Antoine Deltour, soupçonné d'être à l'origine de la divulgation des "LuxLeaks", a été poursuivi pour "violation du secret des affaires". © Belga

Lanceur d’alerte, un statut encore fragile…

Le Vif

Fraude massive, surveillance illégale ou scandale sanitaire: ils ont dénoncé au nom de l’intérêt général et l’ont souvent payé cher. Les lanceurs d’alerte sont encore très inégalement protégés selon les pays, qui rechignent pour la plupart à les indemniser.

Irène Frachon, le médecin qui a révélé en 2007 le scandale du Médiator, a subi pressions et menaces. Edward Snowden, qui a dévoilé en 2013 l’ampleur des écoutes de la NSA aux Etats-Unis, s’est réfugié en Russie. Antoine Deltour, soupçonné d’être à l’origine de la divulgation d’un système d’optimisation fiscale à grande échelle (« LuxLeaks »), a été poursuivi pour « violation du secret des affaires », avant de finalement voir en janvier 2018 reconnu son statut de lanceur d’alerte par la justice luxembourgeoise.

En France, où se tient depuis début octobre le procès du poids lourd mondial de la gestion de fortune UBS, jugé pour un vaste système de fraude fiscale, les lanceurs d’alerte ont été traînés dans la boue par les avocats du géant suisse. Des « affabulateurs » et des « traîtres » selon les banquiers, des voix précieuses, qui ont révélé un démarchage illicite en dépit de la destruction de documents, pour l’accusation.

« Ce sont des gens dont la vie bascule parce qu’ils ont fait leur devoir de citoyen, au nom de l’intérêt général. Ce sont des vigies de la démocratie, il faut les protéger », a déclaré à l’AFP Nicole-Marie Meyer, responsable du programme Alerte éthique à Transparency International France.

La France protectrice

Après le choc de l’affaire Jérôme Cahuzac, le ministre du Budget qui avait un compte caché à l’étranger, la France a musclé son arsenal anticorruption et s’est dotée fin 2016 (loi Sapin II) d’un régime de protection pour les lanceurs d’alerte « parmi les plus avancés d’Europe », selon Transparency international.

Le lanceur d’alerte est défini comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, (…) ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ».

Le signalement suit un chemin fléché: d’abord en interne à un supérieur hiérarchique, puis à l’autorité judiciaire ou administrative, et enfin, si l’alerte n’a pas été traitée dans les trois mois, elle peut être rendue publique. « En cas de danger grave et imminent », le lanceur d’alerte peut rendre directement public son signalement. Il peut aussi, à tout moment, saisir le Défenseur des droits.

Pour Stéphanie Gibaud, ex-cadre d’UBS qui a obtenu un dédommagement pour harcèlement moral, cela reste « insuffisant »: « Comment prouver le +danger imminent+? Et signaler en interne, c’est se jeter dans la gueule du loup ».

En Europe, lente construction d’un statut

Le 23 avril 2018, la Commission européenne a présenté un projet de directive: les entreprises de plus de 50 employés ou qui réalisent un chiffre d’affaires de plus de 10 millions d’euros, ainsi que les grandes administrations publiques seront dans l’obligation de mettre en place des structures pour protéger les lanceurs d’alerte.

Mais ce texte, qui doit bientôt être examiné au Parlement européen, est beaucoup plus restrictif que celui de pays comme l’Irlande ou la France. Mercredi, 32 associations et syndicats, dont le WIN (Whistleblowing International Network), Greenpeace et Sherpa, ont lancé une pétition pour appeler à « ne pas remettre en cause les dispositions des Etats membres qui protègeraient mieux les lanceurs d’alerte que la directive ».

Ils recommandent par exemple de « ne pas contraindre le salarié à alerter en premier lieu son organisation » et de prévoir « la réparation intégrale des dommages subis ».

Pionniers et tendances

Quelques rares pays, comme l’Irlande, la Serbie, l’Afrique du Sud ou le Japon, ont voté des lois globales sur le sujet. Le Royaume-Uni fait figure de pionnier: il est le premier Etat, dès 1998, à garantir la protection des lanceurs d’alerte avec un texte (« Public Interest Disclosure Act ») qui les protège d’éventuelles représailles de leurs employeurs.

Partout en Europe, les législations changent. En Islande, le parlement a adopté à l’unanimité en juin 2010 une résolution permettant de faire de l’île un refuge pour les défenseurs de la liberté d’expression.

Au Danemark, un projet de loi est dans les tuyaux pour 2019: la question y est d’autant plus d’actualité que la gigantesque affaire de blanchiment qui secoue la plus grande banque du pays, Danske Bank, a été révélée partiellement par un lanceur d’alerte, Howard Wilkinson, qui doit être entendu par les parlementaires dans le courant du mois de novembre.

Au Far-West, la récompense

Aux Etats-Unis, les fraudeurs sont traqués et les dénonciateurs parfois poursuivis, même quand ils révèlent un dysfonctionnement majeur. Mais, cas unique, les lanceurs d’alerte peuvent aussi être récompensés par le fisc, qui leur reverse un pourcentage des avoirs récupérés.

Le cas de l’ex-banquier d’UBS Bradley Birkenfeld est exemplaire à cet égard: il a dénoncé au fisc américain des milliers de fraudeurs et en 2009, le géant suisse a dû payer une amende de 780 millions de dollars.

La même année, Birkenfeld est condamné à trois ans de prison après avoir plaidé coupable d’incitation à la fraude fiscale. A sa sortie, le repenti a reçu des services fiscaux américains une récompense de 104 millions de dollars pour ses informations jugées « exceptionnelles à la fois par leur ampleur et leur étendue ». « Parfois, le crime paie », avait écrit à son sujet le New York Times.

Les mauvais élèves

La Russie qui héberge Edward Snowden fait figure de très mauvais élève. Un amendement à une loi anticorruption de 2017 attend toujours sa validation et surtout, selon un rapport de l’ONG de défense des droits de l’Homme Agora, en Russie « les lanceurs d’alerte font régulièrement l’objet de représailles, notamment de meurtres, de violences, de poursuites » entre autres pour haute trahison, espionnage, divulgation de secrets d’Etat.

Depuis 1995, Agora a dénombré en Russie une centaine de lanceurs d’alerte: 39% ont été licenciés, 5% ont subi des violences, 18% ont eu des poursuites judiciaires.

Quant à la Suisse, pays des coffres-forts et du secret bancaire, elle ne dispose pas encore de statut spécifique pour les lanceurs d’alerte. Un projet de loi, qui doit être soumis au parlement, prévoit que le signalement ne sera admis que s’il est d’abord adressé à l’employeur.

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