MeToo, les femmes se protègent entre elles.

Comment les hommes vont-ils intégrer cette nouvelle donne?

C’est marrant. J’en parlais hier avec mon mari. Il me disait qu’au fond les femmes vivent en permanence dans la peur. Quand vous sortez dans la rue, dans le métro ou simplement quand vous êtes seule avec un homme dans une pièce, si vous êtes une femme, vous avez toujours un peu peur. Un homme ne connaît pas ce sentiment-là. Avec #MeToo, les hommes vont peut-être mieux comprendre cette situation et mieux mesurer ce que ça fait de vivre depuis l’enfance avec cette peur.

N’y a-t-il pas un risque que les hommes et les femmes s’éloignent les uns des autres?

Non, je ne crois pas. Ce sera sans doute difficile pour la génération actuelle des hommes qui découvre brutalement la vérité. Je demandais à mon mari s’il n’était pas choqué par toutes ces révélations. D’imaginer que des potes ou des connaissances sont sans doute concernés. Les hommes se voient renvoyer une image d’eux-mêmes terrible. Mais si ça les conduit à faire un peu plus attention, tant mieux. Ce qui est intéressant c’est de voir comment ils vont élever leurs fils. Plutôt que de dire à leurs filles « ne mets pas une mini jupe », « ne sors pas après minuit », ils diront peut-être à leurs fils « je te préviens, si je t’entends faire une blague graveleuse ou avoir un comportement pas correct avec une fille, tu vas m’entendre ».

Le livre alterne les points de vue. Pour éviter tout manichéisme?

Oui. Je tiens beaucoup, ici et dans mes autres livres, à ce que le roman soit l’espace de l’ambiguïté. Le romancier ne peut pas se placer dans la zone confortable du radicalisme ou de noir et blanc. Il doit supporter de vivre dans le gris, dans l’ambivalent. Notre société a plus que jamais besoin aujourd’hui de cette nuance. Il n’y a pas de monstre absolu, qu’on le veuille ou non. Même chez le plus salaud vous trouverez toujours un espace de lumière, quelque chose à raconter, il a été un enfant, il a un jour fait quelque chose de bien. C’est à ça que sert le romancier, à aller déterrer la part d’ombre chez la personne merveilleuse, et la part de lumière chez la personne dégoûtante. Le confort de dire « tous les colons étaient des salauds et tous les indigènes étaient des victimes », ou l’inverse, ça ne marche pas, ça ne résiste pas à la vérité romanesque.

Amine, le personnage masculin inspiré de votre grand-père, éprouve souvent la honte, notamment quand sa femme ne se plie pas aux injonctions. C’est un sentiment qu’on retrouve dans tous vos livres…

Oui. L’autre jour mon éditeur m’a dit que c’était le mot le plus présent dans tous mes manuscrits. Je me suis beaucoup interrogée sur cette omniprésence. Je crois que c’est dû au fait que les gens comme Amine ici, ou Louise et Adèle dans mes deux romans précédents, des gens qui n’ont pas de place, qui n’ont pas le sentiment d’appartenir à un groupe qui les protège et qui leur dit quoi penser, ces gens sont en décalage constant. Et éprouvent plus que les autres la peur de ne pas savoir quoi faire, de dire ou de faire des choses qui leur font honte ou font honte à leurs proches. Le romancier connait bien ce sentiment, lui qui est aussi toujours à l’extérieur, qui ne peut appartenir à aucun groupe. Cette notion de honte est très obsédante pour moi. J’ai d’ailleurs toujours été touchée par les gens qui ont honte. Ceux qu’on humilie, en se moquant de leurs vêtements, de leurs façons d’être ou de parler.

Et vous, avez-vous souvent été traversée par la honte?

Pas tellement en fait. Mais c’est un sentiment que je comprends très bien. J’ai une grande empathie pour ceux qui la ressentent. Disons que moi je me suis insurgée très tôt contre ce sentiment. Quand on me disait « tu devrais avoir honte », je répondais « eh bien non, je n’ai pas envie d’avoir honte ». Ma liberté passait par le refus d’avoir honte. Mais dans les rares moments où j’ai pu l’éprouver, c’est vraiment un sentiment qui m’a glacée.

Vous avez des ascendances françaises et marocaines. Quel rapport entretenez-vous avec votre métissage?

C’est l’un des sujets qui a motivé le livre. Je me suis rendu compte que j’étais un peu hypocrite quand on me posait des questions sur mon identité. J’avais tendance à noyer le poisson. Et quand on me disait « c’est magnifique, tous ces mélanges, quelle richesse », je mentais, j’en rajoutais pas mal mais sans penser vraiment ce que je disais. J’ai fini par comprendre que ceux qui ont une vision positive du métissage et ceux qui ont vision négative pensent au fond la même chose. Les deux voient le métissage comme l’addition de deux identités. L’un va s’en inquiéter en disant que le métis est double, il ne peut pas savoir qui il est puisqu’il a deux identités, donc on ne peut pas lui faire confiance. Et l’autre il vous dit que c’est magnifique, que c’est la somme de deux choses. En fait je pense que le métissage ce n’est pas une addition mais une soustraction. C’est n’être rien. C’est l’impossibilité d’être soit l’un soit l’autre.

Comment construit-on son identité sur ces sables mouvants?

Ce qui est le plus compliqué c’est le regard de l’autre. C’est ça qui me faisait de la peine. Quand le regard des Marocains me disait « tu es française » et le regard des Français me disait « tu es marocaine ». Je me sentais rejetée des deux côtés. Finalement, j’ai résolu ça en n’étant rien du tout. En me disant que je n’avais pas d’identité, que ma seule identité c’est d’être écrivaine, de m’inventer chaque jour, de créer ma propre chose.

Où vous sentez-vous chez vous du coup?

Ça change tout le temps. Je pourrais vous dire que c’est au Maroc parce que c’est le lieu de mon enfance, c’est la lumière, les odeurs, ce sont des sentiments forts, mais en même temps, Paris c’est une ville à laquelle je suis très attachée, où je me sens libre, où je peux faire ce que je veux, où je suis anonyme. Je peux aller m’asseoir sur une terrasse de café, fumer et boire un verre de vin sans être dérangée. Quand je suis au Maroc, Paris me manque. Et inversement.

Vous n’êtes donc pas sur la même longueur d’onde que ceux qui brandissent l’accusation d’appropriation culturelle dès qu’on s’aventure sur un autre terrain, comme quand Ariane Mnouchkine crée une pièce sur l’histoire des Amérindiens avec un casting de Blancs…

Petite, Leila Slimani s'est notamment identifiée à John Wayne, pour
Petite, Leila Slimani s’est notamment identifiée à John Wayne, pour « être un cow-boy et tuer les indiens ».© WARNER BROS. / PARAMOUNT PICTURES

Je trouve ça complètement con. Si vous dites appropriation culturelle, ça veut dire qu’une culture appartient à quelqu’un. A qui? Elle s’enrichit constamment, elle se transforme. Et puis vous pouvez parfois avoir envie de rendre hommage à une autre culture parce qu’elle est belle, que vous vous reconnaissez dedans. Enfant, je n’ai jamais lu un roman avec un personnage qui me ressemblait. Dans les films non plus. Et alors? Je me suis identifiée à Audrey Hepburn, à Kim Novak, à John Wayne. Je voulais être un cow-boy et tuer les indiens. Pourtant ce n’est pas mon histoire, ce n’est pas ma couleur de peau. La beauté de l’art est cette capacité d’identification au-delà de notre culture, de notre religion. Cette reproche de s’approprier une culture suggère qu’on ait chacun un terrain et que chacun doit rester chez soi. Mais ça, c’est donner du grain à moudre à tous les conservateurs, à tous les gens qui veulent nous réduire à une langue, une culture, une religion. C’est comme les gens qui vous disent, au Maroc ou ailleurs, « le féminisme, ça ne fait pas partie de notre culture ». Mais moi je ne suis pas ma culture, ce n’est pas elle qui me définit, ma culture est ce que j’en fais.

Un discours universaliste qui passe de moins en moins bien aujourd’hui…

Je suis surprise qu’on ait une prise de conscience massive sur l’écologie, qu’on ait conscience qu’on vit tous sur la même planète et qu’on a besoin de ressources pour vivre. Et en même temps qu’on ait de moins en moins conscience de l’universalité des valeurs, des sentiments. Quand vous écrivez des romans et que vous avez la chance comme moi de voyager, vous vous rendez compte que partout on a peur de la même manière, partout on aime ses enfants de la même manière, partout on a envie de faire l’amour de la même manière. Il y a une universalité des émotions qui transcende toutes les différences. Ce discours est malheureusement de moins en moins audible. C’est assez désespérant.

Que répondez-vous aux militants du décolonialisme qui vous reprochent d’être une « native informant », autrement dit une personne d’origine immigrée qui surjoue les codes des Blancs pour se faire bien voir d’eux?

Honnêtement je trouve ça tellement bête que je n’ai pas envie de répondre. Je ne sais même pas ce que ça veut dire. C’était à propos de mon livre où je défendais la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage, de l’avortement, de l’homosexualité. Ils se mettent du côté de mes ennemis, qu’ils prétendent pourtant combattre aussi. C’est quoi leur intérêt? Ils pensent ce qu’ils veulent de moi, je m’en fous. Est-ce qu’ils trouvent normal d’aller en prison quand on est homosexuel? Est-ce qu’ils pensent qu’il faut que des femmes meurent en se faisant avorter avec de l’eau de javel? Moi, c’est ça qui m’intéresse.

La mélancolie imprègne tous vos livres. Êtes-vous quelqu’un de mélancolique?

Oui. Depuis toujours. Même si avec l’âge je suis plus capable de me raisonner. Ce qui me fait parfois peur parce que je crains que cette mélancolie ne revienne pas. Je suis très attachée à ce sentiment. Quand je me sens mieux, je me dis c’est bien, je vais reprendre une vie normale. Mais je redoute de ne plus jamais être envahie par la tristesse. Quand ça revient je suis rassurée.

Pourquoi y tenez-vous temps? Parce qu’elle inspire la romancière?

Non. Je n’écris pas quand je suis triste. C’est juste que j’ai l’impression qu’on devient con si on n’est jamais triste. On ne voit plus tout le spectre de la vie. Et puis j’aurais peur d’avoir trop confiance en moi, trop d’assurance.

Cette sensibilité à l’injustice est-elle née de vos lectures?

Non. Elle était là très tôt. Je voyais les effets de la misère, le sort réservé aux femmes. Ça me révoltait. Peut-être que certains films ont accentué ça. A la maison, mes parents nous montraient des vieux films italiens comme Il était une fois en Amérique que j’ai sans doute regardé beaucoup trop jeune. J’avais des sentiments très exacerbés, très forts. Mes parents m’appelaient l’avocate parce que je prenais la défense de tout le monde.

Vous dites que vous écrivez sur ce qui vous fait peur. Qu’est-ce qui vous fait le plus peur dans le monde actuel?

Le climat anxiogène actuel. Mais aussi, et c’est lié, qu’on n’arrive plus à se parler, qu’on n’ait plus de langage commun, qu’on soit tous écartelés et qu’on vive dans des bulles séparées, qu’on ne fasse plus corps. La montée des extrêmes m’angoisse également. Le fait que les gens soient de plus en plus séduits par le confort d’une pensée radicale et tournent le dos à une pensée plus nuancée, plus médiane en prétextant que c’est une entourloupe, qu’on y croit plus. A titre plus personnel, je ressens aussi la peur de ce que Camus appelait « l’embourgeoisement du coeur ». La peur de perdre justement ma sensibilité, ma capacité à réagir à l’injustice.

Les insultes qui circulent sur les réseaux sociaux suite à vos prises de position tranchées, notamment sur l’avortement, vous touchent-elles?

Non, pas du tout. Je n’en souffre pas. Comme je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je ne les lis pas. Pour moi elles n’existent pas, c’est tellement abstrait. Ce sont juste des gens derrière leurs écrans. Et même, je dirais qu’ils ont le droit de s’exprimer. Si je prends la parole ce n’est pas pour imposer le silence aux autres, c’est pour susciter le débat. Il faut accepter les critiques.

L’écrivain doit-il jouer un rôle politique selon vous?

L’écrivain fait ce qu’il veut. Il n’a pas de rôle particulier à avoir. La matière même de son travail, c’est la liberté. Par contre, le lecteur a un rôle. Lire, c’est jouer un rôle. Quand on lit on accepte le contrat de se mettre à la place de l’autre. Donc d’essayer de comprendre l’autre, d’essayer de s’identifier à un destin différent du nôtre. Le rôle émancipateur de la littérature, il est encore plus porté par le lecteur que par l’écrivain.

La littérature n’est-elle pas menacée par la virtualisation du monde?

Je ne pense pas. Elle aura toujours sa place du simple fait que les gens veulent lire mais surtout parce que de plus en plus de gens veulent écrire, que ce soit des romans ou des récits de vie. Ce désir est inhérent à notre condition, à notre nature. La vie est vaine, on va laisser si peu de traces. Et ce désir de récit, c’est celui qui fonde le lien entre nous tous. Une famille, c’est quoi? C’est un récit commun. Pareil pour une nation. On est donc tous habité par ce désir de raconter.

Mais l’objet livre survivra-t-il?

Je ne sais pas. Mais ce qui compte c’est que les gens lisent.

Vous vivez depuis longtemps à Pigalle, quartier populaire, bigarré et cosmopolite. Pourquoi là?

J’ai découvert ce quartier avec ma mère dans les années 90. Elle venait souvent à Paris parce que ma soeur était installée à Paris et elle adorait ce quartier. Je devais avoir 12 ans la première fois que je suis venue ici. Moi la petite Marocaine d’une petite ville, j’ai halluciné en découvrant les prostituées dans les rues. A l’époque il y avait encore des transsexuels sur le boulevard de Clichy. Il y avait aussi beaucoup de drogués. J’ai eu à la fois très très peur et ça m’a fascinée. Il y avait les cinémas pornos, les sex shops, les hôtesses dans les bars… Je me demandais à quoi ressemblait la vie de ces femmes. Je me suis dit que quand je viendrais habiter à Paris, je m’installerais dans ce quartier pour voir ces femmes. Malheureusement, ce monde-là a en partie disparu. Et puis aussi, c’est un grand quartier littéraire. Tout le roman du XIXe siècle se passe dans les environs. Les histoires de Flaubert, Maupassant ou Balzac se déroulent dans le coin. Et plusieurs des grands écrivains de l’époque ont vécu ici.

Ce n’est pas banal pour une petite fille d’être attirée par ce monde interlope…

Parce qu’il y avait un secret. Quelque chose que la société jugeait sale. Alors que moi je les trouvais beaux, désespérés. Leur sexualité me fascinait. C’est quoi payer une femme pour faire l’amour. Que ressent la femme? Est-ce que les deux s’avilissent? Y a-t-il quand même de la tendresse? En voyant ces hommes entrer dans les cinémas pornos, je ne me disais pas « beurk, ça me dégoûte » mais je me demandais plutôt ce qu’il y avait comme solitude derrière?

Êtes-vous cliente de séries télé?

Oui. J’aime beaucoup les séries américaines. Même si j’ai adoré Baron noir ou Le bureau des légendes, qui est super, ou même Dix pour cent, qui m’a fait bien rire. Mais bon ça prend un temps fou et je me sens hypra coupable de regarder des séries. Quand j’en finis une, je suis à la fois ravie et coupable. Mais bon, c’est quand même enrichissant pour le travail d’écriture. Ça donne beaucoup d’idées. Surtout qu’elles sont vachement bien écrites aujourd’hui. Les séries sont un peu l’équivalent contemporain des romans du XIXe.

Travaillez-vous avec de la musique?

Non, surtout pas. La plupart des écrivains vous diront que c’est leur pire ennemi. La musique vous émeut. Et quand vous lisez votre texte après, c’est nul. C’est vous qui devez créer de la musique. Le texte doit être musical. Vous ne pouvez pas le cacher sous une autre musique. Quand j’écris, je parle. Je me lis en même temps que j’écris, pour que les mots sonnent ensemble.

Qu’attendez-vous d’un événement comme la Foire du livre qui met le Maroc à l’honneur cette année?

J’attends qu’on mette en avant les nouvelles voix du Maroc littéraire et intellectuel. Il se passe des choses très intéressantes, dans les domaines du roman, du grand reportage, de la sociologie. Une nouvelle génération a envie de raconter un autre Maroc, de dire le vrai dans une société qui est un peu minée par une forme de bienséance, d’hypocrisie. J’aimerais aussi qu’on rende hommage aux éditeurs qui survivent dans une économie très compliquée. Entre autres parce que quand un auteur est remarqué, les maisons d’édition françaises finissent par les reprendre.

Dernière chose, comment vous définiriez-vous physiquement à quelqu’un qui ne vous voit pas?

Chevelue!

Bio express

1981: Naissance au Maroc.

1999: S’installe à Paris.

2014: Dans le jardin de l’ogre (Gallimard), premier roman racontant l’histoire d’Adèle, une journaliste accro au sexe.

2016: Prix Goncourt pour Chanson douce (Gallimard), fable haletante décortiquant ce qui pousse une nounou à tuer les deux enfants dont elle a la garde.

2017: Sexe et mensonges (Les Arènes), recueil de témoignages dénonçant l’hypocrisie du Maroc sur les questions sexuelles.

2019: Adaptation au cinéma de Chanson douce par Lucie Borleteau.

5 mars 2020: Le Pays des autres (Gallimard), premier volet de sa trilogie familiale.

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