
« Le drapeau européen est toujours là, mais le message a disparu »
Dans l’approche européenne de la crise de la covid-19, ce sont les États membres qui manquent à leurs devoirs, estime le professeur Steven Van Hecke (KU Leuven). « Si vous abandonnez les Italiens à leur sort maintenant, dans deux ans, Salvini sera Premier ministre italien et ce sera avec lui qu’il faudra négocier. »
Steven Van Hecke pose un regard critique sur la pandémie. Pour l’instant, l’Union européenne ne s’en sort pas très brillamment. Jacques Delors, le légendaire président de la Commission, a averti la semaine dernière que l’Europe était « en danger de mort ». Van Hecke y voit maintenant un processus habituel. « À chaque crise européenne, on constate que les vendeurs de slogans se précipitent pour occuper le terrain. D’une part, on dit que l’Europe est toujours en retard et impuissante. Curieusement, ce sont souvent ceux qui ne veulent pas que l’Europe puisse intervenir. D’autre part, il y a les believersqui croient que le temps est venu pour l’Europe de se reprendre. Je dirais – certainement en ce moment – qu’il faut prendre un peu de distance. Tant dans la crise de l’euro que dans la crise des migrations, ces slogans se sont vite révélés faux ».
Ne trouvez-vous pas que l’approche européenne n’est pas à la hauteur ?
Pour l’instant, cette pandémie est principalement une crise sanitaire, et l’Europe n’a pas grand-chose à dire à ce sujet. La raison en est simple : à l’époque, les États membres ne voulaient pas que l’Union européenne intervienne dans la santé publique. Dans la phase aiguë, on ne peut donc pas attendre grand-chose de l’Europe. En fait, l’UE ne peut qu’essayer d’en atténuer l’impact économique.
Quelle est votre opinion sur la manière dont la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, aborde la crise ?
Il est vrai que l’Europe a réagi trop lentement et trop tard, notamment à la situation en Italie. Mais on ne peut pas dire que la Commission européenne soit complètement absente. La semaine dernière, Von der Leyen a présenté SURE, une sorte de chômage technique au niveau européen. Le projet d’achat commun de vêtements et d’équipements de protection me semble également une étape logique. La Banque centrale européenne a annoncé un plan de relance supplémentaire. Ce sont les États membres qui sont en défaut.
Le gouvernement néerlandais, en particulier, ne semble pas avoir l’intention de venir en aide aux pays du Sud en difficulté.
Depuis le référendum sur le Brexit, il était déjà clair que les Néerlandais allaient devenir les nouveaux Britanniques. Ils étaient déjà en désaccord avec le budget pluriannuel européen, et ils freinaient déjà la discussion sur les corona bonds (NDLR : un système où les pays européens s’endettent ensemble). Il est bien sûr vrai que les Pays-Bas n’ont aucun problème avec l’image que ça leur donne. Le Premier ministre Mark Rutte sait que cette attitude dure lui apporte un soutien dans son pays. Malgré la polémique, les Pays-Bas n’ont toujours pas ajusté leur position. Jusqu’à présent, seul Wopke Hoekstra, le ministre néerlandais des Finances, a déclaré qu’il s’agissait d’une erreur de communication.
Comprenez-vous la position néerlandaise?
La crise de l’euro et la crise des réfugiés ont bien sûr aussi coûté des vies humaines. Mais lors d’une pandémie, les morts tombent littéralement sous les yeux de tous. Si même dans ces circonstances, vous ne venez pas en aide, vous devez vous demander ce qu’il faudra faire pour agir. Et si vous ne le faites pas pour des raisons humanitaires, faites-le par intérêt personnel. À quoi sert aux Pays-Bas la faillite de l’économie italienne ? Bien sûr, le gouvernement néerlandais n’a pas besoin de s’inquiéter de l’Italie. Mais soyez clair à ce sujet. Vous ne pouvez pas dire que vous pensez que la zone euro et le marché libre sont importants et en même temps abandonner l’Italie à son sort.
Prévoyez-vous des conséquences électorales si nous ne venons pas en aide à l’Italie ?
La politique est souvent un jeu complexe, mais parfois il est infiniment simple : sans crise de l’euro, il n’y aura pas d’Alexis Tsipras, et sans crise de l’immigration, il n’y aura pas de Matteo Salvini. J’espère que les gens à Bruxelles – et donc aussi à La Haye – en tireront des enseignements. Si vous abandonnez les Italiens à leur sort maintenant, dans deux ans, Salvini sera Premier ministre italien et ce sera avec lui qu’il faudra négocier. Bonne chance.
Dans quelle mesure est-il important qu’un accord soit conclu rapidement ?
Il n’y a pas de temps à perdre. Bien sûr, vous ne pourrez pas sauver beaucoup plus de vies avec cet argent. Il est trop tard pour cela. Mais politiquement, c’est important. Il faut montrer que l’Italie n’est pas seule, n’est-ce pas ? En fin de compte, il faudra de toute façon qu’il y ait une forme de soutien financier.
Pensez-vous que ces obligations-corona verront le jour?
Maintenant oui. Surtout si ces obligations corona, comme le propose la France, sont ponctuelles et bien définies. Mais les Français le savent : il n’y a que le provisoire qui dure. Beaucoup dépend des sociaux-démocrates allemands, avec qui la chancelière Angela Merkel est au gouvernement. S’ils changent d’avis, je pense que Merkel est assez rusée pour faire passer ce plan. Si cela ne fonctionne pas maintenant, on peut se demander quel genre de crise il faudra pour faire passer un tel système de dette collective.
Angela Merkel et Emmanuel Macron sont tous deux totalement absents de cette crise. Pourquoi ?
Parce que, en fin de compte, Macron aussi place la France d’abord. Dans tous les discours que Macron a prononcés ces dernières semaines, il n’a pas dit un mot sur l’Europe. Le messie européen, qui aime tant utiliser l’Europe à des fins intérieures, abandonne rapidement toute europhilie s’il pense que cela lui convient mieux. Le drapeau européen est toujours là, mais le message a disparu. Il en va de même pour l’Allemagne. La Commission européenne a dû entendre plusieurs décisions allemandes par la presse. Pour Ursula von der Leyen, la protégée de Merkel, c’est carrément gênant.
N’est-ce pas également le cas du gouvernement belge ?
(hoche la tête) C’est révoltant. Nous avons enfin un gouvernement fédéral digne de ce nom. Ce gouvernement a un contrôle total sur la manière dont les employés des institutions européennes doivent se comporter. Entre-temps, notre Première ministre a déjà donné trois conférences de presse, et elle ne parle toujours que le néerlandais et le français. (irrité) C’est tout de même faire preuve d’esprit de clocher que de ne pas prendre la peine de répéter brièvement ce message en anglais ? De nombreux fonctionnaires européens suivent cette conférence de presse. Imaginez que le recteur de la KU Leuven ne fasse toute la communication sur le coronavirus qu’en néerlandais. Personne n’accepterait, et à juste titre. Mais dans la capitale de l’Europe, nous trouvons ça manifestement normal.
La Première ministre fédérale Sophie Wilmès (MR) a également annoncé que la Belgique ne prendra pas de malades d’autres pays en charge.
Je trouve cela vraiment choquant. Personne ne préconise de donner un millier de lits aux patients français. Mais on pourrait faire un geste symbolique, non?
Que proposez-vous?
Mettez dix lits à la disposition d’autres Européens. C’est moins de 0,5 % de notre capacité totale. Quatre en Wallonie pour les Français, trois en Flandre pour les Néerlandais, et trois autres en Flandre où l’on peut soigner quelques Catalans, par exemple.
N’est-il pas compréhensible que dans une telle crise, nous pensions d’abord à nous-mêmes ?
(secoue la tête) C’est blâmable. Ne venez pas parler pas de solidarité dans deux mois. En pleine crise, vous montrez qui vous êtes vraiment. La Belgique n’en sort pas grandie.
N’est-ce pas surtout de la politique de symboles ? Ces dix lits ne vont pas soulager le système de santé français ou néerlandais.
Pour le dire avec une belle phrase du Talmud : celui qui sauve une vie humaine, sauve l’humanité tout entière. Avec dix lits, on ne conjure pas la crise, mais pour ces dix personnes, c’est peut-être une question de vie ou de mort. Et si nous ne le faisons pas pour des raisons humanitaires, faisons-le au moins pour les relations publiques. Montrez que vous croyez vraiment à la coopération européenne. Montrez à quel point la Belgique est hospitalière, même en cas de catastrophe. Je trouve que c’est très piètre de refuser.
Mais même dans ce cas, c’est purement symbolique, non ?
Nous prenons constamment des mesures symboliques qui ne font aucune différence. Par exemple, il est totalement inutile de fermer les frontières en laissant ouverts les aéroports, les ports maritimes et les gares internationales. C’est comme si vous aviez peur des cambrioleurs et que vous clouiez toutes vos fenêtres, mais que vous laissiez les portes avant et arrière grandes ouvertes. Si le ministre Pieter De Crem (CD&V) a soudainement tous ces agents en surnombre pour effectuer des contrôles partout, ne serait-il pas mieux de les envoyer à l’aéroport ? (soupirs) Ce que je veux dire, c’est : ne venez pas dire que l’Europe vous abandonne. En tant qu’État membre, faites d’abord vos devoirs.
Charles Michel, en tant que président du Conseil européen, doit mettre les États membres européens sur la même longueur d’onde. Comment s’en sort-il ?
En Belgique, nous souffrons du syndrome d’Herman Van Rompuy : nous surestimons l’importance de cette fonction. Cela dit, je ne suis pas vraiment impressionné. On ne peut pas dire qu’il a déjà accompli quelque chose.
Est-ce dû à lui, ou à la mauvaise volonté des États membres ?
Bien sûr, cela n’aide pas qu’il utilise les mêmes mots creux à chaque conférence de presse. Vous pouvez dire que la solidarité européenne ne doit pas être compromise, mais faut-il vraiment le répéter à chaque fois ? Les trois premières fois que vous dites cela, tout le monde est encore à l’écoute. La quatrième fois, c’est ennuyeux, et la sixième fois, personne n’écoute.
Lorsque Michel a convoqué une réunion en ligne des chefs de gouvernement la semaine dernière, certains États membres n’étaient même pas présents.
C’est important. Cela signifie que tous les pays n’ont pas l’impression qu’il s’agit d’une réunion importante. Cela sape certainement son autorité.
Où est le problème?
Il est clair qu’il n’a pas encore trouvé son rôle. Vous l’avez déjà vu dans son premier discours à l’université d’Amsterdam, où il a parlé avec enthousiasme de la manière dont l’Europe devrait s’attaquer au changement climatique. C’est une noble ambition, mais ce n’est pas son rôle. Il doit mettre les États membres sur la même longueur d’onde. Il est bien sûr ingrat de devoir faire face à une telle crise au cours de ses cent premiers jours.
L’Europe est-elle en train de perdre la bataille de la perception ? C’est vraiment gênant que la Chine ait été plus rapide à aider, n’est-ce pas ?
C’est surtout le succès de la presse chinoise. Apparemment, tout le monde a déjà oublié que les Allemands et les Français ont fourni plus de masques buccaux à l’Espagne et à l’Italie que les Chinois. De plus, les entreprises chinoises ont également vendu de la véritable camelote à des pays qui en avaient grandement besoin. Mais manifestement, tout cela semble moins problématique.
Bien sûr, cela n’aide pas qu’un leader comme Viktor Orban se serve de cette crise sanitaire pour mettre la démocratie de côté.
Il n’est en aucun cas le seul à abuser de cette crise. Mais l’impudeur avec laquelle cela se passe est remarquable. Orban admet simplement qu’il commet un coup d’État et fait taire toute forme d’opposition. Il est clair que la Commission européenne doit agir contre cela, même si elle fait le jeu d’Orban.
De quelle façon?
Parce que maintenant, tout le monde va parler à nouveau de l’état de la démocratie en Hongrie, et non des problèmes qu’Orban ne résoudra pas, comme la stagnation de l’économie et la fuite des cerveaux. À cause de ce coup d’État, personne ne parle des problèmes de santé. Aussi pervers que cela puisse paraître : vous rendez la tâche plus difficile à l’opposition interne en parlant toujours de l’état de la démocratie.
Quelle est la force d’Orban au sein du Parti populaire européen ?
Tous ceux qui ont déjà travaillé avec lui veulent qu’il parte. Juncker, Merkel, Tusk, Van Rompuy. Ils en ont tous assez de lui.
Que pensez-vous de la lettre ouverte demandant l’expulsion du parti d’Orban, Fidesz, du PPE ?
(soupire) C’est venu d’à peine onze présidents de partis, et tous de petits partis qui ne représentent pas grand-chose. Pensez-vous vraiment que Viktor Orban est impressionné par les démocrates-chrétiens flamands, qui n’ont pas gagné d’élections depuis des décennies ? Il n’a pas tort. Ses alliés les plus fidèles – les Slovènes, les Croates et le chancelier autrichien Sebastian Kurz – sont les partis les plus performants du PPE.
Selon vous, quelles sont les chances que M. Fisdesz soit expulsé du PPE ?
Les avis au sein du PPE sont clairs. Un tiers soutient Orban, un tiers veut qu’il parte et l’autre tiers, c’est-à-dire le CDU-CSU, ne le sait pas. Ils craignent surtout d’autres partis partent si Orban est mis à la porte. De plus, l’épidémie a un effet de ralentissement. L’assemblée générale du PPE de fin avril a été annulée par le coronavirus. Celle de juin est toujours prévue, mais si elle est annulée, ce sera pour le mois de septembre. C’est une éternité politique. Quoi qu’il en soit, ils peuvent évidemment organiser une réunion en ligne. Si les Allemands changent d’avis, Orban sera éjecté en deux semaines.
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